La Peinture en Belgique/Jérôme Bosch

G. van Oest (volume 2 : Fin de l'idéal gothique ; Les Maîtres du XVIe Siècle - Réalistes et Romanisantsp. 169-181).

XXIV

Jérôme Bosch.

Son art est unique. Un siècle après que les sculpteurs hollandais, wallons et flamands rassemblés à Dijon eussent ouvert l’ère nouvelle du naturalisme, Jérôme Bosch ressuscitait les formes symboliques de l’art et apparaissait comme l’interprète ultime des croyances, des visions, des terreurs du moyen âge. L’irréalité fantastique de ses peintures frappe d’abord. Bosch reste pour la masse ce qu’il était pour Vasari : « l’auteur de vrais cauchemars ». Le chroniqueur Descamps, avec ce fond d’ingénuité admirative qui fait absoudre les écarts célèbres de son imagination, termine la vie de Jérosme Box par ces mots : « C’est bien dommage qu’il n’ait jamais conçu que des idées monstrueuses et terribles : ce qui surprend, c’est que ses tableaux ont été fort chers. À quel prix auraient-ils donc été s’il avait traité des sujets riants ! » Il est donc assez singulier que ce peintre de rêves et d’épouvantes soit devenu pour la critique moderne le chef de « l’école des drôles ».

Les étrangetés de Jérôme Bosch ne sont très souvent que la forme savoureuse d’un art où se découvrent maintes intentions morales. Le symbolisme du moyen âge refleurit dans cette peinture, mais en outre on peut dire qu’un tableau sur trois est une prédication, — forte, réaliste, crue, — comme il convenait pour le temps. Dans le commentaire que les vieux écrivains espagnols ont laissé de Jérôme Bosch, on trouve l’indication de cette tendance « parénétique ». Francisco de los Santos voit dans les Délices Terrestres « une œuvre si moralisante qu’on devrait remplir la terre de ses copies. » Philippe II prisait très haut ces sermons grouillants de vie, et fit placer les Sept péchés capitaux dans la cellule où il voulait mourir. Bosch crée un art parallèle à celui des mystères. C’est un dramaturge moraliste qui secoue de la manière la plus rude l’âme terrifiée de ses contemporains. L’hérésie ne l’a point touché, mais il voit clair dans les turpitudes de son temps. Et comme rien ne ressemble plus aux vices d’une époque que ceux des époques suivantes, il est à peine nécessaire d’ajouter que la parole de ce prédicateur du XVIe siècle est restée très actuelle.

Les chroniqueurs espagnols l’appellent Geronimo Bosco, Bosque, del Bosco, Boss, Bosqui, Hieronymus Bosz ; Vasari lui donne le nom de Bos di Ertoghenbosc et Guicciardini, celui de Girolamo Bosco di Bolduc. Dans le registre de l’Illustre Lieve Vrouwe Broederschap de Bois-le-Duc on a découvert la mention « Hieronimus Aquen als Bosch. » Il conviendrait peut-être d’appeler l’artiste Hieronimus van Aken ou van Aquen. Mais ne vaut-il pas mieux s’en tenir à l’usage et lui conserver ce nom consacré de Jérôme Bosch, dérivé de son habituelle signature : Jheronimus Bosch ? Les critiques récents (Justi, Dollmayr, Gossart) le font naître vers 1450 et l’on est à peu près d’accord pour lui donner comme lieu de naissance Hertogenbosch (Bois-le-Duc) d’où il tira le nom sous lequel il s’est illustré. Toutefois, selon M. Justi, ce nom de Aquen indique une autre origine, et pour lui le maître est né à Aix-la-Chapelle (autrefois Aken ou Aecken, aujourd’hui Aachen). Quelques réminiscences du paysage qui entoure cette ville se remarquent dans le fond du Martyre de sainte Julie, tableau conservé à la galerie impériale de Vienne.

