La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 4


Les jardins près de Tauris


CHAPITRE IV


Visite aux consuls. — Histoire d’un consul turc. — La mosquée Bleue. — La citadelle. — Déplacement constant des villes d’Orient. — Les glacières. — La mort du mouchteïd de Tauris. — Les mollahs. — Excursion à la mosquée de Gazan Khan. — Visite du gouverneur de Tauris. — Visite à l’archevêque arménien. — Couvent d’Echmyazin. — Orfèvreries précieuses et manuscrits. — Notions de dessin d’une femme chaldéenne. — Le calendrier persan. — Départ de Tauris. — Une caravane de pèlerins se rendant à Nechhed, dans le Khorassan. — Un page féminin. — Mianeh — Légende du château de la Pucelle. — Dokhtarè-pol.


15 avril. — nous nous sommes rendus aujourd’hui chez les rares Européens forcés par leur triste destinée d’habiter Tauris.

S’il y avait en Perse, comme en Amérique, des expositions de gens gras, le consul de Turquie remporterait à l’unanimité des suffrages la médaille d’honneur ; quel que soit son module, elle serait encore au-dessous du mérite de ce fin diplomate, plus apte à lutter de prestance avec les animaux des races les plus perfectionnées du comté d’York qu’à se comparer aux représentants de la race humaine.

L’effendi, trop rond pour pouvoir prendre ses repas à terre, est obligé de faire transporter à l’avance, dans les maisons où il est invité à dîner, une table largement entaillée, dans laquelle il incruste son majestueux abdomen, après s’être excusé auprès des convives de cette infraction aux usages. L’excellence, disent les uns, n’a jamais trouvé un coursier de force à la charrier en une seule fois ; elle a perdu de vue ses pieds depuis de si longues années, prétendent les autres, qu’elle est heureuse de s’assurer, en se regardant de temps en temps devant un grand miroir, qu’un chameau ne les lui a pas volés.


Ce même consul fut, l’année dernière, le héros d’une glorieuse aventure, dont on rit encore dans les bazars de Tauris.

Il avait voulu se rendre à Constantinople par la voie de Trébizonde, plus facile à parcourir en hiver que celle du Caucase.

Ses collègues avaient tenté de l’en dissuader, lui représentant combien il était dangereux de traverser le Kurdistan.

« Les Kurdes, avait-il répondu, sont sujets turcs et trembleront devant le représentant du commandeur des croyants. »

Aucune crainte n’ayant pu pénétrer dans ce cœur valeureux, le consul partit avec une quarantaine de serviteurs montés sur de magnifiques chevaux destinés au service du sérail.

À peine la petite troupe eut-elle franchi la frontière persane, qu’elle fut assaillie par une douzaine de brigands ; toute résistance fut inutile, et les Kurdes s’approprièrent chevaux, bagages, armes et vêtements. Au moment où ils arrachaient la chemise de l’Excellence, ils furent pris d’un tel effroi à la vue des charmes surabondants du diplomate, qu’ils se sauvèrent a toutes jambes, lui abandonnant ce dernier voile : faiblesse impardonnable chez des hommes de tribu, certains de tailler dans ce large vêtement une tente capable d’abriter une nombreuse famille.

Quant à l’effendi, il prit la chose par le bon côté :

« J’avais bien dit à mes collègues que la majesté du représentant de Sa Hautesse frapperait d’une respectueuse terreur les cœurs les plus endurcis. »

Nous avons été présentés également aux consuls de Russie et d’Angleterre. Mrs Abbott me vante avec enthousiasme les charmes de la vie à Tauris. Enfermée dans l’étroit quartier arménien, elle ne peut franchir les portes de la ville à visage découvert sans provoquer l’attroupement d’une foule avide de regarder une femme non voilée. Le seul moyen, paraît-il, de passer inaperçue et de circuler librement est d’adopter le costume musulman, sacrifice des plus répugnants à une chrétienne.

16 avril. — La ville renferme peu de monuments anciens, mais ceux qu’elle possède sont très remarquables. Le plus intéressant est sans contredit la mosquée Bleue, construite au quinzième siècle, sous Djehan Chah, sultan mogol de la dynastie des Moutons-Noirs.

Ce bel édifice mérite d’être étudié au point de vue de ses dispositions générales, de la grandeur imposante de sa façade principale, de l’élégance de ses formes, du fini et de la coloration des magnifiques mosaïques de faïence dont il est revêtu. Combien il est regrettable que les coupoles, ébranlées par un tremblement de terre, se soient écroulées, entraînant dans leur chute les murs lézardés, et couvrant d’un amoncellement de matériaux le sol des cours intérieures ! Les habitants ont puisé sans scrupule dans ces ruines pour construire leurs maisons ; personne n’a songé à arrêter cet acte de vandalisme, car, la mosquée ayant été élevée par la secte sunnite, les Persans chiites voyaient avec bonheur disparaître les derniers débris d’un monument qui leur rappelait une hérésie odieuse. L’exécration des deux sectes musulmanes est d’ailleurs bien réciproque. « Il y a plus de mérite à tuer un Persan chiite qu’a détruire soixante-dix chrétiens », assurent les oulémas ottomans.

La mosquée était précédée d’une grande cour entourée d’arcades et ornée au centre d’un vaste bassin à ablutions. Aujourd’hui tout cela est détruit, des maisons se sont élevées sur l’ancien emplacement des cours, et une route de caravanes passe au pied des gradins conduisant à la porte principale. Cette baie se dresse sur une plate-forme et se résume dans un grand arc de forme ogivale, entouré d’un tore de faïence bleu turquoise s’allongeant en spirale jusqu’au sommet de l’ogive.

Les faces intérieures du portique sont ornées de ravissantes mosaïques de faïence taillées au
Vue Intérieure de la mosquée bleue de Tauris
ciseau et juxtaposées avec une telle précision qu’elles paraissent former un seul et même corps. Leurs dessins, d’un goût délicat, représentant des enroulements et des guirlandes de fleurs, ne rappellent en rien les combinaisons géométriques caractéristiques des arts seljoucides mogols. Enfin une harmonie parfaite s’établit entre les tons bleu clair, vert foncé, blanc, jaune feuille morte et noir des sujets et la couleur bleu foncé des fonds, dont ils rompent la monotonie sans enlever à l’ensemble l’éclat particulier qui a valu ace monument le nom de mosquée Bleue.


Porte extérieure de la mosquée bleu de Tauris


Une porte de peu d’élévation, percée dans la façade intérieure du portique, donne accès dans le temple. Il est composé de deux vastes salles bien distinctes, autrefois recouvertes de coupoles et entourées par des galeries de communication. La première est ornée de mosaïques de couleurs variées, rappelant comme style celles de l’entrée ; leurs dessins acquièrent, grâce à un sertissage de briques gris rosé, une valeur et un relief qui manquent aux panneaux recouverts en entier de faïence émaillée. La seconde, où se trouve le mihrab, est revêtue de plaques bleues taillées en petits hexagones. Leur émail ladjverdi (bleu foncé), réchauffé par des arabesques d’or, fait valoir la blancheur éburnéenne des lambris d’agate rubanée que termine à leur partie supérieure une large inscription en caractères arabes entrelacés de légères guirlandes de fleurs et de feuillages. Ces magnifiques dalles, extraites des carrières voisines du lac Ourmiah, sont encore intactes aujourd’hui : leur poids et leur dureté les ont préservées de toute détérioration. La partie sacrée de l’édifice respire dans sa magnificence un calme et une sévérité imposants, qui contrastent avec l’ornementation plus claire et plus brillante du vaisseau précédent.

Tout autour de la mosquée s’étend jusqu’au mur d’enceinte un vaste cimetière sunnite, aujourd’hui abandonné.

17 avril. — Mr Audibert, chancelier du consulat, est venu se mettre à notre disposition de la manière la plus obligeante et nous a offert de nous piloter à travers le dédale des bazars et des faubourgs. En chemin s’est présentée la citadelle.

Cette imposante masse de maçonnerie, haute de vingt-cinq mètres, qu’on aperçoit longtemps avant d’arriver à Tauris, occupe le centre d’une vaste esplanade défendue par une enceinte polygonale flanquée de tours et entourée de fossés larges et profonds, aujourd’hui en partie comblés. Les parements des murs sont dressés avec une telle habileté que les joints verticaux des briques se projettent, quand on les regarde obliquement, suivant des lignes parallèles toutes équidistantes entre elles. Autour de cette grande ruine se groupent des bâtiments militaires de construction récente, occupés par le casernement de la garnison de Tauris, et une fonderie de canons aujourd’hui inactive, en escalier délabré conduit à la plate-forme, recouverte de deux loggias servant d’abri aux vigies chargées de signaler les incendies.

