La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 11

Caravanserail de Passagran voir page 192

CHAPITRE XI


Phénomène électrique dans le désert de Koum. — Arrivée à Nasrabad. — Les caravansérails. — Kachan. — Le caravansérail Neuf. — Le Bazar. — Minaret penché. —Aspect de la ville. — L’entrée de la masdjed djouma. — Visite du gouverneur. — Les mariages temporaires. — La mosquée Meïdan. — Le mihrab à reflets. — Les dames persanes. — Le palais de Rag-i-Fin. — Mirza Taguy khan. — Sa mort. — Départ de Kachan. — La montagne de Korout.


6 août. — Au sortir de Koum la route suit, le versant orienta l de la, chaîne de montagnes qui traverse la Perse du nord au sud ; les vents brûlants du grand désert viennent mourir au pied de ces hauteurs et préservent les voyageurs du froid rigoureux dont nous avons souffert à notre départ de Téhéran. La lune de Ramazan ne se montrant plus au-dessus de l’horizon, la nuit est noire malgré la pureté de l’atmosphère et les myriades d’étoiles qui scintillent au firmament. Vers minuit j’arrête mon cheval en arrière de la caravane et je prends quelques notes à la lumière de ma lanterne de poche. Mes cahiers mis en ordre, je me hâte de regagner ma place habituelle en tête du convoi, quand, en me rapprochant des dernières bêtes de somme, il me semble les voir marcher au milieu d’une nuée d’étincelles. Suis-je le jouet d’un rêve ? C’est peu probable, car mes idées me paraissent parfaitement lucides.

Je cours faire part à Marcel de ma perplexité, et, afin de m’assurer que je n’ai pas encore laissé sur les chemins de Perse le peu de cervelle que le ciel m’a octroyée, je le prie de venir constater le fait bizarre dont je viens d’être témoin. Nous mettons pied à terre et nous rapprochons tous deux des animaux.

Le mystère est bientôt éclairci. Pour chasser les mouches qui les dévorent même la nuit, les chevaux battent leurs flancs de leur longue queue. Au contact du corps des animaux et des poils séchés à outrance par l’atmosphère spéciale aux plateaux de l’Iran, se dégagent de nombreuses phosphorescences dont la brillante clarté se détache sur les masses sombres du sol.

Le tcharvadar bachy, étonné de la persistance que je mets à suivre ses chevaux, vient s’informer du motif qui m’engage à faire depuis quelques instants la route à pied. « Vous êtes surprise, me dit-il, de voir la queue de mes animaux produire des étincelles ; que diriez-vous si du papier de vos cahiers je faisais jaillir de la lumière ? »

Là-dessus le bonhomme prend dans sa poche quelques-unes de ces graines de melon que croquent les muletiers pendant la route, les laisse tomber au milieu du sable et des cailloux, et m’engage à les retrouver. Peines perdues, toutes mes recherches sont vaincs. Mon singulier professeur de physique s’accroupit alors sur le sol, saisit une feuille de papier par les deux extrémités et la déchire lentement dans toute sa longueur ; à mesure qu’elle se brise avec un bruit métallique, il se produit une traînée lumineuse assez éclatante pour permettre à notre guide de retrouver les graines éparses sur le chemin.

Fortuné pays ! une peau de matou remplacerait en Perse les bougies Jablochkoff ou les lampes Edison.

Ces phénomènes sont évidemment dus à l’extrême siccité de l’air. Le pays situé entre Ivoum et Kachan est brûlé par les vents du désert, et, bien que la température y soit moins élevée que dans le Fars, l’atmosphère y est cependant privée de cette légère humidité particulière aux terres voisines de la mer. En somme, ce climat brûlant est très sain ; les viandes sèchent sans se corrompre, les blessures se cicatrisent rapidement, l’acier exposé à l’air de la nuit reste brillant et ne se rouille jamais, les habitants ne sont point sujets à la fièvre, comme ceux des provinces du Mazendéran, du Ghilan ou du Fars.

Au jour, certains de ne pas abandonner la route que jalonnent les poteaux de la ligne du télégraphe anglais, je propose à Marcel de prendre les devants afin d’arriver de bonne heure à Passangan.

Habitués aux longues étapes de la province de Saveh et aux interminables farsakhs des routes peu fréquentées, nous passons devant un beau caravansérail, malgré les énergiques protestations de nos chevaux, et, après deux heures de course dans une plaine stérile et déserte, nous atteignons un nouveau manzel, d’aspect misérable, entouré d’habitations abandonnées.

« Sommes-nous ici à Passangan ? dis-je au gard ien, occupé à fumer son klayan sur le seuil de la porte.

— Vous avez fait trois farsakhs et demi depuis ce lieu d’étape, me répond-il. Quel esprit malfaisant vous amène dans ces parages où le souffle enflammé d’Azraël a tout détruit ? Les kanots sont obstrués, les habitants ont émigré, et le caravansérail, n’ayant à offrir aux voyageurs que de l’eau amère et bourbeuse, n’est plus fréquenté par les caravanes. Je n’ai à vous vendre ni pain, ni thé, ni lait aigre ; ma nourriture se compose de pastèques achetées aux tcharvadars.

— Les cucurbitacées constituent la base d’un régime rafraîchissant, mais peu substantiel, si j’en juge à votre mine efflanquée et à votre humeur chagrine », lui répond Marcel en riant. Quant à moi, dévorant sans mot dire des regrets d’autant plus amers que j’ai laissé dans les khourdjines du cuisinier une belle volaille cuite à point et deux bouteilles de jus de cerises dues à la prévoyance du gouverneur de Ivoum, je vais mélancolique à la recherche d’un logis.

La visite des lieux est bientôt terminée. Le caravansérail tombe en ruine ; la grande porte, construite en pierre, est seule en bon état. Dans la longueur du vestibule sont pratiquées des niches surélevées au-dessus de terre.

«  Voilà un excellent lit », me dit notre hôte en recouvrant le sol de l’une d’elles avec un vieux tapis.

Qui dort dîne, assure un proverbe, et nous nous étendons sur les dalles, pareils à ces statues funéraires placées au-dessus des sarcophages gothiques. Le gardien n’a pas exagéré les mérites de ce manzel : il est placé dans un parfait courant d’air. 0 Mahomet, détache de ton paradis la plus intime de tes houris, ordonne-lui de chasser les insectes variés auxquels je sers de pâture, et je te remercierai de m’avoir procuré un abri si calme et si frais.

Vers midi j’entends tout a coup un bruit de grelots. Les odalisques célestes se pareraient-elles de clochettes comme le serpent tentateur ? Saints imams de Kerbéla, soyez bénis tout de même ! à défaut d’esclaves éthérées, c’est la caravane.