Très célèbre au XVIe et au XVIIe siècle, complaisamment cité et commenté par Vasari (1550), van Waernewyck (1566), van Mander (1604), et Sanderus (1641 et 1669), Jérôme Bosch a trouvé ses plus vifs admirateurs et peut-être ses meilleurs panégyristes en Espagne. De là, sans doute, l’opinion qui veut que Bosch ait « pris le goût de la diablerie dans un séjour qu’il fit à l’Escurial[1] ». Mais à partir d’une certaine date, les comptes de Bois-le-Duc mentionnent sa présence presque ininterrompue dans cette ville qu’il habite jusqu’à sa mort. Peut-être a-t-il visité l’Espagne ; son séjour y fut certainement très bref.

Si singulier ou si nouveau que dût paraître le génie de Jérôme Bosch aux habitants de Bois-le-Duc, ceux-ci firent au maître d’importantes commandes. Les bourgeois d’alors ne se scandalisaient pas d’un art original. En 1494, Bosch fournit aux verriers Hendrick Buebinck et Wilhem Lombard les cartons des vitraux destinés à la chapelle de la Confrérie de l’Illustre Lieve Vrouwe, chapelle ouverte sur le chœur de la cathédrale. Le maître décore ensuite l’autel de cette chapelle (bâti en 1508 par Jan Heyns) d’une peinture représentant Salomon honorant Bethsabée, tandis que pour le maître-autel de la cathédrale il peint des scènes de la Création avec des volets montrant les étapes de la Passion. Les gradins des stalles, tes fonts baptismaux avec leurs figurines de lépreux, de malades, d’estropiés, toute la décoration sculptée et l’on peut dire le mobilier de la cathédrale laissaient lire à chaque instant la pensée conductrice de Bosch. C’était l’époque où les grands artistes, quelque exceptionnelle, quelque inattendue que fût leur vision, dirigeaient toute la production décorative. De 1494 à 1502 Bosch fut, semble-t-il, occupé exclusivement à l’ornementation de la cathédrale. Un voyage en Espagne à cette époque n’est point vraisemblable. Outre la Création du Monde et le Salomon honorant Bethsabée, la cathédrale de Bois-le-Duc possédait encore du maître une Histoire d’Abigaïl (le sujet traité jadis par van der Goes), une Adoration des Rois, un Siège de Béthulie et un tableau montrant Mardochée et Esther. Ces œuvres ont disparu de Bois-le-Duc en 1619, croit-on, après la prise de la ville par Frédéric-Henry de Nassau, emportées sans doute par l’évêque Ophovius qui obtint de quitter la ville avec le mobilier et les œuvres d’art de l’église. Perdu également le Jugement Dernier de neuf pieds de haut et de onze pieds de large commandé à Jérôme Bosch par Philippe le Beau en 1504, année où ce prince fut proclamé à Bruxelles, roi de Castille et de Léon (les dimensions ne correspondent à aucun tableau attribué à Bosch). Perdue enfin la Crucifixion dont le maître dessina en 1512 la maquette qui lui fut payée XX sols par l’Illustre Lieve Vrouwe Broederschap

Les contrefacteurs de Bosch furent nombreux, et il est difficile, voire impossible, de déterminer parmi les œuvres que les chroniqueurs et annalistes, du XVIe au XVIIIe siècle, attribuèrent au maître, celles qui sont incontestablement originales. Au surplus, la plupart de ces tableaux ne sont connus que par leurs titres. Van Mander parle d’une Fuite en Égypte, d’un Christ délivrant les patriarches, d’un Portement de Croix, d’un Moine disputant avec des hérétiques et d’un Prodige. La cathédrale de Bonn possédait au XVIe siècle un polyptyque de Bosch représentant au
centre une Entrée du Christ à Jérusalem ; l’œuvre périt, croit-on, dans les flammes en 1590. Dans la salle du Conseil des Dix à Venise, Zanetti note en 1733 le Martyre de sainte Julie et le Saint Jérôme avec deux saints, tous deux aujourd’hui à la galerie impériale de Vienne. Au palais Grimani, l’anonyme de Morelli signale : un Enfer, des Diableries, la Fortune, la Baleine engloutissant Jonas. On rencontrait des œuvres attribuées à Bosch dans les galeries des collectionneurs les plus illustres des Pays-Bas : chez Guillaume d’Orange, chez l’archiduc Ernest (trois tableaux dont une scène de genre identique au sujet représenté dans la célèbre Cure de la Folie du Prado), chez Rubens (une Tentation de saint Antoine et trois autres peintures), chez un certain chanoine Wauters (deux Tentations), chez Jean de Casembroot, seigneur de Backerzelle (la fameuse Adoration des Mages, confisquée par Philippe II et aujourd’hui au Prado).