De ce poste d’observation la vue est très belle. Au loin, les plaines déjà vertes s’étendent jusqu’aux premiers contreforts des montagnes neigeuses ; à nos pieds, les maisons de terre de la ville se cachent sous les fleurs blanches et roses des arbres fruitiers ; seules les coupoles des bazars, des caravansérails et des mosquées émergent d’un fouillis de feuilles naissantes.

Dans le lointain j’aperçois un tumulus étendu entouré de quelques villages. Les ruines de la mosquée de Gazan khan, élevée au centre de l’ancienne Tauris, se cachent sous cet amoncellement de terre. Depuis six cents ans la cité s’est avancée de plus de douze kilomètres et tend tous les jours à se rapprocher de la rivière. Les faubourgs abandonnés, les tumulus, les anciens cimetières, sont autant de témoins qui jalonnent le déplacement progressif de Tauris.

Ces mouvements particuliers à toutes les villes d’Orient sont la conséquence forcée des mœurs du pays : l’usage de voiler les femmes quand elles sortent et de les cacher à tous les yeux, même chez elles, oblige les musulmans à construire des habitations doubles, s’éclairant sur de vastes cours et comprenant dans leur enceinte des jardins destinés à laisser respirer à l’aise les compagnes ou les filles du maître du logis. Dans ces conditions, les dépendances absorbant toute la place disponible, les pièces dont se compose l’habitation sont peu nombreuses et à peine suffisantes pour une seule famille et ses serviteurs. Au moment de leur mariage, les fils quittent la maison paternelle et font construire dans le quartier à la mode une demeure nouvelle ; à la mort de leurs parents ils louent, s’ils le peuvent, l’ancienne habitation de famille ; dans le cas contraire, ils se contentent d’enlever les boiseries. Les terrasses et les murs de terre, abandonnés, ne tardent pas à subir les influences climatologiques ; peu à peu les quartiers écroulés sont nivelés par la charrue, tandis que
Forteresse de Tauris
des faubourgs nouveaux s’élèvent sur l’emplacement des jardins naguère en culture.

Avant de retourner au consulat, nous passons auprès d’un grand nombre de glacières dans lesquelles se congèle pendant la saison froide la glace vendue l’été au bazar. La fabrication est simple et peu coûteuse. Dans un bassin exposé au nord et abrité des vents du sud par un mur de terre, on amène le soir l’eau d’un ruisseau voisin. Elle se congèle pendant la nuit, et, le matin venu, la couche de glace, brisée, est emmagasinée dans des caves ou yakhtchal, recouvertes de coupoles de briques crues, dans lesquelles elle se conserve jusqu’à la fin de l’été. Bien que le prix de cette glace soit très modique, chaque yakhtchal rapporte à son propriétaire de cent à cent vingt tomans[1].

En quittant, les glacières, nous entrons de nouveau dans le bazar ; il est presque désert, les marchands plient en toute hâte leur étalage et ferment leur boutique. Cependant ce n’est aujourd’hui ni le vendredi des musulmans, le dimanche des Arméniens, le samedi des juifs ou l’une des nombreuses fêtes du calendrier persan. Quelle est donc la cause de ce brusque arrêt dans la vie commerciale d’un bazar aussi important et animé que celui de Tauris ? Un pasteur révéré, le mouchteïd, vient, dit-on, de rendre son âme à Dieu.

C’était un beau vieillard, d’une figure intelligente et distinguée. Comme tous les grands prêtres, il portait la double robe et le manteau de laine blanche, et se coiffait de l’immense turban gros bleu réservé en Perse aux descendants du Prophète. Ce costume d’une majestueuse simplicité s’harmonisait avec la noblesse de sa démarche et mettait en relief une physionomie d’ascète bien faite pour inspirer le respect.

Marcel avait voulu, il y a quelques jours, reproduire les traits intéressants de ce religieux, et lui avait offert de faire sa photographie, mais le mouchteïd avait exprimé sans fausse honte la crainte de poser devant l’objectif. « Je suis avancé en âge, avait-il répondu, et, sans être superstitieux comme les infidèles sunnites, je redoute, en laissant trop fidèlement reproduire mes traits, de signer le dernier paragraphe de mon testament ; d’ailleurs j’ignore par quel procédé Dieu ou le diable vous permet de fixer les images, et, dans le doute, je ne veux pas m’exposer à donner un mauvais exemple aux musulmans. Cependant, puisque vous désirez conserver un souvenir de moi, je prierai mes vicaires de se grouper à mes côtés, et vous dessinerez nos portraits, à condition que nous puissions suivre tous vos mouvements. » Aujourd’hui la résistance du vieillard à laisser faire sa photographie assure notre sécurité ; car sa personne est si vénérée et le fanatisme des habitants de l’Azerbeïdjan si ardent, qu’on aurait sans doute attribué sa mort subite à quelque maléfice.

Les chefs religieux désignés sous le nom de mouchteïd (ce nom dérive d’un mot arabe et désigne l’ensemble des connaissances nécessaires pour obtenir le plus haut grade dans la hiérarchie ecclésiastique des Chiites) ont toujours eu en Perse une situation prépondérante. Ils ne remplissent aucune fonction officielle, ne reçoivent pas de traitement et sont élevés a cette haute dignité par le suffrage muet, mais unanime, des habitants d’un pays qu’ils sont chargés d’instruire dans leur religion et de défendre contre l’oppression ou l’injustice des grands. Le gouvernement persan ne saurait conférer ce titre, toujours décerné à la vertu, au mérite et à l’érudition.

Il y a rarement en Perse plus de trois ou quatre mouchteïd reconnus par le peuple, l’opinion publique exigeant tout d’abord, avant d’élever un mollah à cette haute dignité, qu’il ait acquis pendant un stage de vingt ans, fait à Kerbéla ou à Nedjef, plus de soixante-dix sciences et enrichi le pays d’une nombreuse postérité. Ces saints personnages, afin de capter la confiance du peuple, affectent une grande pureté de mœurs, la plus extrême sobriété, vivent en général fort retirés, fuient les honneurs et préfèrent aux faveurs royales la confiance populaire. Leurs discours édifiants sont pleins d’onction ; leurs prières, plus longues que celles des fidèles, se terminent par des exhortations a la vertu adressées à la foule avide de les écouter ; leurs interprétations de la loi du Chariat sont recherchées ; les juges ont recours à leur haute science dans les questions les plus graves, et acceptent sans discussion des arrêts considérés comme irrévocables, à moins qu’un mouchteïd plus en renom de sainteté n’en décide autrement.

Du reste, ces chefs religieux ne s’écartent guère de la ligne de conduite sévère qui leur vaut leur élévation. S’ils faillaient à leurs devoirs, le charme serait vite rompu : ils perdraient le fruit des longues années de travail passées à conquérir le pontificat suprême et à s’assurer, de la part de tous les musulmans, une obéissance passive à laquelle les souverains de l’Iran sont obligés de se soumettre.

Depuis quelques années cependant, le pouvoir civil tend à s’affranchir de la tutelle religieuse, et le temps est passé où l’illustre mouchteïd d’Ispahan, Hadji Seïd Mohammet Boguir, exerçait dans la province de l’Irak un pouvoir illimité. Les criminels condamnés par lui à la mort subissaient en sa présence le dernier supplice, et plusieurs même sollicitaient la faveur suprême d’être exécutés de sa main. Leur corps était, en ce cas, enterré dans la cour du palais, et les coupables mouraient persuadés qu’ils obtenaient ainsi la rémission de leurs fautes et l’entrée en paradis.

Si l’on peut vanter en général la sagesse et la modération du haut clergé persan, on n’en saurait dire autant de l’ordre subalterne des mollahs. Leur rapacité, leur fourberie, leur bêtise font le sujet de mille contes.