Les tcharvadars, inquiets, en arrivant à Passangan, de ne point nous trouver au caravansérail, préoccupés surtout de la manière dont seront soignés leurs chevaux, ont pris le parti de nous rejoindre. Si les Persans ont des défauts insupportables, s’ils mentent et volent sans trêve ni merci, ils possèdent en revanche un fond de résignation et de patience inépuisable. Ainsi ces muletiers, contraints par suite de notre étourderie à changer la marche de la caravane et à la mener dans un lieu dépourvu d’eau et de vivres, ne profèrent même pas une plainte.

Les voyageurs sont tout aussi calmes : pourquoi récrimineraient-ils contre nous : leur colère modifierait-elle les conséquences de notre erreur ? « Dieu est grand, et les Faranguis sont des peder aouklita (fils de pères rôtis aux enfers), se contentent-ils de penser a part eux. Quand on fait route avec des chiens pourris, il ne faut pas s’attendre à flairer l’odeur de la rose. »

7 août. — A minuit la caravane arrive à Simsin ; le village est très éloigné de la voie ; le caravansérail, abandonné, n’a ni porte ni gardien ; le tchaparkhanè se trouve heureusement sur notre chemin ; on frappe, le tchaparchy se fait longtemps héler avant de donner signe de vie et répond, après avoir parlementé, qu’il n’a à vendre aucun approvisionnement. Il consent cependant il nous céder deux œufs durs et un paquet de pains.

Depuis hier toute la caravane ne s’est délectée que de pastèques avariées et de fruits véreux ; nous seuls cependant, malgré le secours d’une volaille, crions famine de caravansérail en tchaparkhanè et faisons des bassesses pour deux œufs. C’est humiliant.

Me serais-je trop pressée d’admirer la patience des Persans ? Il en est un qui proteste, ce me semble, de la belle façon contre les fantaisies des Faranguis : mon mulet, furieux de passer sans s’y arrêter devant tous les caravansérails classiques, se plaint de cette infraction aux usages et témoigne son mécontentement en se couchant. Dès que j’ai mis pied à terre, la bête se relève,fait des façons avant de m’autoriser a remonter sur son dos et se décide enfin à repartir ; nous voyageons quelques instants comme de bons amis, puis elle s’agenouille de nouveau. Sept fois de suite, depuis minuit jusqu a l’aurore, elle me dépose sur le sol, et, comme ces déplacements pourraient à la longue être fort nuisibles à un voyageur porteur d’armes chargées, mon bonheur est égal à celui de ma fantasque monture quand j’aperçois les grands jardins plantés tout auprès du village de Nasrabad. La caravane est en route depuis trente heures et en a passé vingt et une en marche : mea culpa, mea maxima culpa ; mais trois farsakhs seulement la séparent de Kachan. A tout péché miséricorde.

La route de Téhéran a Kachan, une des voies les plus fréquentées de la Perse, traverse sur tout son parcours des villages très pauvres. Les voyageurs, ne pouvant, comme dans l’Azerbeïdjan, loger chez l’habitant, vont chercher un abri dans des caravansérails approvisionnés d’eau, de paille, de pastèques et de lait aigre.

La création de ces vastes édifices remonte à une antique origine. Hérodote ne parle que des gites d’étapes placés sur la route de Suse à Sardes, mais il est probable que, de son temps, on trouvait déjà dans tout l’Iran des constructions destinées à recevoir les caravanes ou les troupes en marche. La distribution des étapes, commandée par la position géographique des cols et des kanots, ne doit guère avoir été modifiée, et les dispositions des bâtiments appropriés au climat du pays ont persisté en dépit des siècles et dés architectes.

Le caravansérail de Nasrabad est une immense construction quadrangulaire dont une cour entourée d’arcades occupe le centre. Derrière ces arcades se trouvent les écuries, disposées dans des galeries voûtées, semblables aux nefs des églises gothiques, et divisées en compartiments par des contreforts intérieurs sur lesquels viennent buter les arcs-doubleaux et les formerets. Un passage ménagé au centre des galeries dessert tout à la fois les estrades réservées aux muletiers et les boxes dans lesquels on enferme les chevaux.

En été les voyageurs de distinction occupent pendant la journée les zirzamins, creusés à cinq mètres au-dessous du sol, au fond desquels aboutissent des escaliers servant en même temps de cheminée d’aération. La fraîcheur est délicieuse dans ces caves, qu’éclaire un demi jour qui invite au repos. A la nuit les heureux possesseurs de zirzamin quittent leurs logements souterrains, où les bêtes venimeuses seraient attirées par la lumière, et vont sur le takht, large estrade découverte, élevée de deux mètres au-dessus du sol et entourée de fossés pleins d’eau. Les voyageurs montent à cette place stratégique en se servant d’une échelle, qu’ils s’empressent de retirer dès que l’ascension est terminée. Ces minutieuses précautions permettent de se préserver des scorpions, fort nombreux dans le pays et dont la piqûre est souvent mortelle.

8 août. — Au delà de Nasrabad la contrée est aride et poussiéreuse ; mais bientôt apparaissent les tumulus coniques indiquant la présence de kanots d’irrigation ; la plaine devient fertile, et au pied de la montagne j’aperçois de nombreux villages cachés sous la verdure. Partout où se portent mes regards s’étendent des champs de melons, de pastèques, de concombres et d’immenses plantations de coton et de tabac.

Un vaste caravansérail précède Kachan ; nos montures ont déjà franchi la porte d’entrée quand deux serviteurs se présentent. Ils viennent de la part de leur maître, le directeur du télégraphe, nous prier de descendre à la station, où un appartement nous est préparé, sur la recommandation gracieuse du colonel Smith, super intendant de la ligne télégraphique anglaise qui relie les Indes a la métropole.

Kachan, d’après plusieurs écrivains orientaux, fut fondé par la célèbre sultane Zobeïde, femme du calife Haroun el-Rachid. Ces auteurs font allusion, j’imagine, à l’origine de la ville musulmane, car un célèbre historien, Ibn el-Acim, assure que Kachan et Koum fournissaient vingt mille soldats aux armées du dernier monarque sassanide.

L’histoire de Kachan est intimement liée à celle d’Ispahan, sa célèbre voisine. Les Afghans la dévastèrent au dix-huitième siècle ; Hadji Houssein khan la rebâtit et reconstruisit les palais et les édifices religieux de la capitale des rois sotis.