La grande cliente de Bosch et de ses épigones, c’est l’Espagne, et le plus célèbre d’entre les admirateurs espagnols du maître fut don Felipe de Guevara « gentilhombre de boca » de Charles-Quint. Il écrivit une étude sur son peintre favori et acheta six tableaux du maître. Dans ses Commentarios, don Felipe a très finement dénoncé les imitateurs de Bosch. Ils prirent, dit-il « la décision de l’imiter, peignant des monstres et des horreurs imaginaires et ne craignant pas de laisser croire que ce plagiat était vraiment l’œuvre de Jérôme Bosch. Les peintures de ce genre deviennent innombrables, marquées de la signature contrefaite de J. Bosch. On alla jusqu’à en placer dans des cheminées pour les enfumer et leur donner un aspect ancien… Cependant il est juste de dire que parmi les imitateurs de Bosch, il en est un qui fut son disciple. Celui-ci par dévotion pour son maître et pour accréditer ses œuvres, inscrivit sur ses peintures le nom de Bosch et ne nota pas le sien propre. Bien que ce soient des imitations, ce sont néanmoins des peintures dignes d’attention, parce que dans ses inventions et moralités il a gardé la réserve de son maître ; il fut d’ailleurs plus diligent dans le travail et plus patient que Bosch, sans toutefois se départir du coloris de son maître. »[2] Peut-être la collection de don Felipe comptait-elle une ou deux productions de ce disciple.

Les six tableaux achetés par le « gentilhombre » étaient la Voiture de foin (aujourd’hui à l’Escurial), la Cure de la Folie (au Prado), la Marche des Aveugles, la Dame à la Mode de Flandre, un Aveugle chassant la Truie, la Sorcière. À la mort de don Felipe ces œuvres furent acquises par Philippe II qui envoya la Voiture de foin à l’Escurial avec quelques autres tableaux de Bosch, dont l’Adoration des
mages de Jean de Casembrool. Une douzaine de tableaux furent catalogués sous le nom du maître dans le palais de Madrid, à la mort de Philippe II ; quatre numéros de la collection Guevara y figuraient. Enfin le château de chasse du Prado ne montrait pas moins de sept Tentations de saint Antoine signées du nom glorieux de Hieronimus Bosch. L’engouement de l’Espagne pour ce Brabançon septentrional a rappelé à la mémoire d’un critique le mot de Guicciardini : « L’Espagnol, ennemi du travail et de l’industrie dans son pays, prend tout des Pays-Bas.