Voici le dernier :

Tandis que le mollah Nasr-ed-Din prêchait vendredi à la mosquée du Chah, Houssein, le savetier de la dernière boutique du bazar au cuir, agenouillé dans le sanctuaire, pleurait à chaudes larmes ; ses voisins, édifiés et le croyant ému par les exhortations touchantes du prédicateur, s’informèrent avec intérêt du motif de sa douleur. « Hélas ! hélas ! Mon bouc est mort, répondit-il entre deux sanglots, et le mollah en prêchant a fait mouvoir sa barbe comme mon pauvre ami ! C’est l’évocation de cette chère image qui m’a fait pleurer. »

Le fanatisme des mollahs égale leur ignorance et leur avarice ; ils abhorrent les chrétiens ; et, si les Kurdes étaient entrés l’année dernière à Tauris, comme on l’a redouté un instant, les Persans, à l’instigation du clergé musulman subalterne, se seraient unis aux envahisseurs et auraient pillé le quartier arménien, quitte à se partager ensuite les dépouilles à coups de sabre.

La majeure partie des prêtres, avide d’acquérir les biens de la terre et peu soucieuse de partager ses richesses avec les déshérités de la fortune, néglige même l’accomplissement du devoir de la charité, si rigoureusement recommandé par le Koran. Quant à moi, je n’ai jamais vu un mollah faire l’aumône, bien que la pitié s’exalte au spectacle affreux de la misère actuelle ; mais, en revanche, j’ai été témoin des reproches amers adressés par l’un d’eux à un aveugle au moment où il implorait la compassion d’un infidèle. « Faites donc la charité vous-mêmes, hypocrites et faux musulmans, au lieu de nous laisser mourir de faim ! » répondit l’infirme exaspéré.

D’après la coutume, l’enterrement du mouchteïd doit avoir lieu deux heures après sa mort. La foule se précipite en masse vers la maison mortuaire afin de se joindre au cortège ; je veux, moi aussi, prendre part à la cérémonie. J’emboîte le pas derrière les retardataires, mais je suis bientôt arrêtée par le guide : il a compris mon intention, tente d’abord de me détourner

de mon chemin sous de mauvais prétextes, et m’avoue enfin qu’il ne peut laisser stationner
Le mouchteïd de Tauris et ses vicaires
des chrétiens sur la voie suivie par le cortège. Afin de ne point désoler ce brave serviteur et ne pas créer de difficultés au consul, j’accepte l’offre d’un soldat d’escorte et je monte sur la terrasse d’une maison, d’où je pourrai voir sans être vue le défilé de la procession funèbre. À peine y suis-je arrivée, qu’un bruit confus et des lamentations se font entendre au loin, annonçant l’approche du convoi.

En tête marche une troupe innombrable de gamins criant, hurlant et sautant comme tous les petits drôles de leur âge ; derrière eux, le corps, placé sur un brancard, est porté par quatre hommes s’avançant d’un pas rapide. Le cadavre est recouvert d’un beau cachemire ; à la tête on a posé le large turban bleu ; une foule énorme, composée d’hommes de tout âge et de toute condition, marche ensuite dans un désordre confus, se foulant, se pressant autour du mort, afin de baiser ou de toucher au moins de la main le cachemire étendu sur la dépouille du saint prêtre.

En arrière du cortège arrivent des femmes voilées, faisant retentir l’air de leurs glapissements aigus et de leurs you, you, you funèbres. Je cherche en vain le gouverneur, les gros fonctionnaires, les soldats chargés de donner à la cérémonie un caractère officiel : aucun uniforme ne se montre ; c’est une démonstration spontanée de la foule, qui suit les derniers restes d’un homme dont elle respectait et vénérait les vertus.

Ce système d’enterrement rapide n’est pas seulement réservé aux grands dignitaires du clergé persan, il est d’un usage général, et son principal inconvénient est de favoriser le crime.

Dès qu’une famille a perdu un de ses membres, elle le fait enterrer, mort ou vif, dans les deux heures, sans qu’aucun médecin contrôleur soit appelé à vérifier le décès ou à constater le genre de mort. La crainte d’inhumer des gens vivants préoccupe, il faut l’avouer, assez médiocrement les Persans : les pauvres considèrent ceux qui les quittent comme délivrés d’une lourde chaine inutile à renouer ; les riches expédient leurs morts à Kerbéla ou Nedjef, et le dernier voyage en caravane est d’assez longue durée pour donner aux cataleptiques le temps de se réveiller en chemin.

Les précautions hygiéniques sont en harmonie avec la rapidité des funérailles ; le corps, sans bière, est déposé dans une fosse peu profonde, creusée dans un champ servant de cimetière, sur une place ou dans un carrefour, et les parents considèrent qu’ils se sont acquittés de tous leurs devoirs envers le défunt quand ils ont tourné sa tête dans la direction de la Mecque, et placé sous ses aisselles deux petites béquilles de bois, sur lesquelles il se lèvera à la voix de l’ange Azraël.

S’il s’agit d’une femme, l’instinct jaloux des maris complique la cérémonie. Dans ce cas les plus proches parents étendent tout autour de la fosse, au moment de déposer le cadavre, un voile épais destiné à dissimuler les formes féminines.

18 avril. — La mort du mouchteïd est considérée dans la ville comme un grand malheur ; la vie publique est suspendue. En signe de deuil, toutes les boutiques du bazar restent, closes, les bouchers ne tuent pas, les boulangers ne cuisent pas, et la population est condamnée à se nourrir de larmes, aliment des moins substantiels. Le meilleur moyen de nous distraire de la tristesse générale est d’aller avec quelques Européens faire un tour hors de la ville.

Une nombreuse cavalcade est bientôt organisée, et nous franchissons la porte de la cité après avoir traversé les bazars et un long faubourg peuplé de gamins occupés à jouer à la marelle, pendant que d’autres chantent à tue-tête les exploits de Moukhtar pacha au cours de la guerre turco-russe.

Les guides nous conduisent aux ruines de la mosquée de Gazan khan, ce roi mogol si célèbre dans l’histoire de la Perse par ses exploits et ses conquêtes.


Ce prince, tout à la fois forgeron, menuisier, tourneur, fondeur, astronome, médecin, alchimiste, « connaissait même l’histoire de son peuple », ajoute naïvement son historien. Dans sa guerre contre l’Égypte il rechercha l’appui du Saint-Siège. Le pape Boniface VIII fit connaître l’alliance qu’il avait contractée avec le souverain persan et détermina ainsi les princes chrétiens à embrasser une nouvelle croisade en leur laissant entrevoir la position critique des Sarrasins, attaqués à la fois par les soldats du Christ et les musulmans. Les relations de Gazan khan avec le chef de l’Église permettent de supposer que ce roi, converti en apparence à la religion musulmane avant son avènement au trône, n’avait jamais abandonné les croyances de ses pères ; il protégea toute sa vie ses sujets chrétiens au détriment des musulmans et vécut en compagnie d’un moine installé à sa cour. Malgré cela, les historiens persans le considèrent comme un des plus grands rois qui aient régné sur L’Iran.

Gazan khan n’était pas un Apollon. « On s’étonne de voir tant de vertus habiter dans un si laid et si petit personnage », nous dit son conseiller intime. En revanche, son intelligence était extraordinaire ; il se plaisait à lire la vie des grands hommes dans les écrits fabuleux et dramatiques de Firdouzi et de Nizamé, et s’était donné comme modèles Cyrus et Alexandre le Grand.

L’édifice construit sous son règne n’est plus aujourd’hui qu’un vaste tumulus fouillé et exploité en tous sens ; les débris gisant sur le sol indiquent seuls les plus frappantes analogies entre cette ruine et la mosquée de Narchivan. Cependant le procédé des mosaïstes diffère : les faïences bleu turquoise sont disposées en grandes plaques ; le dessin est tracé au burin de façon à enlever par parties l’émail bleu et à laisser apparaître la brique même. C’est un véritable travail de gravure fini avec un art et une patience admirables.

Un paysan, qui cherche dans les ruines des matériaux destinés à réparer sa maison, m’apporte une étoile à huit pointes ornée d’un dessin en creux. Les briques estampées se mêlaient donc à l’émail dans la décoration de cet édifice d’un goût exquis, si l’on en juge d’après les fragments épars sur le sol.