Aujourd’hui encore cette cité, plus riche et plus industrieuse que ne le sont les villes persanes, paraît en pleine prospérité. Les maisons, bâties en matériaux de terre, sont entretenues avec soin ; les murs, bien dressés, n’encombrent pas les rues de leurs débris poussiéreux ; presque toutes les voies sont pavées et munies d’un ruisseau central qui écoule les eaux pluviales ou ménagères ; des dalles de pierre placées au-dessus des pu ils des kanots permettent aux piétons et aux cavaliers de circuler sur les chaussées sans risque d’accident ; enfin — ce détail paraîtra très extraordinaire aux voyageurs habitués à la saleté proverbiale des villes d’Orient — les rues sont balayées.

Le bazar, largement percé et recouvert de petites coupoles accolées, est coupé de distance en distance par les portes de vastes caravansérails à marchandises, qu’il faut se garder de confondre avec les abris de caravane désignés sous le même nom. Ceux-ci s’ouvrent a la première réquisition des voyageurs, tandis que ceux-là sont des entrepôts, de véritables docks, où l’on ne donne asile ni aux gens ni aux animaux. Autant la construction des hôtelleries est simple et peu coûteuse, autant les docks sont bâtis et décorés avec luxe.

Un des plus beaux types de ce genre d’édifice est le caravansérail Tasa (Neuf), élevé aux frais d’une corporation de marchands.

Il se présente sous la forme d’un prisme carré dont on aurait abattu les angles. Deux des
caravanserail de Kachan
grandes faces parallèles sont occupées par les portes d’entrée ; des nefs rectangulaires, terminées à leur extrémité par des demi-octogones réguliers, sont greffées sur les deux autres. Les dômes et tout l’ensemble du monument sont construits en briques. Quelques-uns de ces matériaux, recouverts sur leurs tranches d’émail bleu clair, mettent en relief les nerfs de la voûte et les ornements disposés au milieu de chaque voûlin.

Trois ouvertures circulaires ménagées au sommet du dôme central et des deux demi-coupoles éclairent le caravansérail.

Une construction aussi importante donne mieux que des statistiques une haute idée de la prospérité commerciale de la ville.

Dans le caravansérail Neuf on vend des étoffes de soie et des brocarts tissés par les ouvriers de Kachan, dont l’habileté et la propreté sont renommées a juste titre.

Les fabriques méritent d’être visitées. A cause de l’extrême siccité de l’air, et afin de ne point briser les fils de soie, les tisserands sont obligés de se retirer dans des chambres souterraines où ne pénètre qu’une lumière diffuse. L’eau contenue dans plusieurs bassins posés sur le sol entretient, en s’évaporant, de l’humidité dans l’atmosphère. Chaque homme, placé devant un métier des plus élémentaires, travaille nu jusqu’à la ceinture et fait à lui seul sa pièce.

Les étoffes sont de deux qualités : les unes, minces et légères, servent à doubler des vêtements ; les autres, lourdes et épaisses, sont employées à recouvrir les petits matelas capitonnés que les Persans placent debout le long des murs et contre lesquels ils appuient leur dos. Les dessins blancs, verts et jaunes de toutes ces soieries se détachent généralement sur un fond d’un beau rouge ; d’ailleurs les Iraniens, en vrais Orientaux, ne fabriquent jamais deux pièces pareilles ; s’ils arrivent à copier les dessins, ils échouent dans l’assortiment des couleurs, car ils n’ont jamais senti la nécessité de doser les teintures.

Si le caravansérail Neuf est le centre le plus riche du commerce de Kachan, le bazar aux cuivres est certainement le plus fréquenté. Quatre cents chaudronniers travaillent dans de longues galeries, animées par le passage continuel des caravanes de chameaux qui apportent de Russie le cuivre roulé en paquets ou viennent prendre des chargements de marmites, qu’on expédie de Kachan dans toutes les villes de Perse.

Le bruit insupportable des marteaux retombant régulièrement sur le métal sonore ne blesse pas seulement les oreilles des Européens : les Persans eux-mêmes, ne pouvant traiter leurs affaires au milieu d’un pareil vacarme, se contentent en général de désigner au marchand les pièces qui leur conviennent et les font apporter chez eux, afin de discuter à l’aise les conditions du marché.

Une vieille chronique, malgré son exagération, donne une juste idée de ce tapage étourdissant. Avicenne, alors qu’il habitait Ispahan, vint un jour se plaindre au roi.

« Les chaudronniers de Kachan font tant de bruit depuis quelques jours, dit-il, que j’ai été obligé d’interrompre mes études.

— C’est grand dommage, répondit le chah en souriant ; je vais ordonner de suspendre momentanément la fabrication des objets de cuivre : tu pourras ainsi reprendre le cours de tes travaux. »

Le lendemain, Avicenne fit remercier le roi : aucun bruit n’était parvenu jusqu’à lui, et il avait, dans le calme et le silence, écrit un chapitre presque entier de son grand ouvrage médical.

Cependant, au bout de quatre jours de repos forcé, les chaudronniers de Kachan se plaignirent avec amertume du préjudice que leur occasionnait la fantaisie ou la folie d’un homme logé à trois étapes de leur bazar. « Le roi a promis une semaine de silence à son médecin, dit le gouverneur : quatre jours se sont déjà écoulés ; saisissez sans crainte vos outils : ce n’est pas d’Ispahan que l’on peut entendre la chanson du marteau. En tout cas je vais prévenir Sa Majesté : elle pourra ainsi se convaincre de la mauvaise foi d’Avicenne. »

Les travaux furent donc repris, et de plus belle le cuivre résonna sur l’enclume. Le soir même, Avicenne se présentait au palais.

Minaret penché de Kachan

« Votre Majesté est mal obéie : dès ce matin les chaudronniers de Kachan ont ouvert leur bazar. »

9 août. — Pour se rendre bien compte de la topographie du pays et du bon entretien de la ville, il faut monter au sommet d’un superbe minaret penché, bâti au treizième siècle. Cette élégante construction, édifiée avec des briques de trois centimètres d’épaisseur, s’élève à quarante-sept mètres au-dessus du sol de la rue. Un escalier tournant, en parfait état de conservation, permet d’arriver jusqu’à la corniche, démunie de parapet.

Vues du haut de la tour, les fortifications paraissent dessiner un cercle parfait, au milieu duquel se pressent, dans un ensemble confus, des arbres, des terrasses et des coupoles émaillées, pareilles a de grosses turquoises. La cité est vivante sur toute son étendue ; on n’aperçoit pas, comme à Tauris ou a Koum, d’immenses quartiers abandonnés.

J’ai beaucoup de peine à dominer le vertige dont je suis saisie quand j’aperçois au-dessous de moi la ville sur laquelle le minaret semble s’abattre : mes mains cherchent un appui et s’accrochent instinctivement aux dernières marches de l’escalier. Je ne suis point d’ailleurs la première personne qui ait éprouvé des sensations désagréables sur cette plate-forme : c’est du haut de la tour penchée que l’on précipitait, il y a encore peu d’années, les femmes convaincues d’adultère.