Les Commentarios de don Felipe de Guevara éveillent des soupçons quant à l’authenticité des nombreux « Bosch » conservés en Espagne et ailleurs. Aussi la critique moderne a-t-elle révisé sévèrement le catalogue des Hieronimus van Aken et n’y a-t-elle guère maintenu qu’une douzaine de tableaux. Encore l’attribution de quelques pages capitales (le triptyque de Valence, la Cure de la Folie du Prado notamment) reste-t-elle un sujet de polémiques. Il est certain que du vivant de Bosch on décalquait ses tableaux et les plagiats, — avec monogramme parfaitement imité. — étaient souvent l’œuvre d’artistes remarquables. Quel est ce copiste fidèle que don Felipe de Guevara signale avec une sorte d’admiration ? On a songé à Bruegel le Vieux, si imprégné d’esprit boschien dans ses premières peintures. Mais M. Dollmayr, rédacteur du Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen de Vienne, étudiant le triptyque du musée de Valence et le Jugement Dernier de Vienne qui passaient pour des Bosch indiscutables, remarqua sur les deux tableaux le monogramme M. Il crut d’abord que la lettre était un B retourné, marque modeste du plus respectueux des copistes du maître. L’excellent critique Gluck, reprenant la question, soutint que le monogramme était un M cl proposa d’y voir la signature de Jan Mandyn d’Anvers (1502 † 1560) signalé comme un des plus infatigables plagiaires de Bosch. Dollmayr dans sa réplique détruisit la thèse de Gluck, tout en reconnaissant que bon nombre de tableaux de Mandyn « naviguent sous le pavillon de Bosch » ; il ajoutait qu’on pouvait attribuer à Jan Mandyn le Saint Christophe de la Pinacothèque, les Châtiments de l’Enfer, du comte Harrach de Vienne, la Tentation de saint Antoine, de la Galerie impériale de Vienne et les Épreuves de Job du Musée de Douai, — et, après avoir proposé l’identification de Gilles Mostaert avec le monogrammiste M, il finissait par avouer, avec la plus entière franchise, l’impossibilité de jeter quelque lumière parmi tant d’obscurité. M. Gluck,
de son côté, abandonna l’hypolhèse Mandyn. L’énigme du monogramme M subsiste. Qui la résoudra ?

Nous serions bien tenté pour notre part de remettre en discussion le nom de Bruegel le Vieux. Mais notre souci doit être avant tout d’analyser le caractère et de souligner la beauté des œuvres. Essayons donc de décrire les aspects divers et successifs du génie de Bosch en passant rapidement en revue ses tableaux incontestés et quelques-unes des répliques célèbres où survit l’inspiration des œuvres perdues.

Bosch traita d’abord les thèmes classiques de l’iconographie religieuse dans un sentiment traditionnel. Appartiennent à la première manière du maître : l’Adoration des Mages (Prado) confisquée chez Jean de Casembroot, une Nativité au Musée Walraff Richarlz de Cologne et le Saint Jérôme avec saint Antoine et saint Gilles de la Galerie impériale de Vienne. L’Adoration des Mages se rattache, par la vérité du paysage, à l’école de Harlem ; les tons argentés des feuillages y répondent avec une très grande finesse aux lueurs d’or d’une ville lointaine. Un réalisme satirique se fait jour dans les physionomies des curieux qu’attire le cortège des rois. Les mêmes faces ahuries et narquoises se retrouveront dans les premiers tableaux de Bruegel. Une Adoration des Mages de l’église d’Anderlecht près de Bruxelles (Fig. CXXX), malheureusement très restaurée, est très analogue à celle du Prado[3]. La Nativité de Cologne, tout en fixant avec un pittoresque inédit le décor du pays campinois, laisse encore apparaître quelques souvenirs, faibles d’ailleurs, de Thierry Bouts et de Gérard David. Le Musée de Bruxelles possède une réplique (ou répétition d’atelier) de cette œuvre (Fig. CXXXI)[4]. La convention disparaît du décor ; les assistants se livrent aux occupations les plus familières comme d’ôter leurs bas ; les personnages sacrés eux-mêmes s’humanisent au point de perdre toute gravité. C’est vraiment la Nativité des paysans. La technique est fort curieuse et par les tons crus des chairs largement modelées, par les ombres légères des visages où les plans s’indiquent avec une rare fermeté, par la belle nuance rousse des cheveux de la Vierge, nous connaissons tout de suite les audaces de Bosch dans le domaine du métier. Le Saint Jérôme (Galerie impériale de Vienne), qui fut jadis à Venise, montre le moine dans un édifice en ruines auprès lES PRIMITIFS FLAMANDS

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de la slaluc d'un faux dieu qui s'écroule. Et la fièvre qui agite le solitaire et qui

gagnera les saints Jérômcs de Marinus de Roymerswaelc — est le signe manifeste de l'esprit novateur de Bosch.

