La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 10

Tombeau cheikh a Kouai

CHAPITRE X


La digue de Saveh. — Les tarentules. — Les fonctionnaires persans. — Entrée à Avah. — Visite à une dame persane. — Voyage dans le désert. — Arrivée à Koum. — Panorama de la ville. — Plan d’un andéroun. — Le gouverneur de la ville. — Tombeau de Katma. — Tombeaux des cheikhs. — Concert de rossignols.


26 juillet. — Me voici depuis deux jours à la digue. Afin d’éviter les pertes de temps, Marcel a renoncé à aller loger au village de Sabsabad, situé à un farsak de l’ouvrage, et a ordonné d’installer notre campement dans des huttes de terre servant d’habitation à quelques paysans chargés de cultiver un bosquet de grenadiers plantés auprès d’une dérivation de la rivière : ces arbres ne donnent encore aucun ombrage et nous laissent exposés tout le jour aux rayons brûlants du soleil.

Aux premières lueurs de l’aube nous prenons la direction du barrage. La vallée s’élève entre deux montagnes à pic et se resserre à tel point que les parois des rochers semblent se confondre il leur base. Cette brisure naturelle est fermée par une digue bâtie en moellons de pierre et mortier de chaux. Malheureusement la construction n’a pas été fondée sur le roc en place, mais sur d’énormes graviers amoncelés au fond de la rivière. Aussi, dès que les eaux, en s’élevant dans le bassin, eurent exercé une pression suffisante, elles filtrèrent à travers le sous-sol, entraînant les sables, les graviers et les blocs, et en fin de compte creusèrent un large pertuis à la base de l’édifice.

Depuis de longues années les gouverneurs se sont préoccupés de la réparation de cette digue, et à plusieurs reprises ils ont fait couler, à l’entrée de l’ouverture, des blocs de pierre et du mortier : la rivière impétueuse a balayé comme paille d’aussi insignifiants obstacles.

En descendant du barrage on laisse sur la gauche une petite construction en briques cuites surmontée d’une coupole en partie ruinée. C’est le tombeau de l’architecte qui conçut le projet grandiose de cet ouvrage, mais ne sut pas en diriger l’exécution. Il habitait, dit la tradition, le village où nous avons été tentés nous-mêmes de nous installer ; quand on vint lui apprendre que les eaux s’étaient frayé un passage au-dessous de la digue qu’il avait édifiée avec tant de peine, il monta à cheval et partit au galop, mais, au moment où ses yeux purent distinguer la rivière s’écoulant torrentueuse dans son ancien lit, il tomba frappé d’une congestion cérébrale. On l’enterra sur la place même où son corps fut trouvé.

27 juillet. — Notre existence est encore plus dure ici qu’à Saveh. La chaleur est intolérable, les tarentules pullulent, les approvisionnements touchent à leur fin, et tout l’arak destiné à couper l’eau a été absorbé par l'ousta (maître maçon), sous prétexte qu’il n’y a pas plus de péché dans une bouteille que dans un verre.

28 juillet. — J’ai trop bien dormi cette nuit ; si j’avais un peu mieux fait ma cour aux étoiles, je ne souffrirais pas aujourd’hui d’une blessure qui commence déjà à suppurer.

Le soir nous montons sur la terrasse avec une échelle ; l’emplacement où doivent être étendues les paillasses est soigneusement balayé afin d’en chasser les scorpions ou les tarentules, puis les serviteurs apportent le ballot contenant les lahafs et visitent à leur tour ces couvertures. Que s’est-il passé hier ? Nos lits ont-ils été posés un instant à terre ? C’est probable, car j’ai été mordue au pied cette nuit. La douleur n’a pas été vive, je me suis à peine réveillée et n’ai même pas pensé à me cautériser. Au jour la blessure est déjà enflammée, c’est à peine si je puis marcher. Je ne saurais cependant, à l’exemple de saint Siméon Stylite, qui passa, je crois, vingt-deux ans sur un pilier, finir mes jours sur cette terrasse ; il faut d’ailleurs que j’arrive à la tente du général, où, si j’en crois mes pressentiments, j’assisterai à une bonne comédie.