Le mari, aidé de ses parents et souvent de la famille même de la coupable, obligeait sa chère moitié à gravir les marches de ce terrible escalier, et il lui suffisait de la pousser quand elle avait atteint les derniers degrés, pour la lancer dans l’éternité.

La victime n’avait pas grand’chance d’effectuer sans dommage ce voyage aérien. On raconte cependant que l’esclave d’un riche négociant, accusée d’avoir empoisonné son maître, et condamnée à subir le sort réservé aux adultères, tomba si heureusement sur le sol, qu’elle se releva sur-le-champ en prenant Allah il témoin de son innocence. La foule, émerveillée, crut à un miracle, arracha les voiles de cette femme, en fit des reliques et la ramena en


Une rue de Kachan - Masjded Djouma


triomphe au palais du gouverneur. Par respect pour la volonté divine, les habitants de Kachan ne se contentèrent pas de la vénérer à l’égal d’une sainte, ils lui assurèrent pendant toute sa vie une existence indépendante.

En rentrant au télégraphe, nous passons auprès de la masdjed djouma. Sur la rue même s’élève un antique minaret, dont les parties inférieures sont encore revêtues d’élégantes mosaïques de briques monochromes ; je demande à mon guide s’il nous est permis de visiter cet édifice, son état de ruine me semblant autoriser cette infraction aux usages.

« Le clergé de kachan et les habitants eux-mêmes sont très tolérants, me répond-il : un chrétien n’a jamais été maltraité dans nos murs. Vous feriez bien cependant de vous abstenir d’entrer dans les mosquées tant que l’imam djouma ne vous en aura pas donné l’autorisation : cet excellent homme vous accordera cette faveur sans aucune difficulté, et vous serez ainsi à l’abri des insultes des fanatiques. »

Il serait imprudent de ne point tenir compte des sages conseils de notre cicérone ; l’ardeur du soleil nous engage d’ailleurs à rentrer au plus vite.

10 août. — Le gouverneur, en réponse au message qui lui annonce notre arrivée, vient d’envoyer, pendant notre absence, un superbe pichkiach (cadeau), composé de quatre charges de pastèques, de melons, de pêches et d’abricots, et de deux ravissants petits agneaux : l’un blanc avec les pattes, le museau et les cornes noirs, l’autre immaculé comme la neige de l’Ararat ; en échange il nous fait demander de faire sa photographie équestre. Cette manie, particulière à tous les grands personnages persans, nous inquiète. Cependant comment refuser de satisfaire le caprice de ces grands enfants qui nous accueillent avec tant de courtoisie et peuvent nous faciliter l’entrée des monuments religieux et des sanctuaires les plus vénérés ? Le rendez-vous est fixé à deux heures avant le coucher du soleil. Vers le soir j’aperçois le cortège qui débouche sur la route, par la porte du bazar aux cuivres.

Le gouverneur, entouré de ses familiers, arrive à la station ; auprès de son beau cheval noir marchent à pied un mirza et des officiers d’ordonnance précédés d’une nombreuse troupe de domestiques armés de bâtons ; enfin un écuyer porte respectueusement sur l’épaule la superbe housse en mosaïque de drap que les grands dignitaires ont seuls le droit de faire jeter sur leurs chevaux dès qu’ils mettent pied à terre.

Le hakem est âgé d’environ quarante ans. Sa large carrure, son teint brun et ses traits vulgaires indiquent a première vue son origine. Il est fils d’un savetier de Téhéran et doit son élévation à la protection de sa sœur Anizeh Dooulet, la favorite de Nasr ed-din chah.

La grande fortune de cette femme est due à un singulier hasard.

Partant un jour pour la chasse, le roi rencontra au bazar une jeune paysanne portant une cruche d’eau sur la tête. L’éclat des yeux et la vivacité de la physionomie de cette enfant firent une si profonde impression sur l’esprit de Nasr ed-din, qu’il ordonna de la conduire au palais et ne tarda pas à contracter avec elle une union emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans.

À ce propos il est intéressant de rappeler que les Chiites sont, comme les Sunnites, autorisés à divorcer dans divers cas, réglés par une loi fort accommodante, et qu’ils peuvent même s’unir en justes noces à l’année, au mois ou même à l’heure.

Les femmes épousées dans les formes ordinaires ne doivent se donner un nouveau maître que trois mois après la rupture de leur premier mariage, tandis que les beautés faciles liées par une union temporaire ont le droit de convoler tous les vingt-cinq jours. Il ne faudrait pas croire que ces accouplements n’aient aucune sanction légale : les mollahs les encouragent et leur donnent même, à raison de vingt-cinq à trente sous pièce, une consécration pieuse. Le clergé persan n’est pas exigeant : « Gagner peu, mais marier beaucoup », telle est sa devise. Tous les enfants nés de ces unions sont légitimes et ont droit à l’héritage paternel.

Les mariages à l’heure sont fréquents dans les villages. Les paysans, à l’arrivée d’un grand personnage ou des princes, se prêtent sans aucun scrupule à des combinaisons qui leur valent toujours un beau présent et peuvent quelquefois, si leur fille ou leur sœur est intelligente et adroite, les amener à de hautes situations. Tel est le cas du gouverneur de Kachan.

Sa sœur Anizeh Dooulet, douée d’une gaieté, d’un entrain extraordinaires, d’un esprit brillant et caustique, quoique vulgaire, prit bientôt le pas sur les femmes légitimes et ne tarda pas à occuper la première situation de l’andéroun royal. Avec la facilité d’assimilation que possèdent
Le gouverneur de Kachan et sa suite
toutes les femmes, elle sut se plier aux manières raffinées de la cour, tout en conservant les allures délibérées d’une fille du peuple. Comprenant en même temps combien il déplairait au

roi de trouver auprès d’elle des parents grossiers et sans instruction ; elle les éloigna en leur faisant attribuer de si hautes et si lucratives fonctions, que la plupart d’entre eux, notamment notre ami le hakem, perdirent le souvenir de leur modeste origine.

Un cordonnier de Téhéran, passant un jour à Kachan, eut la pensée de venir visiter son compère devenu gouverneur, et se présenta dans ce but au palais.

La condition du bonhomme était humble et ses vêtements fort simples ; mais, au souvenir de l’amitié qui l’avait autrefois uni au beau-frère de Nasr ed-din, il s’avança, la main tendue vers son ancien compagnon.

« Qui es-tu ? » demanda, avec une arrogance très rare chez les plus hauts personnages, le gouverneur de Kachan.