Le Martyre de sainte Julie de Vienne, VEcce Homo de l'Escurial, le Portement de croix du Musée de Gand et le Christ présenti au peuple de la collection von Kaufmann, sont classés comme œuvres de la seconde manière. Le maître affirme définitivement ses dons réalistes et satiriques. L'admirable Ecce Homo, donné par Philippe II à l'Escurial, n'a rien de grave; c'est avant tout « l'œuvre d'un observateur malicieux ». Un soldat grimaçant s'apprête à arracher le manteau du Christ, tandis qu'un autre rustre armé couronne le Sauveur d'épines. Les caractères extérieurs de ta scène sont seuls marqués; ils le sont d'ailleurs de la manière la plus forte. Quelques- unes des figures de ce tableau sont reproduites dans le Martyre de sainte Julie qui se trouvait au xviii* siècle à Venise et fut envoyé à Vienne pendant la domination autri- chienne avec le saint Jérôme. Il y a plus d'émotion dans ce Martyre que dans l'Ecc* Homo et surtout la jeune femme, agonisant sur la croix, retient l'attention. Enfin le Portement de croix du Musée de Gand « frappant dans la stupéfiante série du maître », — ainsi parle M. Fricdlândcr, — donne une idée excellente de la seconde manière de Bosch et, pour reprendre notre rôle de cicvone des galeries belges, nous nous arrêterons un instant devant cette peinture « qui dépasse les bornes " (Fig. CXXII).

Elle les dépasse, non par les dimensions — celles-ci sont moyennes, — mais par l'expression. Le tableau rassemble une douzaine de figures autour d'un Christ très doux et comme absent de la scène. Les types disent la contemporanéité de l'oeuvre avec VEcce Homo de l'Escurial, le Christ présenté au temple de la collection von Kaufmann et le Martyre de sainte Julie. Ce n'est plus à proprement parler une scène, ni une composition quelconque ; c'est un ensemble de létes traduisant les dehors populaires et grotesques de la tragique Passion avec une vérité subjective, avec les réalités déconcertantes d'une caricature lyrique. Si le Christ, incliné sous la croix n'était au centre du tableau, comment pourrions-nous croire à une œuvre reli- gieuse? Dans le haut, à droite du spectateur, le bon larron s'encadre d'un profil hargneux de capucin, — le moine se fait tel pour dépeindre les atrocités de l'enfer, — el du masque, en profil également, d'un ignoble pharisien qui pince les lèvres en bourgeois important. Sous le pharisien est une sorte de nègre qui hurle; devant le nègre, un gros soudard, à trogne rubiconde, au nez pourpre, qui étouffe sous son lourd casque à visière; plus bas que le soldat, le mauvais larron ricanant, gouailleur, grinçant, blasphémant. C'est une infâme crapule. Des emplâtres garnissent ses cheveux crasseux. « Van Mander assure avoir vu un Ecce Homo à mi-corps, grandeur naturelle, où se trouvaient représentés plusieurs portraits de personnages renommés par leur laideur, faits de mémoire ou d’après nature. Le bourreau tenant le Christ n’était autre qu’un sergent nommé Pierre Muys, bien connu alors à Harlem pour son visage grotesque et son crâne couvert d’emplâtres[5]. » Des tortionnaires, l’insulte à la bouche et dans les yeux, suivent le mauvais larron. Parmi eux on voit avec stupeur un Chinois. D’autres personnages sont groupés derrière le Christ : un bourreau moustachu, aux airs de bravache, un vieillard édenté et comme endormi, puis la silhouette gracieuse de sainte Véronique faisant pendant au muffle provocateur du mauvais larron. Ces visages sont tous inoubliables. Léonard de Vinci, sur l’esprit de qui le fantastique eut de l’empire, a dessiné, on le sait, beaucoup de caricatures. Lui aussi déforme les éléments physionomiques correspondant à des psychismes inférieurs ; ce qui est humain s’atrophie, ce qui est bestial s’intensifie : fronts fuyants, lippes monstrueuses, becs crochus, mentons pointus, — sottise, hypocondrie, férocité, lâcheté, imbécillité, — toute la bête est dehors. Jérôme Bosch, avec d’identiques intuitions de psychologue, de dramaturge et d’aliéniste, étudie les mêmes cas et, dans cet ordre, ses rencontres avec le peintre du sublime Cenacolo sont vraiment extraordinaires. Nous ne serions pas surpris que le « faizeur de dyables » eût connu les caricatures du peintre de la Joconde. Sans que la portée de son œuvre en fût diminuée, Bosch a érigé en élément essentiel de son art ce qui chez le Vinci n’était qu’un divertissement.