Marcel a relevé le plan de la digue, qui, à part ses fondations vicieuses, est d’une solidité à toute épreuve ; il a grossièrement nivelé la vallée en amont de manière à connaître la quantité d’eau emmagasinable, et va interroger aujourd’hui le maître maçon chargé de lui faire connaître le prix des bois, de la main-d’œuvre et des matériaux, documents nécessaires à l’établissement du devis estimatif. Le général et l’ousta attendent avec une impatience non dissimulée le résultat de cette conférence.

Ce dernier prend la parole et fait ses comptes de telle sorte que le prix de revient de tous les travaux est ici deux fois plus cher qu’en France ou en Angleterre, bien que le salaire journalier d’un bon ouvrier persan atteigne à peine un franc cinquante et que les matériaux soient en partie à pied d’œuvre.

Marcel, pris de dégoût, coupe court à l’entretien et déclare aux deux hommes de confiance du prince que, ne pouvant se baser sur des renseignements erronés, il enverra le projet d’Ispahan et se fixera pour faire ses calculs sur la moyenne des prix de France : le naieb saltanè se débrouillera comme il lui plaira. Cette réponse n’est pas du goût du général. Le guerrier se retire sans mot dire, mais, sous prétexte d’intolérables douleurs d’entrailles, il refuse de se mettre à table et finit même par déclarer que le mauvais état de sa santé le met, a son grand regret, dans l’impossibilité de nous accompagner plus longtemps et le force à regagner au plus vite Téhéran. En conséquence, notre départ est fixé à ce soir.

Je donne l’ordre de charger nos mulets, quand on vient m’apprendre que le général, afin de réaliser une petite économie, a renvoyé depuis quatre jours ces animaux à Téhéran. On pourrait bien aller chercher des bêtes à Saveh, mais le Ramazan commence après-demain : les khaters arriveraient au début de la fête, et les muletiers se refuseraient certainement à entreprendre un voyage pendant les trois premiers jours de ce mois béni. Pour conclure, Abbas Kouly khan nous engage à faire charger les mafrechs et les appareils sur un vieux chameau incapable de faire plus de dix-huit kilomètres par jour, ou de diviser les colis en paquets de quarante kilogrammes, que l’on disposera sur de petits ânes gros comme des chiens. Ce dernier parti est encore le plus sage. Montés sur des chevaux de selle que nous avons eu le bon esprit de toujours conserver auprès de notre cabane, nous disons adieu sans regret à la triste plantation de grenadiers, et prenons la direction de Koum, accompagnés d’un soldat d’escorte, et suivis de la minuscule caravane de bourricots.

31 juillet. — Quelle terrible nuit nous avons passée ! Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé de ma vie semblable fatigue. Les ânes, malgré toute leur bonne volonté, ne pouvaient suivre le pas rapide des chevaux et nous condamnaient à de perpétuels arrêts. Nos efforts étaient impuissants à retenir de vigoureuses hôtes au repos depuis quatre jours. Vers minuit, vaincus par la fatigue accumulée à Saveh, tombant de sommeil, nous nous sommes endormis tous deux, la poitrine appuyée sur l’arçon des selles et les mains accrochées aux crinières des chevaux. Au réveil nous étions seuls avec Houssein, le soldat d’escorte. J’ai secoué ce brave homme et lui ai demandé s’il se sentait capable de nous conduire à l’étape. « C’est la première fois que je viens dans ce pays, m’a-t-il répondu, je ne puis connaître le chemin ; mais soyez sans inquiétude : nous ne pouvons être perdus, car les chevaux se sont dirigés seuls ; nous avons pris les devants, la caravane ne nous rejoindra pas avant une heure. » Alors nous avons mis pied à terre, et, la tête posée sur nos casques en guise d’oreiller, nous avons repris le somme interrompu. Au petit jour quelle a été ma surprise, en ouvrant les yeux, de constater que j’étais étendue sur un sol couvert de cailloux ! Marcel ne s’est pas montré plus douillet, et tous deux avons éprouvé la même sensation de bien-être quand nous nous sommes allongés il y a deux heures sur ce lit offert gratis à tous les voyageurs.