Après avoir parcouru tous les tumulus de l’ancienne Tauris, la cavalcade s’engage au milieu de jardins embaumés séparés les uns des autres par des rigoles où circule une eau courante d’une admirable limpidité ; les pêchers, les pommiers, les amandiers et les cognassiers à fruits doux ombragent de leurs branches couvertes de fleurs des plantations de melons, de concombres, de pastèques et d’aubergines, semées sans art ni symétrie, mais rachetant par une vigueur extraordinaire cet apparent désordre. Quelques échappées à travers la verdure naissante découvrent de charmants paysages. Là c’est une caravane de petits ânes chargés de bois, passant à la file sur un pont des plus rustiques ; ici, des femmes enveloppées de leurs voiles bleus se sauvant à l’approche des Faranguis. Il n’a pas été possible de faire la photographie de la mosquée de Gazan khan, l’édifice ne conservant même plus de forme ; c’est le cas de prendre ma revanche ; je descends de cheval, et, malgré un vent violent et des nuages noirs amoncelés du côté de la montagne, j’obtiens une bonne épreuve du jardin et du convoi de baudets. « En selle, en selle ! » s’écrie mon mari. Il est déjà trop tard : le tonnerre gronde, les éclairs éblouissants déchirent la nue, et la pluie devient bientôt diluvienne. Nous cherchons en vain un abri sous les arbres, leur feuillage ne peut plus nous garantir. Sauve qui peut ! Chacun prend son parti en brave et se dirige vers la ville de toute la vitesse de sa monture.

À notre arrivée dans la cour du consulat, nous sommes mouillés jusqu’aux os ; nos chevaux ruissellent de sueur. Le mal n’est pas grave : Dieu merci, le logis est hospitalier ; des habits secs et un bon feu auront vite raison de notre mésaventure.

Il m’a semblé, en passant auprès du corps de garde, voir les soldats occupés à décrasser leurs armes : un bruit insolite remplit l’hôtel ; du salon à la cuisine tout est mouvement. Je m’informe. Pendant notre absence le gouverneur a fait annoncer sa visite pour demain. Ce n’est pas une petite affaire que la réception d’un si grand personnage ; le Vatel du consulat n’a pas seul la tête à l’envers, son trouble respectueux n’est rien auprès de l’émoi du mirza (secrétaire indigène), notre professeur de persan, auquel incombe la tache glorieuse de fabriquer d’ici demain une superbe poésie célébrant l’heureuse conjonction des astres qui a amené le gouverneur à Tauris d’abord, et puis au consulat de France. Nous serions mal venus de réclamer aujourd’hui notre leçon quotidienne.

19 avril. — Il est sept heures du matin. Je monte sur la terrasse afin d’assister à l’arrivée du hakem et de son cortège. Des soldats armés de bâtons font évacuer la rue et distribuent sans modération des coups proportionnés en nombre à la haute dignité du personnage attendu. J’aperçois enfin l’oncle du roi ; il est vêtu d’une ample redingote noire plissée à la taille et coiffé d’un kolah (bonnet) de drap noir adopté à la cour depuis quelques années, tandis que le kolah d’astrakan est réservé aujourd’hui aux provinciaux, peu au courant de la mode ou aux gens âgés. L’origine et la puissance du gouverneur de Tauris sont indiquées par la dignité d’une démarche lente seyant à un homme de kheïle ostoran, « de gros os ». Ses traits durs et accentués, sa peau brune rappellent, paraît-il, le type de la tribu Kadjar, dont il descend.

Mes regards se portent ensuite sur un magnifique cheval turcoman mené en main par l’écuyer chargé de jeter sur l’animal un superbe tapis de Becht dès que l’Excellence aura pénétré dans le consulat. Cette monture pleine de vigueur et d’élégance est couverte d’un magnifique harnachement d’or ciselé, dont je ne puis m’empêcher d’admirer la beauté, tout en regrettant de perdre ainsi de vue les formes de la belle bête qui en est parée. Les jambes sont fines, la tête bien proportionnée, et la robe alezan brûlé brille comme de la soie.

Immédiatement après le cheval du gouverneur marche le bourreau, tout de rouge habillé. Ce personnage, traité avec égard, vu la gravité de ses importantes fonctions, n’est jamais invité à entrer à la suite de son maître dans l’intérieur d’une maison amie et doit se contenter de rester assis il la porte, où lui sont offerts avec empressement le thé, le café et le kalyan. Derrière l’exécuteur des hautes œuvres s’avancent les officiers subalternes, les ferachs et une foule de cavaliers d’escorte vêtus d’habits en lambeaux et coiffés du large papach du Caucase, gris, marron ou noir, suivant la fantaisie du propriétaire. Ce sont les cosaques de la garde royale. De quelles guenilles peut-on bien couvrir les soldats de la ligne ?

À peine entré dans le salon, le gouverneur s’est assis et a paru écouter avec une satisfaction évidente la composition du mirza vantant les vertus civiles et militaires du noble visiteur dans des termes poétiques empruntés aux plus beaux passages de Saadi et de Firdouzi. Cette poésie, débitée sur un ton chantant, paraît très goûtée par l’assistance, qui en signe d’approbation, incline la tête aux bons endroits. Quant à moi, je ne comprends pas un traître mot de ce langage fleuri, mais je juge opportun d’opiner du bonnet et de faire ainsi preuve d’un esprit délicat. Les rafraîchissements sont ensuite apportés, et la conversation traîne pendant plus de deux heures, entrecoupée, suivant la mode persane, de bâillements et de temps de silence pendant lesquels chacun paraît se recueillir.

Après un long échange de compliments et de politesses, on se sépare enfin fort contents les uns des autres. Le cortège se remet en ordre, le bourreau reprend sa place de bataille, et la rue, tout à l’heure si animée, redevient silencieuse.

Il était temps. L’archevêque arménien de Tauris a témoigné le désir de faire faire sa photographie : je craignais d’arriver trop tard au rendez-vous. Notre appareil nous ouvre toutes les portes. L’archevêché, bien modeste résidence de Sa Grandeur, est bâti en briques crues, mais éclairé de tous côtés sur de beaux jardins, au fond desquels s’élèvent les bâtiments d’une école pour les enfants arméniens. Nous sommes attendus avec impatience et reçus avec une amabilité parfaite. La physionomie du prélat respire la bonté ; ses traits, largement modelés, sont éclairés par des yeux intelligents et vifs ; sa barbe et ses cheveux grisonnants indiquent un âge en désaccord avec sa taille droite et fière. Cette belle tête est mise en relief par un capuchon de moire antique noire s’appuyant tout droit sur la calotte dure et retombant presque sur les yeux. Une ample robe de satin noir descend jusqu’aux pieds ; autour du cou s’enroule une longue chaîne d’or soutenant un christ peint sur émail et encadré de perles et de rubis.


Archevêque arménien


Les Arméniens qui entourent Sa Grandeur ont tout l’aspect de sacristains français, mais savent offrir à l’étranger le café et la pipe avec une bonne grâce qui ne manquerait pas de scandaliser les serviteurs de notre clergé national.

« Je suis heureux de vous voir, nous dit le prélat ; j’aime les Français. Puisque vous êtes venus à Tauris par la route du Caucase, vous m’apportez sans doute des nouvelles du Catholicos.

— Je suis désolé, Monseigneur, répond Marcel, de ne pouvoir satisfaire votre désir ; j’ai honte de l’avouer, mais j’étais déjà à quatre étapes d’Erivan quand j’ai entendu parler du couvent d’Echmyazin ; j’ai donc été privé de l’honneur de saluer l’archevêque.

— Je le regrette vivement, réplique le prélat. Le Catholicos, chef suprême de la religion grégorienne, qui s’étend non seulement en Perse, mais dans la Turquie d’Asie et aux Indes, aurait été heureux de vous recevoir. C’est un homme de grand talent, il connait la valeur intellectuelle des Européens et vous aurait-montré avec bonheur les reliques précieuses du monastère, telles que la lance qui a percé le côté du Christ, le bras droit de saint Grégoire l’Illuminateur, enfermées dans des reliquaires véritables chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, et les inappréciables richesses de la bibliothèque, où depuis quinze siècles se sont entassés les manuscrits les plus précieux. Le couvent d’Echmyazin, dont le nom signifie « les trois églises », vous aurait lui-même fort intéressé ; il fut bâti en 360 de notre ère, et nos moines vous auraient fait voir des constructions encore en bon état remontant à cette date éloignée, A la suite d’invasions successives, les chapelles de sainte Cayanne et de sainte Cisiphe ont été détruites, il est vrai, mais le trésor et la bibliothèque ont été sauvegardés et renfermés, depuis quelques années, dans un bâtiment en pierre de taille, où ils sont désormais à l’abri de toute détérioration. »


Couvent d’Echmyazin


Nous remercions l’archevêque et nous retirons après avoir fait son portrait dans plusieurs poses différentes. Quant à revenir en arrière, il n’y faut pas songer : où trouver le courage nécessaire pour affronter de nouveau la sainte Russie, ses relais de poste et les pieds de porc à la confiture de prunes ?