L’artisan, tout ému de cet accueil inattendu, hésite d’abord, puis, reprenant son sang-froid :

« Je suis Ali Mohammed, votre ancien voisin du bazar aux chaussures. J’ai entendu dire a Téhéran que, succombant sous le poids des labeurs administratifs, vous étiez tombé malade ; à cette fâcheuse nouvelle je suis accouru pour vous consoler et vous aider à supporter vos infirmités. Mais, hélas ! vous êtes encore plus affaibli que je ne le craignais. Vous avez déjà perdu la vue, mon pauvre camarade, puisque vous ne reconnaissez pas vos plus vieux amis. »

Dès son arrivée, le beau-frère du roi se perche sur un fauteuil, et, tout en prenant le thé, regarde avec un vif intérêt le petit orgue placé dans un coin du salon.

« Je voudrais bien, dit-il, entendre jouer de cet instrument. »

Le directeur du télégraphe s’excuse en assurant qu’il connaît à peine les notes ; le gouverneur insiste ; bref, à la prière de mon hôte je m’assieds devant l’harmonium. Mes auditeurs sont peu faits pour m’intimider, mais le choix du morceau me rend fort perplexe. Les hauts faits de Cyrus, de Darius ou de Xerxès lui-même n’ont jamais, que je sache, été mis en musique. Tranchons la difficulté et attaquons. la Fille de madame Angot. Afin d’apprécier plus à l’aise les charmes de l’opérette, le gouverneur se laisse glisser au bas de son fauteuil et s’accroupit sur les talons. Tout à coup il m’interrompt :

« Cet air est charmant, dit-il, mais vous le jouez beaucoup trop vite, c’est à en perdre la tête. Frappez encore cette mélodie très lentement et bien fort. »

Je recommence sur un rythme à porter en terre mademoiselle Angot elle-même : alors l’enthousiasme éclate de tous côtés ; le gouverneur dodeline sa tête de droite à gauche comme les enfants musulmans auxquels on enseigne le Koran ; le mirza et les serviteurs, suivant l’exemple de leur maître, font entendre des cris d’admiration : tous ces gens-là ont l’air parfaitement idiots.

J’abandonne la place et j’invite le hakem a venir, à son tour, essayer l’instrument.

« Je veux bien, dit-il, j’adore la musique ; mais je m’aperçois que vous agitez simultanément les pieds et les mains, et que tout votre corps est en mouvement : cela doit être bien pénible : mes doigts ne suffiraient-ils pas à faire le bruit »

De mes explications sommaires l’Excellence conclut qu’un artiste de mérite doit se borner à taper sur le clavier, et que la mise en mouvement des soufflets est un travail de vil manœuvre tout au plus digne d’un Farangui. Rassuré par cette pensée, il s’assied devant l’orgue, fait signe à deux ferachs de s’allonger à ses pieds et de lever et baisser les pédales, tandis qu’il frappe sur les touches à tort et à travers ; la joie de mon élève est sans égale : il crie, rit aux éclats, s’agite sur sa chaise et distribue, en témoignage de satisfaction, une grêle de coups aux serviteurs étendus à terre, tout en se plaignant que ces paresseux ne donnent pas assez de vent. Blessés de ces reproches immérités, les domestiques redoublent d’ardeur ; le petit orgue, plein d’air, souffle poussivement et ne tarderait pas à se briser si le directeur du télégraphe ne se rappelait à propos que le soleil baisse et que l’heure est venue de faire la photographie du gouverneur.

Toute la troupe défile devant ma lentille. Le mirza et les officiers d’ordonnance veulent être séparés des serviteurs subalternes, et l’un d’eux a même fait apporter sa petite fille, une gamine de quatre à cinq ans ; elle est arrivée sur les bras d’un jeune nègre, qui, au moment où je vais découvrir l’appareil, se précipite au milieu du groupe, dans l’espoir d’avoir, lui aussi, sa noire frimousse dans le nakhche (dessin).

En rémunération de mes peines et en souvenir des flots d’harmonie dont nous nous sommes mutuellement régalés, je demande au gouverneur l’autorisation de visiter les mosquées de Kachan. Il me promet de transmettre ma requête le soir même à l’imam djouma ; si cette faveur est accordée, il m’en avisera sans délai.

mirza et officiers


11 août. — Le hakem est homme de parole. Son nazer nous a apporté ce matin la permission d’entrer dans la masdjed Meïdan. La construction de cet édifice, situé au centre de la ville dans le quartier le plus populeux du bazar, remonte au quatorzième siècle. L’orientation de toutes les mosquées étant commandée par la position de la Kaaba, vers laquelle le fidèle musulman doit toujours se tourner en faisant sa prière, l’architecte a été obligé de disposer l’entrée principale en biais sur l’axe de la rue. Afin de dissimuler ce défaut, il a ouvert, dans une façade symétrique à celle de la masdjed Meïdan, l’entrée d’une mêdressè (école) et jeté sur l’angle que forment les deux murs une trompe dont la tête se trouve parallèle à la façade des autres bâtiments.

La mosquée est vaste, traitée dans un bon style, mais le principal intérêt artistique de cet édifice réside dans son admirable mihrab, revêtu de faïences à reflets métalliques ; ces émaux égalent en beauté ceux du célèbre immamzaddè Yaya de Yéramine. Il n’est pas étonnant de retrouver ici un aussi splendide monument : Kachan est en effet la patrie originelle des faïences à reflets métalliques baptisées du nom de kachys, en souvenir de la ville où elles ont été le mieux fabriquées.

Laissant Marcel admirer à son aise cette merveille céramique, je vais établir mon appareil dans le bazar. Le va-et-vient est continuel : ce sont des serviteurs se rendant aux approvisionnements, des marchands de pêches ou de concombres offrant aux passants leur magnifique marchandise, puis de longues files de mulets et de chameaux chargés de ballots qu’ils transportent dans les caravansérails ; la voie est déjà trop étroite pour tout ce monde, et je ne pourrais jamais opérer si quelques dilettante ne se chargeaient bénévolement de contenir la foule, dans l’espoir de figurer dans l’ax (photographie) en récompense de leur obligeance.


Entré de la mosqué Maïdan de Kachan


11 ne me reste plus qu’à découvrir la lentille, quand tout à coup mes aides, qui avaient jusqu’ici imposé de leur propre autorité un arrêt à la circulation, se replient vivement devant quelques domestiques précédant une caravane de femmes montées à califourchon sur des ânes couverts de housses brodées d’argent.

Les nouveaux venus se précipitent,sur moi et m’ordonnent de m’écarter au plus vite afin de laisser passer le cortège. L’injonction est faite sur un ton si violent, j’ai placé l’appareil avec tant de peine, et si peu d’instants me sont nécessaires pour terminer mon épreuve, que je refuse obstinément de me retirer.