La couleur de Jérôme Bosch dans ce Portement de Croix de Gand est aussi stupéfiante que le caractère des figures est inattendu. Van Mander a dit : « Comme nombre d’anciens peintres, il (Bosch) avait coutume de tracer complètement ses compositions sur le blanc du panneau et de revenir ensuite par des teintes légères pour ses carnations, attribuant pour l’effet une part considérable aux dessous[6]. » Bosch entendait se soumettre aux traditions souveraines de nos praticiens du xve siècle. Ses tableaux sont préparés de la même manière ; sa facture est semblable ; l’esprit et l’effet sont différents. Il y a dans le Portement de Croix des transparences de tons, des chatoiements d’étoffes, des dégradations lumineuses, des colorations prismatiques, des teintes d’arc-en-ciel qui font de cette œuvre une sorte de carnaval de couleurs, — le carnaval le plus féerique, le plus lyrique que l’on puisse imaginer. Quel impressionnisme vaut celui-ci, et comme M. Justi avait raison de dire : « Bosch ist ein Maler und sehr ein Maler ! »

Malgré l’intérêt et la puissance des œuvres que nous venons d’examiner, nous n’avons pas encore rencontré le moraliste, le prédicateur, le théologien symboliste que nous présentions plus haut. Il se découvre dans une série dernière de tableaux où sont traités le genre, les proverbes et ce que M. Justi appelle die Traüme, — les Rêves. Le triptyque de Valence représentant au centre le Couronnement d’épines, à droite la Flagellation, à gauche la Trahison de Judas appartient plutôt au groupe de la seconde manière ; d’ailleurs il y a de fortes raisons pour le considérer plutôt comme l’œuvre d’un épigone. La forme dernière du réalisme de Bosch en même temps que l’expression initiale de sa peinture prédicatoire sont marquées par la Cure de la Folie ou Pintura de los locos (Prado). C’est une scène de mœurs. Au milieu d’une vaste plaine campinoise (la conception de ce paysage s’imposera à Bruegel dans son Misanthrope de Naples où le fond semble l’œuvre d’un Millet), un chirurgien extrait du cerveau d’un rustre une pierre, cause de la folie. Le tableau est l’illustration du proverbe : Iemand an den Key snyden. Il est inutile d’en commenter la portée satirique et morale. Les inventaires espagnols renseignent un certain nombre de tableaux où Bosch dénonça les ridicules de son milieu en peignant des épisodes de la vie quotidienne : les Aveugles chassant, Danses à la mode flamande, le Gros souffleur, la Sorcière, la Truie, tous ces tableaux sont perdus. La Cure de la Folie est sans doute l’un des chefs-d’œuvre de ce genre. Le Musée d’Amsterdam en possède une imitation : l’Opération de la Pierre, et l’on peut encore rapprocher de la Pintura de los locos deux tableaux qui sont, croit-on, de la main du maître : Un Charlatan, très jolie petite composition du Musée de Saint-Germain-en-Laye et un Enfant prodigue de la collection Figdor, où le héros biblique devient un vagabond misérable, un chemineau suspect auquel les molosses des fermes montrent les dents.