20 avril — C’était grande fête aujourd’hui chez tous les consuls. Après les réceptions je suis montée sur la terrasse parée du drapeau français. Le soleil éclairait de ses derniers rayons la cité de Zobéide ; la ville tout entière semblait embrasée.. J’étais absorbée par la contemplation de ce spectacle, lorsque je m’entendis appeler doucement. « Khanoum (Madame), me dit timidement de la maison voisine une Chaldéenne dont j’ai entendu vanter la beauté et la pureté de type, montrez-moi donc les images que vous faites tous les matins sur la terrasse. » J’étais loin de me douter de cet innocent espionnage quand je venais tirer quelques épreuves des clichés révélés pendant la nuit. Je salue mon interlocutrice et lui offre de poser (levant mon objectif : elle consent ; l’appareil est bientôt préparé, mais le jour baisse et il devient impossible de faire une photographie. Je cours chercher mon mari et ses crayons, car demain peut-être la belle Rakhy ne sera pas maîtresse de témoigner autant de bonne volonté. Après avoir fait quelques façons pour abaisser le voile de mousseline qui enveloppe son menton et s’arrête sous les narines, elle prend son parti en brave, rejette les draperies sur ses épaules et garde pendant quelques instants une immobilité de statue. Ses yeux noirs sont pleins de malice ; le nez carré donne à la physionomie une fermeté qu’accentuent la forme et la couleur rouge foncé de lèvres un peu minces ; le trait caractéristique de la figure est la grande distance qui sépare la base du nez de la bouche. La Chaldéenne est coiffée d’un foulard de crêpe de Chine vermillon, serré autour du crâne par un gros nœud formant boule au-dessus du front ; les cheveux, nattés en une multitude de petites tresses, tombent sur le dos, cachés sous un voile de laine blanche qui entoure plusieurs fois la tête, la bouche et couvre les épaules.

Une robe de kalemkar (perse peinte à la main) apparaît au-dessous d’une ample koledja (redingote) de drap bleu ornée d’une fine passementerie de soie noire. Ce vêtement dissimule entièrement les formes féminines.

Le portrait achevé à la lumière, Kakhy s’empresse de le regarder en mettant tout d’abord la tête en bas, indice de notions de dessin assez élémentaires, et, après nous avoir remerciés avec effusion, elle s’éloigne tout heureuse en voilant son visage.

21 avril. — Un hadji[2]., chef d’une caravane qui doit prochainement se mettre en route pour Méchhed, est venu hier contempler nos bagages et apprécier d’un coup d’œil d’aigle le nombre de mulets nécessaire au transport des colis.

Avant de fixer le moment du départ, il faut faire concorder les prescriptions du calendrier avec les convenances des voyageurs. L’almanach est un oracle toujours consulté, dans les affaires les plus graves comme les plus futiles, et jamais on n’accomplit une action sans s’informer auparavant si les constellations sont favorables. Tel jour est propice au début d’une entreprise, tel autre est néfaste, souvent l’heure même est indiquée ; jamais un tailleur n’oserait prendre mesure d’un habit en dehors du temps prescrit : sûrement la coupe serait manquée.

Les conjonctions sont sans doute heureuses Aujourd’hui, car dès la pointe du jour les tcharvadars viennent demander si nous sommes prêts à partir. Sur notre affirmation, ils annoncent que les chevaux vont arriver sans retard, hala. Pleine de crédulité, je descends dans la cour du consulat, mon fusil sur l’épaule, ma cravache à la main, croyant me mettre en selle dans quelques instants. Il est six heures du matin ; j’attends patiemment jusqu’à sept ; puis, ne voyant rien venir, j’entre dans le salon.

« Que faites-vous casque en tête et fusil sur l’épaule de si grand matin ? me dit le consul.

— Les chevaux devaient venir tout de suite. « Hala », ont dit les tcharvadars, et je pensais partir de bonne heure.

— Ne vous pressez pas tant, reprend M. Bernay. Hala peut s’étendre d’ici à ce soir ; préparez-vous au moins à déjeuner avec nous. Quand on veut voyager agréablement en caravane, il faut s’armer de patience jusqu’au jour où l’on a pris l’habitude de se faire attendre. Afin d’acquérir ici le respect et la considération générale, il est sage de ne point se montrer avare de son temps.

Les gens dépourvus de mérite ont seuls leurs heures comptées, tandis que les puissants et les savants traitent leurs affaires avec une intelligence si sûre qu’ils ont toujours mille loisirs. »

Vers une heure de l’après-midi, la rue, si calme, retentit d’un bruit inaccoutumé. Alham doualah ! (grâces soient rendues à Dieu !) ce sont les dix chevaux de charge nécessaires au transport de nos bagages et de nos serviteurs. La race turcomane, si vantée dans le pays, est piteusement représentée par ces pauvres bêtes efflanquées. Dix-huit étapes nous séparent de Téhéran. Arriverons-nous avec de pareilles montures ? Enfin nous voilà partis. Surprise à la porte de la ville de me trouver seule avec les serviteurs et nos bagages, je cherche des yeux nos compagnons de route, les pèlerins se rendant au tombeau de l’imam Kezza de Mechhed.


femme chaldéenne


« Je compte passer la nuit à un village situé à deux farsakhs de la ville, me dit le hadji qui nous a fait l’honneur de nous accompagner : c’est le rendez-vous général de la caravane, elle doit s’y trouver réunie ce soir, et demain, dès l’aurore, j’entreprendrai le voyage de vingt-deux jours au bout duquel nous apercevrons, s’il plaît à Dieu, la coupole d’or de chah Abdoul-Azim.

— Combien d’heures durent vos étapes ?

— Une caravane bien organisée et bien conduite comme la mienne parcourt trois quarts de farsakh à l’heure et fait dans la journée de six à huit farsakh. »

Le farsakh, désigné par les auteurs grecs sous le nom de parasange (pierre de Perse), équivaut à près de six kilomètres. D’après la traduction de ce mot, il semblerait qu’en Orient comme à Rome les routes étaient, dans l’antiquité, pourvues de pierres indiquant au voyageur la distance parcourue. Ces bornes n’existent plus aujourd’hui ; néanmoins, les caravanes suivant toujours le même itinéraire à la même allure, les tcharvadars connaissent exactement la distance d’une station à la suivante et la divisent en prenant comme repères les accidents de terrain. Sur les voies de grande communication les erreurs sont insensibles, et, si l’étape s’allonge quelquefois hors de proportion avec le chemin parcouru, il faut s’en prendre aux difficultés des sentiers rendus impraticables par les intempéries de l’hiver. Le moindre ruisseau torrentueux descendant des montagnes oblige parfois à faire de longs détours avant de rencontrer un passage guéable.

Arrivés au village de Basmidj, nos guides nous conduisent au tchaparkhanè (maison de poste), où se trouvent les chevaux destinés au service des courriers établis sur la route de Tauris à Téhéran. Cette construction carrée se compose d’une enceinte contre laquelle s’appuient à l’intérieur les écuries, recouvertes de terrasses. En été les bêtes sont attachées autour de la cour, devant des mangeoires creusées dans l’épaisseur des murs. Au-dessus de la porte d’entrée s’élève une petite chambre, éclairée par des fenêtres ou par des portes ouvertes dans la direction des quatre points cardinaux. Les carreaux sont absents ; à leur place on a disposé des grillages de bois assez larges pour permettre à l’air de circuler, de quelque côté que souffle la bise, mais assez serrés néanmoins pour arrêter les regards indiscrets. Cette pièce ventilée, dont nous prenons possession faute de mieux, porte le nom de tchaparkhanè (maison haute).

Pendant le déballage des mafrechs je vais faire une promenade dans le bazar du village ; il est assez bien approvisionné. Il y a là de belles bougies russes enveloppées de papier doré, du sucre de Marseille, des dattes et du lait aigre a profusion. La fille du gardien du tchaparkhanè me sert de guide ; elle a six à sept ans et prend déjà des airs de petite femme ; l’année prochaine on la voilera ; on la mariera peu après, et à douze ans elle se promènera avec un bébé dans les bras.