« Les khanoums peuvent s’aventurer devant l’objectif sans crainte d’être dévorées », dis-je aux serviteurs.

L’observation reste sans effet ; mes agresseurs, pleins d’arrogance, portent sur les châssis

MOSQUÉE MEÏDANDE KACHAN. — MIHRABA REFLETS MÉTALLIQUES.(Voyez p. 204)


une main sacrilège et me refoulent, ainsi que Marcel accouru au bruit de la dispute, dans une boutique du bazar.

En Perse même, où les mœurs sont beaucoup plus douces et plus paisibles que dans la Turquie d’Asie, un Européenne peut supporter une humiliation sans perdre tous les privilèges dus à son origine. La foule ne voit plus en lui qu’un chrétien, c’est-à-dire un paria auquel on peut sans crainte faire subir de mauvais traitements. Il est nécessaire de protester avec énergie contre la vexation dont nous venons d’être l’objet, sous peine de supporter les conséquences de notre patience pendant tout notre séjour à Kachan. Marcel, d’une voix impérieuse, ordonne à nos serviteurs de se rendre immédiatement au palais et de porter plainte au gouverneur ; puis, avec l’air digne et fier des gens certains de se faire rendre justice, nous sortons du bazar, suivis d’une nuée de gamins. Ces mauvais drôles, interprètes fidèles des sentiments de la population, font des cabrioles autour de nous, sans oublier de nous traiter de « chiens », de « fils de chiens », de « fils de père qui brûle aux enfers », dès qu’ils ont repris la position verticale et l’usage de jambes habiles à les mettre à l’abri de justes représailles.

A peine sommes-nous de retour au télégraphe, que le principal mirza du palais se présente tout effaré. Le hakem a appris avant l’arrivée de nos serviteurs l’incident du bazar : la caravane cause première de toute cette désagréable affaire escortait sa propre femme, qui rentrait à Kachan après une absence de quelques jours ; comme son escorte, elle ignorait par conséquent l’arrivée de deux savants faranguis.

L’Excellence nous prie d’excuser la brutalité des ferachs ; elle nous informe en même temps que, désireux de réparer la juste humiliation ressentie par des personnes de notre qualité, elle a donné l’ordre de bâtonner les domestiques, et nous invite même à venir assister à l’exécution, espérant en cela nous être agréable. On n’est vraiment pas plus gentleman. Satisfaits de ces explications, nous déclarons l’intervention du bâton superflue et faisons demander la grâce des coupables.

L’aventure ne s’arrête pas là : à la tombée de la nuit, une servante musulmane se présente et demande à me parler.

« En arrivant au palais, me dit-elle, ma maîtresse a demandé le nom des deux Faranguis dont la présence avait arrêté un moment sa marche devant la mosquée Meïdan. Apprenant que l’un de ces photographes était une dame, elle a témoigné l’intention de faire faire son portrait. Le hakem a refusé, sous de mauvais prétextes, de se plier à ce caprice : alors ma maîtresse s’est décidée à avoir recours en cachette à vos talents : elle se rendra demain, sans suite et sous les voiles fanés d’une servante, chez la femme de l’imam djouma, après lui avoir envoyé à l’avance le costume dont elle veut se parer dans cette grande circonstance. »

Rendez-vous est donc pris pour demain trois heures après le lever du soleil. Marcel doit aller remercier le chef officiel de la religion ; je l’accompagnerai et, dans un passage obscur placé à l’entrée de la maison, je trouverai mon interlocutrice, chargée de m’introduire dans l’andéroun tandis que mon mari se dirigera vers le talar.

12 août. — Le programme arrêté a été scrupuleusement exécuté. Au moment où je franchis le seuil de la maison de l’imam djouma, deux femmes me prennent les mains et me conduisent, à travers un dédale de corridors sombres, dans l’andéroun de ce haut dignitaire.

Je traverse une cour semblable à celle que j’ai déjà vue à Avah et j’entre dans un jardin, où les deux khanoums m’attendent avec anxiété.

La femme du hakem s’excuse d’abord de la brutalité de ses gens et me remercie de ne lui avoir pas gardé rancune. Elle est très jolie. pour une Persane. Les poètes admirateurs des belles à figure de lune chanteraient sa face ronde et plate, et n’oublieraient pas de louer son teint blanc et rose, les taches sombres de ses grands yeux brillants, les lèvres carminées de sa bouche un peu épaisse. En ce moment la physionomie de cette femme, animée par la joie qu’elle éprouve à désobéir à son mari, est tout à fait charmante.

En revanche, l’épouse de l’imam djouma est consciencieusement laide et paraît avoir renoncé à toute prétention.

« Vous savez faire l’ax ? m’a dit à mon arrivée la femme du gouverneur (ax est le nom persan donné à la photographie, il signifie « opposé, à l’envers » ). Vous êtes ackaz bachy dooulet farança (littéralement : « retourneur en chef du gouvernement français » ) ?

— Certainement, ai-je répondu sans hésitation, car il ne s’agit pas ici d’avoir l’air d’un photographe sans clientèle.

— Dans cette haute position, combien faites-vous de madakhel annuels ? » (Madakhel est la désignation euphémique et aimable que donnent les Persans aux malversations, virements et vols de toute sorte commis régulièrement par les fonctionnaires au préjudice de la caisse du chah.)

À cette question ma bonne foi reprend mal à propos le dessus.

« Aucun, dis-je avec embarras.

— Mais alors votre mari s’enrichit pour deux. »

Franchise aimable d’un esprit sans préjugés !

L’attrait de l’étude, l’honneur scientifique, le désintéressement sont inconnus ici ; le Persan aime l’argent et mesure le mérite de chaque fonctionnaire à son indélicatesse. La femme du gouverneur se fera une idée du degré d’estime qu’elle doit m’accorder quand elle connaîtra la somme que je suis susceptible de dérober.

Désirant faire cesser ce gênant interrogatoire sans achever de me déconsidérer en avouant que Marcel et moi ne sommes pas venus en Perse dans l’espoir de nous enrichir, je me dispose à monter mes appareils. Pendant ces préparatifs, les deux amies causent à voix basse, et moi, la tête cachée sous les voiles noirs, je ne perds pas un mot de leur entretien.

« Dans le Faranguistan, dit la femme du gouverneur à l’épouse de l’imam djouma, qu’elle paraît traiter en naïve provinciale, les femmes sont bien moins heureuses qu’en Perse : les hommes les obligent à travailler. Celle-ci est ackaz bachy (photographe en chef), d’autres sont mirzas (écrivains) ou moallem (savants) ; quelques-unes même, comme la fille du chah des Orous (le roi des Russes), ont obtenu le grade de général et font manœuvrer des armées.