Tout à coup j’entends un bruit de grelots : ce sont les âniers ; ils nous engagent à remonter au plus vite à cheval. Le manzel (logement rencontré à la fin d’une étape) ne doit pas être loin : Avah, nous a-t-on assuré hier, est à huit heures de marche de la digue. J’interroge les guides ; ces braves gens m’avouent qu’ayant passé une partie de la nuit à nous chercher, ils se sont perdus à leur tour ; peut-être en marchant rencontreront-ils quelque indice de nature à les remettre dans la bonne direction. Marcel consulte la boussole et donne l’ordre aux tcharvadars de se diriger vers le sud-est. Une heure après avoir pris cette orientation, nos hommes aperçoivent à l’horizon des pans de murs de villages ruinés. Leurs visages se rassérènent, ils sont sûrs maintenant d’arriver ce matin à l’étape.

J’éprouve à cette nouvelle une véritable satisfaction ; la lutte avec ma monture et le repos sur un lit de cailloux m’ont brisé l’épine dorsale et moulu les jambes, la plaie de mon pied s’est largement ouverte : je suis à bout de forces et de courage.

Enfin, treize heures après notre départ de Saveh, les guides me montrent l’enceinte d’Avah. C’est le repos ! c’est la fraîcheur ! Par un dernier effort je pousse mon cheval et j’arrive enfin devant la porte du bourg. Des vieillards, à la barbe teinte en rouge, sont assis sur des bancs de terre et nous indiquent, en fait de logis, une petite place, située hors du village et plantée d’arbres trop jeunes encore pour donner de l’ombrage. La perspective de passer toute la journée en plein soleil est peu séduisante. Nous aurions bien été forcés de nous contenter de ce pitoyable manzel si les paysans, en s’informant auprès d’Houssein du but de notre voyage, n’avaient appris de sa bouche que les Français étaient de savants ingénieurs et venaient de visiter la digue de Saveh afin d’indiquer au chah le moyen de la réparer. A cette nouvelle, les vieillards se lèvent, nous interrogent avec anxiété ; et, quand Marcel leur affirme qu’il suffit de la bonne volonté royale pour donner de l’eau à toute la plaine, ces hommes à la mine tout à l’heure si revêche se précipitent et baisent nos vêtements. « C’est Allah qui vous envoie ! Cinq fois par jour nous prierons Dieu de vous préserver de tout malheur. Vous êtes les bienvenus, veuillez honorer de votre présence nos pauvres demeures. » Les uns saisissent les brides et les étriers de nos chevaux, nous aident à mettre pied à terre ; les autres ouvrent la porte du village et nous conduisent vers lin beau balakhanè. En entrant dans cette pièce, il me semble que j’aurais été dans l’impossibilité de faire un pas de plus ; sans attendre même un tapis, je me laisse tomber sur le sol à côté d’un morceau de bois que j’ai aperçu dans un coin et dont il me reste encore l’instinct de faire un oreiller.

Vers trois heures la faim me réveille.

Le cuisinier ne tarde pas à faire son apparition ; ses sacoches sont bourrées d’approvisionnements offerts par les villageois. Le propriétaire du balakhanè se présente à son tour, et,

Fatma


après s’être informé de l’état de notre santé, il nous prie de consentir à dîner dans la cour de son habitation, afin que tous les paysans, groupés sur les maisons voisines, puissent nous apercevoir. La curiosité des femmes est violemment surexcitée ; les siennes surtout, ayant appris par notre indiscret soldat que l’un des Faranguis est une véritable khanoum, désireraient vivement me recevoir.

Je me lève à regret et, précédée d’une vieille servante, je pénètre dans la partie la plus retirée de l’habitation. Les femmes, en me voyant, s’avancent vivement, me tendent le bout de leurs doigts, les portent ensuite à leurs lèvres, me souhaitent le khoch amadid (la bienvenue), et m’invitent enfin a m’asseoir. Tous les regards se braquent sur moi ; de mon côté je passe une revue générale de ce bataillon de curieuses.

Fatma, la maîtresse de céans, doit avoir vingt-cinq ans. Sa tête est couverte d’un chargat de soie blanche attaché sous le menton par une turquoise ; les cheveux, taillés en franges sur le front, sont rejetés sur le dos et divisés en une multitude de petites tresses ; une très légère chemise de gaze fendue sur la poitrine laisse les seins à peu près à découvert ; la robe, coupée aux genoux, est en soie de Hénarès. Les autres femmes sont vêtues de la même manière ; les plus âgées portent pudiquement des maillots de coton blanc taillés pour des mollets de suisse.