Au retour de la promenade, la nuit est tombée ; mais peu importe désormais ! Depuis notre séjour à Tauris notre mobilier n’est-il pas complet ? Au milieu de la pièce se dresse une table de bois blanc ; des sacs remplis de paille servent de fauteuils, en attendant qu’ils deviennent des lits ; sur les takhtchès (niches creusées dans le mur) s’étalent une théière, un samovar, un chandelier ; et enfin devant un bon feu chantent des marmites fumantes. Ma fierté est sans égale ; mais rien n’est durable en ce monde, et mon légitime orgueil est bientôt mis à une rude épreuve. Le vent fraîchit vers le soir, la cheminée rejette des torrents de fumée, la lumière s’éteint. Borée est maître céans. À tâtons je finis cependant par étendre devant les grillages de bois des manteaux, des caoutchoucs et des châles, que l’on fixe avec un marteau et des clous, achetés sur les conseils du consul de Tauris. Béni soit-il pour cette bonne pensée.

L’ordre est enfin rétabli dans le balakhanè quand le pilau fait son apparition. Les cuisiniers préparent très bien cet aliment national. Ils ont pour le faire cuire, disent les gourmets, autant de recettes que de jours dans l’année. Le riz rendu très craquant après avoir été additionné d’un mélange de beurre et de graisse de mouton appelé roougan, est servi à part. On l’accompagne en général d’un plat de viande de mouton coupée en menus morceaux, ou d’une volaille baignant dans une sauce relevée. Certains pilaus sont cuits en une heure, et c’est là un de leurs principaux mérites.

22 avril. — Je dormais cette nuit du sommeil du juste quand la voix du hadji retentit.

« Levez-vous, dit-il, nous sommes tous prêts ; l’étape est très longue, et, en quittant de grand matin le tchaparkhanè, c’est tout juste si nous arriverons au manzel (logis) avant la nuit. »

Il est une heure du malin, et me voilà procédant à une toilette des plus sommaires. Campés à peu près en plein air, nous avons jugé prudent de reprendre nos habitudes du Caucase et de coucher tout vêtus, le corps, la tête et surtout les yeux recouverts de l’immense couvre-pied à la mode persane fabriqué à Tauris. Étonnée de la sage lenteur avec laquelle nos domestiques préparent les charges, je les gourmande de leur paresse.

« Que voulez-vous donc faire pendant les trois ou quatre heures qui nous restent à passer ici ? » répondent-ils.

Fille du gardien du tchaparkhanè

Les conseils de Mr Bernay et la signification de hala reviennent alors à ma mémoire. J’achève néanmoins de me convaincre de ma sottise, en sortant du tchaparkhanè et en me rendant dans le caravansérail, où presque tous les voyageurs sont réunis. À la lueur de chandelles fumeuses, disposées sous les arcades établies autour de la cour, j’aperçois des femmes voilées, habillant des enfants en pleurs, tandis que les serviteurs allument du feu afin de préparer le thé et les aliments nécessaires pour la journée. Tout ce monde est parti tard de Tauris, a voyagé une partie de la nuit et ne paraît nullement pressé de se remettre en route. Les chevaux mangent paisiblement leur orge, et les muletiers, roulés dans leurs manteaux de peau de mouton, font autant de bruit en ronflant que les enfants effrayés par ce réveil matinal. Je regagne mon logis, où il m’est loisible de méditer tout à mon aise sur les avantages de l’inexactitude.

À la pointe du jour, des appels nombreux se font entendre, et les tcharvadars viennent enfin prendre nos mafrechs.

Nous sommes environ quatre-vingts voyageurs, hommes, femmes, enfants, mollahs et serviteurs, suivis de plus de cent cinquante bêtes de somme.

En tête marchent les chevaux les plus vigoureux, pomponnés comme les mulets d’Andalousie et porteurs de cloches de cuivre de toutes grosseurs ; les unes, accrochées au collier, sont petites comme des grelots et rendent un son argentin ; les autres, longues de cinquante centimètres, pendent sur les flancs des animaux et donnent des notes graves comme celles des bourdons de cathédrale ; souvent encore elles sont enfilées par rang de taille, chaque cloche formant le battant de celle qui l’enveloppe. D’une extrémité à l’autre de la caravane on entend leurs tintements, destinés à régler la vitesse de la marche. Ce bruyant orchestre devient harmonieux lorsqu’on s’en éloigne, et sa musique, d’une douceur extrême, rappelle alors le son des orgues ou le bruit plaintif des vents d’automne dans les bois. Vient ensuite le conducteur spirituel du pèlerinage. C’est un grand mollah au visage bronzé, coiffé du turban bleu foncé des seïds et vêtu d’une robe de kalemkar ; sur les flancs de sa monture, jadis blanche, aujourd’hui badigeonnée en bleu de la tête aux pieds (descend-elle aussi du Prophète ?), s’étalent tous les ustensiles de ménage du saint homme : aiguières à ablutions, poches à kalyan, samovar, marmites ; quant à lui, juché sur une énorme pile de couvertures et de tapis, il paraît, du haut de sa bête azurée, traiter avec le même dédain les gens et les animaux. Je m’attendais à le voir, au départ, déployer l’étendard du pèlerinage et chanter les miracles de l’imam Rezza de Mechhed, au tombeau duquel il conduit ses ouailles, mais la présence de deux infidèles a troublé sa ferveur et lui a fait absolument négliger cette action dévote. Il se venge en me regardant d’un air faux et sournois, et détourne la tête toutes les fois que les hasards du chemin me rapprochent de lui.

Nous marchons sur ses pas, suivis d’une troupe d’enfants de quinze à seize ans, tout heureux de faire leur premier grand voyage. Ils dégringolent à chaque instant des montagnes de bagages au sommet desquelles ils sont perchés, mais nul ne s’en inquiète : en pèlerinage peut-on jamais se faire mal ?

Voici enfin la partie la plus calme de la caravane, jamais en tête, jamais en queue.

Sur les mulets destinés à porter les femmes sont assujetties, de chaque côté du bat, deux caisses longues de quatre-vingts centimètres, sur une largeur de cinquante-cinq, désignées en persan sous le nom de kadjavehs.

Ces boîtes sont surmontées de cerceaux de bois supportant une couverture de lustrine verte et fermées par des portières destinées à mettre les voyageuses à l’abri de la pluie, du soleil et surtout des regards indiscrets. L’ascension de ces singuliers véhicules n’est pas aisée ; elle se pratique au moyen d’une échelle étroite appuyée contre la caisse. Quand les femmes sont montées, l’échelle est attachée au-dessous du kadjavehs jusqu’au manzel suivant, car il n’est pas dans les usages que les Persanes mettent pied à terre pendant une étape, quelle que soit sa durée. Assises ou plutôt accroupies sur une pile de couvertures, elles amoncellent autour d’elles le kalyan, les provisions de bouche, les enfants trop petits pour monter à cheval et les bébés à la mamelle.

Les kadjavehs des khanoum (dames) sont entourés des plus vieux serviteurs et des maris jaloux. L’un de ces derniers s’est offert au moins huit femmes à surveiller, et il paraît s’acquitter de ces délicates fonctions avec une conscience sans égale. Si j’en juge d’après le nombre de ses domestiques et le luxe de ses équipages, ce doit être un grand personnage. Le cheval portant la favorite et sa progéniture est conduit par un jeune garçon dont le teint rose et les yeux intelligents attirent mon regard ; sa tête rasée est recouverte d’un bonnet rond, doublé d’une fourrure de peau de mouton noir ; il est vêtu d’une koledja rembourrée de coton, soigneusement piquée et serrée à la taille par une ceinture accentuant des lignes arrondies. Ce bel enfant paraît dans la plus grande intimité avec les femmes, auxquelles personne n’adresse la parole ; il va et vient, toujours gai et souriant, fait des commissions d’un kadjavehs à l’autre, excite de la voix les chevaux retardataires, allume les kalyans, et les fume, prend les enfants en pleurs, à moitié étouffés au milieu des voiles maternels, porte ces pauvres petits sur son épaule pour les consoler, et fait presque toute la route à pied comme les tcharvadars les plus vigoureux.

Je laisse défiler la caravane et retrouve nos serviteurs à l’arrière-garde.

« Quel est donc le jeune garçon qui conduit le premier kadjavehs ? dis-je à l’un d’eux.