— Tu te ris de mon ignorance ? répond l’autre avec un air de doute.

Allamdoullah ! (grâces soient rendues à Dieu) je t’ai dit la vérité, amie chérie. Non seulement dans le Faranguistan il y a des femmes qui commandent des régiments, mais il y en a une qui est chah. Interroge khanoum ackaz bachy : elle te dira que cette princesse a un ambassadeur à Téhéran. Enfin, ajoute-t-elle comme information supplémentaire, si la fille du roi des Orous porte un casque et des épaulettes, la khanoum chah possède en outre de longues moustaches. »

Dans la pensée des Persanes, la supériorité de l’homme sur la femme est attestée par la barbe et par la forme des vêtements. Cette idée expliquerait pourquoi des princesses indiennes investies de la puissance souveraine ont fièrement rejeté le voile pour revêtir le costume des rajahs, et dans quel but la grande reine Hatasou portait en campagne les attributs des rois de la haute et de la basse Égypte et suspendait à son menton la barbe osiriaque.

La femme de l’imam djouma est tenace et désire s’instruire.

« La khanoum chah a-t-elle plusieurs maris dans son andéroun ? » demande-t-elle après quelques minutes de profonde réflexion.

Ici je juge opportun de dégager ma tête des voiles sous lesquels j’étouffe. Il est temps d’intervenir et d’assurer que la reine d’Angleterre est imberbe d’abord, n’a eu qu’un seul époux, et que dans sa vie privée elle a toujours donné l’exemple de toutes les vertus domestiques.

La photographie est terminée et j’en suis bien aise, car le latin paraîtrait chaste à côté du persan de mes aimables modèles. Au moment où je couvre mes clichés d’un linge noir, une vieille postée en grand’garde dans le corridor accourt annoncer le départ de Marcel ; il est temps d’aller le rejoindre dans le passage où nous nous sommes séparés. Les khanoums m’adressent à la hâte les protestations d’usage, et je prends la fuite.

13 août. — Pendant l’été les habitants de Kachan vont s’installer ou du moins faire de fréquentes stations au village de Fin, situé à un farsakh à peine de la ville. Le site est enchanteur ; une source abondante alimente de ses eaux une quarantaine de moulins et entretient une belle verdure autour d’un palais construit sous les successeurs d’Abbas le Grand. C’est dans cette paisible retraite que le chah a fait exécuter son beau-frère, l’émir nizam Mirza Taguy khan.

Dans son enfance, Nasr ed-din avait pris en grande amitié un de ses compagnons de jeu, fils d’un serviteur du palais. Devenu roi, il combla de titres et d’honneurs son favori, l’éleva à la dignité de premier ministre et mit le comble à ses bontés en le mariant à sa propre sœur.

Ces faveurs étaient justifiées : l’émir nizam était un grand esprit politique et possédait une vertu bien rare en Orient : la probité.

Il s’efforça d’imposer le respect de l’autorité royale à de nombreux feudataires à peu près indépendants, diminua la prépondérance du clergé dans les affaires juridiques et essaya de réprimer les abus administratifs.

Ces tentatives de réforme lui valurent la haine des grands et des prêtres ; mais il aurait cependant surmonté tous les obstacles, s’il n’avait commis l’imprudence d’adresser à sa belle mère de sévères remontrances sur les débordements de sa conduite privée. A partir de ce moment sa mort fut résolue, et l’on ne chercha plus qu’à le perdre dans l’esprit du roi. Instruit des complots tramés contre lui, et comprenant à la froideur toujours croissante de son souverain que sa vie était en péril, le premier ministre commit une faute impardonnable en demandant à l’ambassadeur de Russie, auquel il avait rendu de grands services, des gardes pour le protéger.

C’était méconnaître les droits de la royauté et essayer même de les violer.

À cette nouvelle, Nasr ed-din crut que son beau-frère poussait l’ambition jusqu’à vouloir le détrôner ; il fut saisi d’un accès de fureur sauvage, et prévenir l’ambassadeur de Russie que, si ses gardes ne quittaient pas sur-le-champ le palais du premier ministre, il irait lui-même les en chasser, et ordonna au soi-disant rebelle de se rendre en exil à Kachan.

L’émir nizam ne se fit aucune illusion sur le sort qui l’attendait. « Je suis le serviteur de Nasr ed-din chah et je pars à l’instant même, dit-il : ma perte est certaine, mais je mourrai avec la consolante pensée que je serai regretté. » Ses pressentiments ne le trompaient pas : profilant.d’un instant de faiblesse du roi, les ennemis de l’émir nizam obtinrent la permission de le tuer. Le messager envoyé à Kachan était parti depuis deux heures quand Nasr ed-din, revenu à lui, fut saisi de terribles remords et expédia en toute hâte un second courrier, chargé de contremander les premiers ordres.

Quelle fut la personne assez influente et assez audacieuse pour retarder le départ de cet émissaire de miséricorde ? C’est un point qui n’a jamais été éclairci. Quoi qu’il en soit, quand la grâce du premier ministre arriva à Bag-i-Fin, l’émir nizam nageait dans son sang ; on lui avait ouvert les quatre veines, et depuis quelques minutes il avait rendu le dernier soupir.

Le repentir et la douleur de Nasr ed-din apprirent aux ennemis du premier ministre combien était redoutable l’adversaire dont ils s’étaient si cruellement défaits. Pendant longtemps le chah ne put se consoler de la mort de son ancien favori, et depuis cet événement sa physionomie prit le caractère morose qu’elle a toujours conservé.

14 août. — Il faut tout quitter quand on voyage, même les villes bien balayées.

Deux voies de caravane mettent en communication Kachan et la capitale de l’Irak. La route d’hiver longe le désert et passe à Nateins, où s’élèvent les ruines d’une mosquée revêtue autrefois d’admirables faïences à reflets métalliques ; la route d’été, impraticable pendant la mauvaise saison, serpente sur les flancs de hautes montagnes ; c’est celle que nous avons suivie.

Les sauvages beautés du paysage font oublier les difficultés du chemin. Sous les rayons d’une lune étincelante, l’un des flancs de la montagne semble éclairé par la lumière électrique, tandis que la gorge, plongée dans une obscurité complète, est couronnée de clartés brillantes, accrochées sur les crêtes les plus hautes. La violente opposition de l’ombre et de la lumière accentue les lignes grandioses de ces rochers escarpés.