Deux enfants de huit et neuf ans aident les servantes à offrir le thé et les chirinis (bonbons) qu’on vient d’apporter.

« Mériem (Marie) est ma plus jeune enfant. Ali est le fils d’un ami de l’aga et le fiancé de cette fillette, me dit Fatma en me les présentant.

— Comment, vous pensez déjà à marier ces bébés ?

— Pas encore ; l’année prochaine on les séparera, pendant quelque temps ils vivront éloignés l’un de l’autre, et pourront ensuite se marier si leurs familles n’y voient pas d’empêchement.

— Le plaisir qu’ils ont aujourd’hui à jouer ensemble est-il un sûr garant qu’ils s’aimeront un jour ?

— Les femmes les plus sages de la famille ne sont-elles point là et n’arrangeront-elles pas tout pour le mieux ?

— Mais si ces enfants s’aperçoivent après leur mariage qu’ils ne se plaisent pas ?

— Ils divorceront et se remarieront chacun de leur côté. Approche-toi, Ali ; la khanoum, j’en suis persuadée, croit que tu ne sais pas lire ; prends l’almanach qui est posé sur le takhtchè, et fais-nous connaître les prescriptions du jour.

— Aujourd’hui il est bon et agréable de recevoir des amis ; leur présence portera bonheur. »

Cette gracieuse attention de Fatma est d’un caractère bien persan.

« Apprend-on à lire aux enfants dans l’almanach ?

— Non, dans le Koran ; mais il est aussi très utile de leur apprendre à se servir du calendrier.

— Quelques parties de cet ouvrage m’ont paru traitées avec une extrême licence de langage et donnent, en outre, des conseils peu appropriés à l’âge de vos enfants. »

Toutes les femmes me regardent avec étonnement, puis éclatent de rire.

« Que voulez-vous dire ? me répond l’une d’elles. Les garçons se marieront, les filles seront enfermées : quelle nécessité voyez-vous à les priver les uns et les autres d’une lecture si nécessaire pour agir en toute circonstance dans des conditions de chance indiscutables ?

— Vous venez de la cour, khanoum, reprend Fatma préoccupée. Parlez-nous des modes. Il paraît que, depuis son dernier voyage en Europe, le chah a fait raccourcir les jupes des femmes de l’andéroun, et qu’en ce moment elles les portent à peine longues d’un tiers de zar (le zar équivaut à peu de chose près au mètre). J’ai également entendu dire que les princesses entouraient leur visage de merveilleuses fleurs fabriquées dans le Faranguistan. Je serais bien heureuse si vous vouliez me donner des guirlandes ou des bouquets : je vous offrirais en échange un de mes beaux bracelets d’argent, orné de corail, de perles et de turquoises.

— Je suis désolée de ne pouvoir satisfaire votre désir ; vous le voyez, je voyage comme un derviche et, à part les instruments nécessaires aux travaux de mon mari, quelques vêtements de rechange composent tout mon bagage.

— Pourquoi travaillez-vous ? Vous êtes donc pauvre ?

— Non.

— Mais alors pourquoi voyagez-vous ? Qu’êtes-vous venue faire en Perse ? Pour toute femme, le bonheur consiste à se reposer et à se parer.

— Vous employez donc toutes vos journées à vous embellir ?

— Certainement non, bien que le soin de ma personne absorbe beaucoup de temps. Voyez comme le henné qui colore l’extrémité de mes doigts est bien disposé ! Combien mes sourcils et mes yeux sont peints avec art ! mes cheveux parfumés ! Croyez-vous que tout cela se fasse aisément et soit l’affaire d’un instant ?

— Quand vous avez terminé votre toilette, quelles sont vos occupations ?