— C’est un pichkhedmet (valet de chambre), me répond-il ; l’aga (le maître), jugeant, dans sa sagesse, que les servantes de ses femmes ne peuvent, sans inconvénient, faire à chaque étape le service extérieur, a choisi une vigoureuse et vaillante paysanne kurde, lui a fait raser la tête et revêtir un costume masculin afin de lui permettre de sortir sans scandale à visage découvert. Ali — c’est le nom qu’on lui a donné — fait tout le service des khanoum, dont aucun homme n’oserait approcher. »

J’ai tenté d’apercevoir au passage.les traits « de ces beautés si bien gardées. Peine perdue : au-dessus de grandes draperies bleues, » des têtes couvertes d’un voile de calicot blanc agrafé derrière le crâne se balançaient désagréablement, secouées à chaque mouvement du cheval ; devant les yeux, l’étoffe, bien qu’amincie par un jour à l’aiguille, dissimulait encore la forme des paupières et de l’arcade sourcilière.


Le pichkhedmet de l’Aga


23 avril. — Avant d’atteindre le village de Turkmenchaï, nous avons traversé des plaines irriguées et bien cultivées ; partout nous avons vu les paysans occupés à faire leurs semences de printemps. La terre, labourée déjà deux fois, est retournée maintenant sur la graine, lancée à pleine main par un semeur marchant à pas cadencés. La charrue persan est des plus primitives : elle se compose d’un simple soc de bois dur emmanché sur un timon, que tient à sa partie supérieure la main du bouvier. La traction se fait au moyen d’un collier formé de deux pièces de bois réunies à leur extrémité, et passé autour du cou des bœufs ; les animaux, au lieu de tirer la charrue par le joug lié à leurs cornes, ont la tête libre et reconnaissent cette faveur en se montrant très indociles. Quand ils reculent, le laboureur serait impuissant à les diriger si un enfant, assis sur le milieu du collier, le dos tourné au chemin à parcourir, ne les guidait en les piquant avec un aiguillon, ou ne les excitait en leur jetant de droite et de gauche une grêle de petits cailloux rassemblés dans un coin de sa blouse. Dans la campagne les femmes aident leur mari et prennent part aux travaux agricoles. Par conséquent elles ne sont pas voilées, mais à l’approche d’un étranger elles s’éloignent au plus vite si elles sont jeunes ; les plus vieilles se contentent de tourner le dos en maugréant lorsque le sentier de caravane se rapproche des champs où elles travaillent.

La richesse, ou du moins l’aisance des villageois de Turkmenchaï se trahit par le soin apporté à la construction des maisons, dont les murs sont bien dressés et les portes ornées d’élégantes décorations de plâtre.

Turkmenchaï a joué un rôle important dans l’histoire de la diplomatie iranienne. En 1828 y fut signé le traité qui termina la guerre entre la Russie et la Perse. La première de ces puissances s’attribua la Géorgie, l’Arménie persane et la ville d’Érivan, place frontière importante, dont le siège avait illustré le général Paskéwitch, surnommé depuis l’Erivansky.

Des clauses secondaires relatives aux réceptions des ambassadeurs ou aux questions de préséance, difficiles à régler dans un pays où le peuple est si chatouilleux sur l’étiquette, trouvèrent place dans ce traité. Désormais les plénipotentiaires furent autorisés à se présenter devant le souverain sans avoir revêtu au préalable les grands bas de drap rouge montant jusqu’à mi-cuisse, que chaussèrent encore au commencement du siècle les ambassadeurs extraordinaires envoyés à Fattaly chah par la France et l’Angleterre, Cette singulière prétention de régenter le costume des ministres des puissances étrangères n’était pas seulement dans les traditions persanes : on peut voir encore à Constantinople, au musée des Janissaires, où sont réunis en grande quantité des mannequins revêtus des anciens costumes du pays, l’étonnant Mamamouchi inscrit dans le catalogue sous le nom de premier drogman de l’ambassade de France, et le non moins grotesque interprète de la fière Albion. Les Turcs du Bourgeois Gentilhomme sont insipides à leurs côtés.

25 avril. — Hier, à quatre heures du soir, après avoir parcouru un pays désert, nous avons fait notre entrée solennelle à Mianeh, petite ville d’origine fort ancienne.

Mianeh est le pays originaire d’énormes punaises, dont la piqûre donne la fièvre pendant deux ou trois jours, et tue quelquefois des enfants en bas âge : les plaies consécutives à la morsure de ces insectes, très facilement envenimées par la fatigue de longues étapes, ont souvent amené des maladies très graves chez les étrangers descendus, sans se douter du péril, dans les caravansérails.

L’hospitalité des habitants ne nous a pas paru rassurante, aussi avons-nous préféré aller demander asile, pour cause de punaises, à la station du télégraphe anglais, placée sous la direction de deux jeunes gens arméniens.

À peine les bagages sont-ils déballés, qu’on nous annonce la visite du ketkhoda (image de Dieu), fonctionnaire à tout faire, chargé de rendre la justice, de percevoir les impôts et d’envoyer aux gouverneurs de province le contingent annuel de l’armée royale. Il entre dans la cour, entouré, selon l’habitude, d’un nombreux personnel de serviteurs porteurs de kalyans tout allumés.

Nous l’invitons à s’asseoir sur un tapis étendu à son intention, et toute l’assistance s’accroupit à ses côtés, chacun d’après le rang qu’il occupe dans la hiérarchie sociale.

« Le salut soit sur vous ! La santé de Votre Honneur est-elle bonne ? dit le ketkhoda en posant la main sur son cœur.

— Grâces soient rendues à Dieu, elle est bonne, répond mon mari.

— La santé de Votre Honneur est-elle très bonne ?

— Par votre puissance, elle est très bonne. Et la santé de Votre. Honneur est-elle bonne ?

— Depuis la venue de Votre Honneur dans ce pays, elle est excellente. Il y a longtemps que votre esclave aspirait à présenter ses hommages à Votre Honneur.

— Dieu soit loué, c’est votre serviteur qui aurait dû se rendre chez vous.

— Je remercie infiniment Votre Honneur : votre esclave est toujours prêt à le devancer.

Le Ketkoda DE Nianeh et ses serviteurs


Ces salutations, interrompues par de légères pauses, étant terminées, le ketkhoda s’informe de notre nationalité, du but de notre voyage, et se retire en priant Dieu de veiller sur nos précieuses existences.

Le vêtement du magistrat municipal se compose d’un pantalon de coton blanc, d’une redingote de même étoffe, plissée tout autour de la taille et garnie de boutons dorés, sur lesquels se détache le lion surmonté du soleil des armes royales. La petitesse du kolah indique chez ce personnage une tendance à suivre les modes de la cour, tandis que les habitants du village sont encore coiffée du papach arrondi des Turcomans.

À la nuit, le hadji, après avoir tant bien que mal logé ses pèlerins, est venu nous prévenir que la lassitude des femmes, et surtout la fatigue des chevaux, occasionnée par la boue du chemin, l’obligeaient à demeurer un jour à Mianeh.

« Tant mieux, je prendrai les devants afin de m’arrêter plus longtemps au Dokhtarè-pol, a répondu mon mari.

— C’est impossible, Çaleb (maître), le pays n’est pas sur : on vous volerait mes chevaux.

— Hadji, dis-je à mon tour, je remarque avec chagrin que dans tous tes discours tes bêtes prennent toujours le pas sur tes voyageurs : cependant les uns et les autres devraient avoir une égale part à la sollicitude. Envoie-nous demain, à l’aube, trois chevaux ; si on les vole, nous te les payerons.

— Dieu est grand ! » murmure en s’en allant le brave homme.

26 avril. — À la pointe du jour nous quittons Mianeh, suivis d’un seul serviteur arménien, dont la mine s’est singulièrement allongée depuis la veille ; les couvertures sont en paquetage, les sacoches contiennent les appareils photographiques et deux jours de vivres ; nos fusils, posés en travers sur l’arçon de la selle, sont chargés à balles, ainsi que deux paires de revolvers attachés à notre ceinture. Ce déploiement d’artillerie effrayera, je l’espère, les voleurs assez téméraires pour convoiter les chevaux du hadji.

Sur la gauche du sentier s’élèvent les murs ruinés d’une antique kalè (forteresse) ; des vautours au col déplumé sont campés immobiles sur les pans délabrés de la maçonnerie de terre. À droite s’étendent des jardins plantés d’arbres fruitiers en pleine floraison, Dans de grands peupliers s’ébattent avec mille cris des oiseaux au plumage coloré ; les uns ont la tête, la queue et l’extrémité des ailes d’un noir de jais, le dos et le ventre jaune d’or ; les autres, connus dans le pays sous le nom de geais bleus, ont les ailes azurées, le corps et les pattes rose de Chine.