À mi-chemin du col, la caravane passe devant un grand caravansérail. « C’est un repaire de bandits », assurent les tcharvadars. Je suis en Perse depuis quatre mois et n’ai pas voyagé une seule nuit sans entendre parler de brigands et de voleurs : cependant en fait de fripons je n’ai jamais vu que des domestiques ou des administrateurs. En considération de la frayeur des femmes, je passe devant les portes du caravansérail, sans défier, à l’exemple de don Quichotte mon patron, les habitants de cette paisible auberge, et j’arrive bientôt sur les bords d’un grand lac artificiel formé par un barrage placé entre deux montagnes. Cette digue, construite sous chah Abbas, probablement à la même époque que celle de Saveh, retient toutes les eaux hivernales qui arrosent et fertilisent pendant l’été la plaine de Kachan.

À partir du lac, le sentier devient à peu près impraticable, l’air fraîchit et nous apercevons bientôt le pic le plus élevé de cette partie de la chaîne ; il atteint, si je m’en rapporte aux levés des employés de la ligne télégraphique anglaise, trois mille cinq cent quatre vingt-quinze mètres.

Après huit heures d’ascension, la caravane franchit un premier col. Des troupeaux de moutons placés sous la garde de molosses farouches sont parqués dans un repli de ce passage : les bergers nous offrent du fromage et du lait aigre, les chevaux soufflent un moment, puis nous nous remettons en route. Une heure plus tard apparaît Korout.

Le bourg, perdu au milieu des rochers et de la verdure, se présente à mes yeux surpris comme une évocation d’un site des Alpes ou des Pyrénées ; n’étaient les minarets et les terrasses, je me croirais volontiers dans les environs d’Interlaken ou de Luchon.

Les paysans de Korout, préservés du contact des hordes arabes et mogoles par la hauteur de leurs montagnes, ensevelis tout l’hiver sous la neige et privés pendant la moitié de l’année de communications avec les gens de la plaine, ont conservé pures de tout mélange leur race et leur langue. Aussi le dialecte iranien parlé sur ces hauteurs contient-il peu de racines étrangères et paraît-il avoir les plus grandes analogies avec le pehlvi.

Comme dans tous les pays de montagnes, les troupeaux constituent la richesse des villageois : les moutons ne sont pas seulement remarquables par leur taille élevée, la saveur de leur chair et la finesse de leur laine utilisée dans la fabrication des tapis, mais encore par la queue volumineuse qui couvre entièrement le train postérieur et retombe sur les cuisses ; cet énorme appendice graisseux est quelquefois si développé après l’engraissement, que les bergers sont obligés de le faire reposer sur de petites charrettes. Les Persans ne mangent pas d’ailleurs la queue de mouton ; ils la jettent dans des marmites, en extraient une graisse très fine, la mêlent au beurre, et fabriquent ainsi le roougan, avec lequel on prépare tous les aliments.

15 août. — Le thermomètre centigrade marque six degrés et demi quand nous sortons de Korout vers onze heures du soir. Hier, à Kachan, il indiquait quarante-six degrés à l’ombre ; cette différence de température provient du rayonnement nocturne et de la différence d’altitude des deux stations. Pendant la durée de la dernière étape nous nous sommes en effet élevés de près de dix-sept cents mètres. Nos domestiques, vêtus de légères robes de coton, claquent des dents et feraient des emprunts à notre garde-robe si, en bons musulmans, ils ne craignaient de s’impurifier en touchant à des vêtements de chrétiens.

Tout notre monde met pied à terre, et la caravane atteint vivement la ligne de faîte. Au delà du col (deux mille neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer), le sentier s’élargit, descend dans des vallonnements dénués de culture, traverse des plateaux hérissés de rochers et conduit enfin au village de Saux, bâti à l’entrée de la plaine qui s’étend au sud jusqu’à Ispahan.

Une petite coupole de maçonnerie construite au pied d’une roche escarpée attire tout d’abord mon regard. Ici repose Hadji Yaya, général persan, traîtreusement assassiné par un de ses soldats, qui fut pelé vivant en punition de son crime.

L’édifice, inachevé, est fort simple, et je me repentirais d’avoir perdu mon temps à venir le visiter, si une fondation pieuse du caractère le plus singulier n’était attribuée à ce tombeau.

Au milieu de la cour s’étend un vaste bassin rempli d’eau courante. En m’approchant,


Montagnard de Korout et moutons a grosses queue.


j’aperçois sur le sol maçonné une tache noire à peu près immobile. Je jette un morceau de pain à la surface de l’eau ; immédiatement la tache se divise en une infinité de parties, et des poissons au dos noir et au ventre argenté se précipitent en foule sur l’appât offert à leur voracité : il ne faut pas assister à leurs combats homériques et à leurs manœuvres gloutonnes, quand le morceau de pain est trop dur ou trop volumineux pour être avalé avant d’avoir été détrempé, si l’on veut conserver quelque estime pour la gent aquatique. « Personne n’est autorisé à manger ces animaux : ils sont sacrés, et ceux qui ont osé les tuer sont morts sur-le-champ en punition de leur sacrilège », assure d’un ton doctoral une vieille sorcière chargée de surveiller cette sainte école de pisciculture.

Le but de cette fondation m’échappe et je cherche en vain le lien mystérieux qui peut unir des carpes à la peau tannée d’un vieux général persan.

Seul le prince Zellè sultan, en véritable sceptique, s’est hasardé à faire frire les poissons sacrés ; par privilège spécial il a échappé à la mort, mais le sort de l’un de ses serviteurs coupable d’avoir goûté, lui aussi, aux débris de ce régal, a été moins heureux. Ce pauvre garçon fut trouvé mort, la tête trouée d’une balle, une heure après son repas. Désarmés en face du chahzaddè, les mollahs avaient fait assassiner son domestique, car les musulmans fanatiques n’hésitent jamais à commettre un crime quand il s’agit de réveiller la foi endormie des fidèles. « Les poissons se sont vengés eux-mêmes », répéta-t-on dans le pays. (Autant valait dire qu’un de ces animaux avait maintenu le fusil avec ses nageoires et avait tiré le coup.) Quoi qu’il en soit, nul ne trouva surnaturelle cette histoire à dormir debout, et l’a flaire n’eut pas de suite.

Nous quittons Saux et ses estimables poissons à la nuit tombante. La plaine succède brusquement aux montagnes, et le convoi s’avance à travers les sables arides, si j’en puis juger par la pâle clarté de la lune. Nuit monotone s’il en fut jamais. Je m’endors, je me réveille, ma tête chute a droite, tombe à gauche ; au demeurant, j’arrive, rendue de fatigue, au tchaparkhanè de Guez, au moment où l’aube matinale éteint la lueur des étoiles voisines de l’horizon. Avant de se jeter sur le sol, Marcel a commandé des chevaux de poste au tchaparchy bachy. Sept farsakhs nous séparent d’Ispahan : nous pouvons nous permettre d’abandonner nos bagages et de parcourir en grands seigneurs cette dernière étape.


Dame Persane