— Je fume, je prends du thé, je me rends chez des amies, qui sont heureuses à leur tour de me tenir compagnie. Voici auprès de moi des khanoums venues dans l’intention de vous voir. »

La conversation s’est longtemps prolongée ; j’ai eu beaucoup de peine à obtenir que ces dames se décidassent à parler l’une après l’autre, et j’ai dû souvent leur faire répéter leurs questions, afin de les bien comprendre. Elles ont mis d’ailleurs la meilleure volonté du monde à saisir le sens de mes paroles, puis elles m’ont fait redire mes phrases en plaçant les verbes à leur temps, et en intercalant au moment opportun les formules de politesse usitées dans une semblable conversation. Les substantifs au nominatif et les verbes a l’infinitif se présentent assez vite à ma mémoire, mais je confonds le génitif et l’accusatif, le passé, le présent et le futur, et je manque surtout dans mon langage de ces élégances qui font, assurent mes professeurs en courts jupons, le grand charme et le mérite de la langue persane.

Il est cinq heures, le soleil commence à descendre ; il est temps de me retirer et de remercier Fatma de son aimable accueil. Elle me répond en m’assurant qu’elle est mon esclave et que sa maison m’appartient. À la nuit, Marcel donne l’ordre de seller les chevaux ; mais nos âniers, ayant appris que la tribu des Chanzaddès, qui mène paître ses troupeaux depuis les bords de l’Euphrate jusqu’à la mer Caspienne, traverse en ce moment le pays et dépouille sur son passage les petites caravanes, s’obstinent à ne pas quitter le village avant le jour. Marcel insiste, car c’est exposer notre vie que de voyager en plein soleil dans le désert de Koum, et nous nous mettons enfin en route, réunis en une seule troupe. L’expérience de la veille ne m’encourage pas à prendre les devants ; d’ailleurs les hommes sont tellement épouvantés, qu’ils se jetteraient à la tête de mon cheval s’ils me voyaient témoigner l’intention de les abandonner.

« J’ai perdu la route, dit à l’improviste le tcharvadar bachy, qui ment comme un candidat à la députation en quête d’électeurs, et je vais vous conduire à un village signalé par les aboiements des chiens ; là on m’indiquera le chemin. » Comme il nous serait impossible de remettre nos guides sur la bonne voie, nous sommes forcés d’accepter la solution proposée. Bientôt les masses noires d’une vaste kalè se dessinent à travers la nuit. Le tcharvadar bachy, arrivé sous la porte massive, parle d’abord en maître. « Ouvrez ! » s’écrie-t-il impérieusement en s’adressant aux gens couchés sur les terrasses. Pas de réponse.

Le bonhomme adoucit alors sa voix : « Mes amis chéris, ouvrez la porte à de pauvres voyageurs bien altérés ».

Les Persans ne s’apitoient guère sur le sort des gens soutirants ou fatigués, mais la soif est un mal si sérieux que tout le monde y compatit. À cet appel désespéré, une bonne tune a pitié des angoisses du tcharvadar, une tête apparaît entre les merlons qui couronnent le mur : « Derrière vous est un canal, buvez. — Mon ami, mon cher ami, reprend l’orateur en larmoyant, cette eau n’est pas chirine (douce). Je t’en prie, ouvre-nous la porte, nous sommes tous de pieux musulmans. » Voilà qui me flatte ! Cet argument n’a pas d’ailleurs plus de succès que les autres. Les Orientaux sont méfiants, c’est là leur moindre défaut. Finalement, après lui avoir laissé chanter sur tous les tons la romance Au clair de la lune, les paysans engagent le tcharvadar à ne pas troubler plus longtemps leur sommeil et à camper avec sa caravane devant la porte du village.

Nos guides à cette réponse prennent une figure si déconfite, que je ne peux leur garder rancune. Afin de punir ces maîtres menteurs, je leur ordonne néanmoins de décharger les Anes et d’ouvrir les mafrechs ; les lahafs sont étendus, et nous prenons possession des bancs de terre élevés auprès de la porte du village avec une satisfaction égale à celle que nous eussions éprouvée en entrant dans une belle chambre d’hôtel. Combien je me félicite en ce moment d’avoir adopté le mobilier iranien, si bien approprié aux vicissitudes de la vie nomade !

Vers trois heures du matin, nos gens, effrayés non sans raison par la perspective de la chaleur à supporter, demandent à partir. Les plus lâches, devenus avec le jour les plus braves, accusent de poltronnerie le chef des âniers :

« Il aurait bien mieux valu voyager à la clarté des étoiles, conclut le cuisinier.

— Tu ne tiendrais pas de si beaux discours si à cette heure tu avais la tête séparée du corps », répond l’autre avec humeur.