Un marécage dans lequel les chevaux enfoncent jusqu’aux genoux s’étend jusqu’au pont de Mianeh. Après avoir remercié de leur bonne volonté cinq ou six hommes à mauvaise mine qui s’offrent à nous escorter, nous commençons à gravir le Katlankou (montagne du Tigre), accompagnés d’un honnête derviche, dont il est impossible de se débarrasser. Le chemin, assez soigneusement tracé, paraît avoir été ouvert de main d’homme ; il s’élève par des pentes très l’aides côtoyant des gorges escarpées au fond desquelles coulent de petits torrents ; la montagne devient de plus en plus sauvage ; enfin, après quatre heures d’ascension, on atteint un col si difficile à franchir en hiver, que, pour faciliter le passage de leurs troupes, les Turcs, pendant le temps où ils furent maîtres du pays, tirent paver sur une longueur d’un kilomètre une chaussée de dix mètres de large. Nos bêtes s’arrêtent, soufflent, et je puis pendant ce temps-là jouir d’un point de vue magnifique.

Au-dessous du Kallankou, limite de l’Azerbeïdjan et de l’Irak, s’étend la plaine verdoyante de Mianeh, dominée par les cimes neigeuses de l’Elbrouz.

Un beau soleil de printemps, remplaçant les frimas laissés de l’autre côté du col, projette ses rayons sur les blancheurs éblouissantes des sommets et sur les roches calcinées des derniers contreforts de la montagne. À moitié chemin de la descente apparaît, dans la vallée de Kisilousou, un pic isolé, couronné par une plate-forme étroite servant de base à un édifice connu dans le pays sous le nom de château de la Pucelle (Dokhtarè-kalè).

La construction de cette sauvage demeure remonte à une antiquité très reculée ; elle fut, dit-on, élevée sous le règne d’Artakhchathra ler, l’Ardechir Derazdast des auteurs pehlvis, l’Artaxerxès Longue-Main des Grecs, et servit de prison à une princesse rebelle. Le derviche, notre nouveau compagnon de route, homme à la face épanouie, mais au caractère sentimental, me conte une autre légende :

« Un roi avait une fille de belle figure, d’un caractère aimable ; elle avait une taille de cyprès, des joues de lune, des lèvres de rubis, un cou d’argent, la démarche d’un faisan, la voix d’un rossignol. Sa beauté exhalait une odeur de musc, ravissait les yeux, augmentait la vie et séduisait le cœur. L’horreur de l’humanité détermina la princesse à fuir le monde et à venir cacher ses charmes dans cette profonde solitude. Nul chemin, nul sentier ne permettait de
LE PONT DE LA PUCELLE (Dokhtaré-pol). (Voyez p. 75.)
s’élever jusqu’au nid d’aigle où elle avait fait construire son château. Quel mortel eut été assez audacieux pour tenter de gravir ces roches inaccessibles ? Un jour cependant, un jeune pâtre, beau comme Joseph, ayant aperçu la vierge, osa s’aventurer à la suite de ses chèvres sur les flancs escarpés de la montagne, et il chanta :

« Un ange du ciel s’est présenté à mes regards ; sur la terre ne saurait être splendeur

« comparable à la sienne ; sa figure est devenue la Kèbla (direction de la Mecque) de mes yeux.

« Je n’exhalerai pas mes plaintes devant les heureux de ce monde, mais je dirai ma peine à ceux

« qui partagent mes tourments ; si les fauves colombes entendaient mes soupirs, elles pleureraient avec moi ; toi seule es insensible. N’auras-tu pas pitié de ma douleur ? »

« Le pâtre revint souvent au pied de la forteresse ; la princesse, d’abord cruelle, sentit son cœur s’attendrir en écoutant la voix du chanteur, suave comme celle de David.

« Le raisin nouvellement produit est acerbe de goût.

« Prends patience deux ou trois jours, il deviendra agréable.

« Veux-tu ne donner ton cœur à personne ? ferme les yeux. »

« Quand les eaux du torrent grossirent et empêchèrent le pâtre de venir chanter aux pieds de sa belle, la jeune fille fit construire le pont que l’on voit au milieu de la vallée et qui porte encore le nom de Dokhtarè-pol (pont de la Pucelle).

« Quelle séparation peut-il exister entre l’amoureux et l’amante ? La muraille même élevée par Alexandre ne saurait leur opposer ni obstacles ni entraves.

— Dans quel monde enchanteur, derviche, as-tu envoyé le « plongeur de ton imagination » ? dis-je au conteur. Le parfum des roses du Gulistan s’exhale de tes lèvres, tu parles comme tes patrons Saadi et Hafiz. »

Le château de la Pucelle ne jouit pas dans le pays d’une bonne réputation ; il fut longtemps un des repaires de la célèbre tribu des Assassins. Pour expulser définitivement ces brigands, Abbas le Grand fut forcé de démanteler ses hautes murailles ; au temps du voyage de Chardin, en 1672, il était déjà fort délabré. Les descendants des anciens propriétaires du castel vivent aujourd’hui en bons paysans dans l’Irak Adjémi et paraissent avoir renoncé à la noble profession de leurs ancêtres. Tout irait donc au mieux dans la meilleure des Perse si les Assassins n’avaient eu de successeurs. Ce n’est pas sans raison que M. Bernay nous a recommandé de redoubler de prudence en traversant le Kaflankou ; un officier anglais, trois courriers du roi, quelques négociants persans ont été assassinés dans ces deux dernières années entre les ponts du Mianeh et de la Pucelle.

Afin d’éviter un sort aussi misérable, nous déballons les appareils de photographie et examinons l’ouvrage nos armes il la main.

Une grande arche ogivale de vingt-quatre mètres de portée, flanquée symétriquement de deux arches latérales de dix-sept mètres, livre passage aux eaux de la rivière, fort profonde et infranchissable à gué pendant six mois de l’année. L’arche centrale est ornée sur la tête amont d’une inscription tracée en lettres d’or, se détachant en relief sur un fond d’émail bleu foncé. Cette brillante décoration s’harmonise merveilleusement avec les teintes des vieilles briques du pont et donne il tout l’ensemble un caractère de grandeur encore rehaussé par le cadre de montagnes sauvages sur lesquelles il se détache.

Le plan de l’ouvrage est des plus réguliers et les abords sont heureusement raccordés avec la route. Mais, de toutes les dispositions adoptées dans le Dokhtarè-pol, la plus ingénieuse et la plus pratique est celle qui a été imaginée pour supporter les voûtes d’évidement : elles sont appuyées sur une nervure formant une sorte d’arc-doubleau supérieur, dont la fonction est de proportionner en chaque point de la voûte la résistance aux efforts supportés, et de soumettre par conséquent tous les matériaux à des pressions à peu près uniformes.

Les inscriptions ornant ce pont pourraient fournir des renseignements précis sur la date de sa construction ; mais, la rivière étant grosse, il est impossible de se rapprocher de l’ouvrage et de lire le texte persan, même à l’aide d’une bonne lorgnette. À défaut de ce document, on peut, en comparant le Dokhtarè-pol à des monuments similaires, faire remonter son origine à la moitié du douzième siècle.

La nuit nous chasse et nous oblige à gagner un misérable bourg situé à un farsakh du pont. Les caravanes ne s’arrêtent jamais dans ce village ; aussi ne possède-t-il aucun caravansérail habitable, et avons-nous beaucoup de peine à trouver un asile chez de pauvres paysans, les gens aisés ne se souciant pas de loger des « impurs ». La famille vit pêle-mêle avec ses poules et ses pigeons. Il serait outrecuidant de réclamer une autre place que celle occupée par ces intéressants volatiles ; nous avons à choisir entre ce taudis et l’auberge de la belle étoile ; le froid est trop vif en cette saison, après le coucher du soleil surtout, pour qu’il soit permis d’hésiter.

28 avril. — Les deux dernières étapes ont été très rudes ; aujourd’hui la caravane est restée treize heures en marche, mais elle sera demain à Zendjan. Malgré la fatigue, l’idée d’arriver bientôt dans une grande ville répand un air de béatitude sur les visages les plus moroses. Les tcharvadars se réjouissent de toucher la seconde partie du prix de la location de leurs chevaux ; les voyageurs, de leur côté, vont pouvoir se reposer une journée entière et s’approvisionner dans de beaux bazars.

trône du catholicos d’Echmyazin
  1. Le tomans vaut en ce moment 9 fr. 60 de notre monnaie ; son cours est variable.
  2. On donne le nom de hadji aux musulmans qui ont accompli le pèlerinage de la Mecque.