Traverser en plein jour, au mois de juillet, au train d’une caravane d’ânes le désert de Koum serait folie. Nous abandonnons à la probité des guides les bagages, nos fusils, trois mille francs en pièces d’argent dont le poids pourrait être gênant, et, accompagnés d’Houssein, le soldat d’escorte monté lui aussi sur un vigoureux coursier, nous nous décidons à tuer, s’il le faut, les chevaux du naieb saltané, mais à gagner Koum avant huit heures du matin.

1er août. — En quittant le village, Marcel a réglé ainsi notre allure : un quart d’heure au galop, cinq minutes au pas.

Nous avons d’abord suivi une vallée pierreuse comprise entre deux collines d’une aridité absolue. À part les scorpions cachés sous les cailloux, qui fuyaient portant en l’air leur queue jaune, je n'ai aperçu aucun être vivant. « A cinq heures nous avons laissé sur la droite les ruines d’un caravansérail sans eau situé, assure Houssein, à moitié chemin de Koum. » Les chevaux sont encore en bon état et n’ont pas une goutte de sueur, mais supporteront-ils jusqu’au bout une pareille allure ? Combien est merveilleuse la race de ces animaux auxquels on peut demander des efforts violents après leur avoir fait suivre depuis huit jours le régime purgatif que procurent les eaux amères du pays !

À six heures la chaleur devient insoutenable. Une heure encore, et le côté de nos selles exposé au soleil se tortille comme du papier devant le feu, une étrivière se rompt, les autres sont à demi tranchées sur toute leur longueur. Nous sommes inondés d’une telle sueur que les brides, mouillées, glissent de nos doigts, les yeux éblouis et les paupières irritées par la réverbération du soleil sur le sable refusent de s’ouvrir, et les tempes battent à croire que notre tête va éclater. Les chevaux eux-mêmes, malgré leur vigueur, buttent sur les pierres et s’abattraient si nous ne prolongions les temps de pas. À sept heures apparaît enfin, scintillant au soleil, la coupole d’or du tombeau de Fatma, la sainte protectrice de Koum.


Minaret


Nous entrons dans un beau caravansérail encombré d’une nombreuse caravane de négociants israélites. Le gardien, reconnaissant à la teinte amarante de la queue de nos montures les chevaux des écuries royales, ne doute pas que nous ne soyons de très grands personnages, et son respect s’accroît encore quand Houssein lui raconte avec fierté que nous sommes venus d’Avah en moins de trois heures. Le brave homme se précipite vers ses nouveaux hôtes, nous aide à descendre de cheval, et, nous voyant tout étourdis, commande à ses serviteurs d’aller remplir les cruches à l’abambar, afin de verser pendant quelques minutes de l’eau glacée sur nos têtes congestionnées. J’éprouve d’abord un saisissement extrême, suivi d’un étrange bien-être.

En reprenant possession de moi-même, je crois entendre le bruit d’une querelle dans le balakhanè. Le gardien, accompagné de deux serviteurs, a voulu obliger les israélites à céder cette pièce aux usufruitiers des montures royales ; ceux-là, déclarant qu’ils sont arrivés les premiers, refusent de sortir. Je ne me suis pas encore rendu bien compte du motif de la querelle, que les couvertures, les mafrechs, les marmites, les aiguières, les provisions de ménage, enfin tout le mobilier de ces pauvres diables dégringole par la fenêtre. Les victimes ne paraissent guère surprises de cette incroyable façon de les traiter ; les juifs sont si méprisés et si humiliés dans ce pays, où la plupart d’entre eux exercent des professions peu avouables, qu’ils ne songent pas même à se plaindre des injustices et des brutalités dont on les accable.

Le balakhanè, vaste et bien aéré, est mis à notre disposition ; à travers les baies qui

Le gouverneur de Koum

l’éclairent dans la direction des quatre points cardinaux, je puis admirer à l’aise le panorama de Koum.

Comme à Mamounieh, les maisons sont surmontées de petites coupoles dont la forme reste apparente à l’extérieur.

Cette multitude de dômes rougis par les rayons du soleil s’éclaire par taches éclatantes et va en s’estompant se perdre dans une légère brume bleuâtre qui s’élève au pied des montagnes. Au loin apparaissent les toits pointus des tombeaux des Cheiks. Sur la gauche s’étendent les beaux jardins qui entourent le célèbre tombeau de Fatma.

2 août. — Nous dormions encore quand nos serviteurs sont entrés fort émus dans le balakhanè : « Çahebs, le gouverneur de Koum, Mirza Mehti khan, ayant appris votre arrivée, envoie trente ferachs. Ils sont chargés de vous souhaiter la bienvenue et de vous prier de venir loger au palais, ce caravansérail étant indigne de personnages de votre condition. »

Les domestiques se mettent en procession, nous guident vers un pont jeté sur une rivière sans eau, longent les ruines d’une mosquée dont les deux minarets sont encore debout, traversent des bazars, un cimetière, des ruelles tortueuses, et s’arrêtent enfin devant un portail couvert d’ornements stuqués. Cette entrée donne accès dans la première cour du palais, encombrée d’un nombreux personnel de soldats et de prêtres assis sous des arcades voûtées. Des voleurs attachés les uns aux autres par des colliers de fer sont exposés nu-tête au grand soleil.

Le gouverneur de Koum est l’époux d’une fille du chah. Pendant l’été la princesse quitte la ville, une des plus chaudes de la Perse, et se relire dans la montagne avec ses femmes et ses enfants. L’andéroun étant vide, le prince a donné l’ordre de nous loger dans cette partie retirée du palais.

L’imagination des Européens se surexcite vivement au seul mot d’andéroun ou de harem et se plaît à évoquer, pour se représenter ces demeures fermées, toutes les splendeurs des récits des Mille et une Nuits.

Nous sommes ici dans le palais d’une fille favorite du chah de Perse. Combien de femmes de notre bourgeoisie provinciale se plaindraient de la pauvreté de cette installation ! Marcel veut bien convenir que je sais lever un plan, tout en assurant que de sérieuses études me sont encore nécessaires avant de dessiner d’une manière convenable une élévation et surtout une coupe. Prenons mon plan et décrivons un andéroun princier.

La communication entre le biroun et le harem s’établit au moyen d’un corridor, intercepté par plusieurs portes ; la dernière s’ouvre sur un jardin, aux extrémités duquel s’élèvent deux bâtiments à peu près semblables.

L’un est exposé au nord et habité l’été, l’autre est orienté au sud et utilisé l’hiver. Les caves voûtées qui portent le nom de zirzamui (sous terre) sont occupées pendant les plus fortes chaleurs. Le pavillon d’été est divisé en trois salons, éclairés par de nombreuses fenêtres.


Plan de l'andéroun du gouverneur de Koum


Derrière cette première rangée de pièces s’étend une nouvelle série de chambres ; enfin des baies placées au fond de ces dernières et fermées au moyen de volets de bois donnent accès dans des boudoirs obscurs et toujours frais, au fond desquels on fait la sieste pendant les heures les plus chaudes de la journée.

Les femmes dorment la nuit sur les terrasses entourées de hautes murailles, habitent dès la venue du jour les premières chambres, qui sont demeurées ouvertes, et, à mesure que la température s’élève, elles se réfugient dans les parties les plus sombres de la maison, après avoir soigneusement fermé les volets. Toutes ces pièces sont blanchies à la chaux ; les cheminées seules sont ornées de quelques légères décorations de plâtre.

Les portes, fort basses, ne sont ni peintes ni cirées ; une chaîne de fer fixée à l’extrémité du vantail s’accroche à un fort piton enfoncé dans la traverse supérieure du cadre ; un clou ou un morceau de bois passé au travers du piton constitue une serrure aussi économique que gênante.

Le mobilier est des plus élémentaires. Quelques coussins jetés sur des tapis de Farahan, des rideaux en soie de Yezd attachés à de lourds crochets de fer, donnent une médiocre idée de la richesse d’imagination des tapissiers persans.

Le pavillon d’hiver est semblable à celui que je viens de décrire, sauf les chambres obscures, inutiles pendant la mauvaise saison.

Telle est, en peu de mots, la description fidèle de l’andéroun d’une puissante princesse. C’est une pauvre demeure pour la femme de l’un des plus riches seigneurs de Perse, mais c’est un paradis pour de malheureux voyageurs.

4 août. — La ville, ornée autrefois de plus de deux cents tombeaux, mais aujourd’hui aux trois quarts ruinée, est d’une telle étendue, que nous avons dû la visiter à cheval. Elle est d’origine fort ancienne, disent les historiens, qui font remonter sa fondation à l’année 203 de notre ère. Les habitants, très fanatiques, ont été de tout temps attachés aux croyances chiites, apportées par le fils d’Abd Allah ben Sad, ancien élève du séminaire de Koufa. Le tombeau de Fatma, fille de l’imam Hezza, contribue à augmenter encore la dévotion des habitants et le zèle des prêtres.

Ce célèbre imamzaddè est précédé d’une immense nécropole aux pierres tombales si rapprochées qu’elles recouvrent la terre comme le ferait un dallage. Outre les reliques plus ou moins authentiques de la petite-fille de Mahomet, placées sous le dôme, on conserve dans les bâtiments isolés les restes mortels de Fattaly chah et du père et de la mère de Nasr ed-din. En raison de ce dépôt sacré Sa Majesté tient en grand respect le sanctuaire, et en a fait redorer la coupole à ses frais.

Après le coucher du soleil, le gouverneur nous fait demander de le recevoir. Marcel s’étant empressé de répondre que nous désirions le devancer, dix porteurs de fanous (lanternes vénitiennes) se présentent et nous conduisent au biroun. Mirza Mehti khan est assis sous un porche en compagnie d’un grand nombre de mollahs et d’officiers. A notre approche les prêtres se retirent, et le prince nous accueille avec la plus parfaite affabilité. Il s’informe du but de notre voyage, me demande si je me trouve bien dans l’andéroun, et finit par m’offrir, avec une certaine contrainte, de m’envoyer du vin.

Il serait bien tentant d’accepter sa proposition et d’abandonner pendant quelques jours l’usage du lait aigre.

« Nous ne buvons jamais de boissons alcooliques, Au moins en été », répond cependant Marcel avec sagesse. A ces mots, la figure du gouverner se rassérène. Notre discrétion vient de le tirer d’un bien mauvais pas. Voit-on dans quel embarras il se fut trouvé, lui qui défend l’usage des liqueurs fermentées à cause du voisinage du tombeau de Fatma et fait bâtonner tout individu surpris en tête-à-tête avec une bouteille de vin, s’il eût dû faire sortir de ses caves le liquide prohibé ?

5 août. — Malgré la chaleur nous sommes ici dans un véritable pays de cocagne. Comme les fortunes sont diverses ! Étions-nous en assez piteux état il y a huit jours à peine ! Mon pied, cautérisé deux fois, est à peu près dégonflé ; j’ai pu aujourd’hui passer plusieurs heures aux tombeaux des Cheikhs.

Ces trois grandes tours de l’époque mogole sont placées au milieu de jardins plantés de grands arbres : les dallages et les boiseries ont disparu, mais les charmantes ornementations stuquées qui décorent les tympans des portes ogivales sont en bon état de conservation.

Le pèlerinage aux tombeaux des Cheikhs clôturera nos excursions suburbaines ; rien ne nous retenant plus à Ivoum, nous avons pris le parti de continuer notre voyage et de nous joindre à la première caravane qui se dirigera vers Kachan.

En l’honneur de notre dernière visite, le prince a organisé une ravissante fête de nuit. Au milieu d’un jardin brillamment éclairé s’ébat un troupeau de gazelles apprivoisées,tandis qu’une cage enveloppée d’un voile noir est suspendue aux branches d’un arbre. Un serviteur la découvre, le rossignol qu’elle renferme se réveille : ébloui par la vive clarté des lumières, et croyant retrouver dans l’éclat des lumières la pâle image du soleil, il lance son trille le plus joyeux. L’oiseau chante ainsi jusqu’à ce qu’il ait compris son erreur, puis s’arrête brusquement et reste muet ; dès qu’il manifeste de l’hésitation, on apporte une autre cage et on la démasque au moment où le premier artiste donne ses dernières notes. À minuit, la caravane est prête à partir ; nous faisons nos adieux au gouverneur et quittons à regret le palais hospitalier où nous avons passé des jours si calmes et si heureux.

Pas plus de peché dans une bouteille de vin que dans un verre