Les Délices terrestres de l’Escurial symbolisent la variété des passions humaines. On appelle cette œuvre en Espagne Lujuria, El Trafago, ou encore El quadro del Madrono. M. Cardon a exposé à Bruges en 1902 une bonne réplique de la partie centrale. Les volets représentant la Création d’Adam et Ève et les Enfers, caractérisent pleinement la troisième manière. La Création mélange pour la première fois des éléments fantaisistes et exotiques. Les récits et les croquis des voyageurs qui préparèrent la découverte de l’Amérique se reflètent dans le génie de Bosch et la présence d’un nègre et d’un Chinois dans le Portement de Croix de Gand nous aurait déjà permis de le remarquer. Le fait est plus sensible dans cette Création qui rassemble des arbres singuliers, des oiseaux aquatiques, des troupeaux de licornes, tandis qu’au fond surgit « un chaos de constructions étranges[7]. »

L’une des pièces capitales de la galerie de don Felipe de Guevara, la Voiture de Foin, aujourd’hui à l’Escurial, transpose de la manière la plus hardie le texte d’Isaïe (XXXVII, 27 et XL, 6) : Toute chair est foin et toute gloire est comme l’herbe des champs. Voici comment parlent cette fois le symbolisme et la mystique de Bosch. Des moissonneurs rentrent à la ferme après le labeur de la journée. Sur le chariot, où se hausse le foin, un groupe de jeunes femmes chantent et jouent ; parmi elles la vaine Renommée sonne de la trompette. Sept fauves monstrueux — les vices — tirent le chariot et derrière le véhicule champêtre viennent le Pape, l’Empereur et les parasites qui vivent des grands. Une foule hideuse assiège le chariot et réclame sa part des joies folles. La formidable et décevante voiture poursuit sa route vers la « grange terrible », but de sa course : l’Enfer. Mais Jésus est là, qui accueille les sincères et pardonne aux pécheurs repentants. Jamais l’esprit symbolique de Bosch ne trouva langage plus clair, plus manifestement emprunté aux réalités immémoriales. L’œuvre est-elle bien de sa main ? M. Justi le croit ; d’autres contestent l’attribution. Pour notre part, surtout dans la partie centrale, nous croyons discerner de grandes affinités de coloris avec les plus anciennes peintures connues de Bruegel le vieux ; la délicatesse de l’ensemble, le bariolage chatoyant des monstres qui traînent le chariot, les taches claires, chromatiques du cortège, rappellent irrésistiblement à la mémoire la brillante Chute des anges rebelles du vieux Bruegel qui est au Musée de Bruxelles.

Une curieuse composition que conserve le Musée d’Anvers (CXXXIII) rassemble en trois zones superposées le Jugement Dernier, les Sept Péchés capitaux et les Sept œuvres de la Miséricorde. Wurzbach attribue à Bosch lui-même cette série de petites scènes, assez brillantes en couleur, et amusantes comme satire des mœurs contemporaines. Les costumes et la forme des souliers datent l’œuvre des environs de l’année 1490. Cette intéressante peinture serait donc d’un contemporain de Jérôme Bosch, subissant l’influence du maître.

La critique n’est plus très affirmative aujourd’hui quant à l’authenticité des Sept Péchés capitaux conservés dans la Salle des Ambassadeurs de l’Escurial. Pour Dollmayr c’est l’œuvre du monogrammiste M. Elle est inspirée de l’esprit parénétique qui domine Bosch dans la dernière partie de sa carrière. Le Jugement Dernier de Vienne, qui pourrait bien être une réplique de la grande composition commandée à l’artiste par Philippe le Beau, relève de la même tendance. Avec ses groupes de paresseux, d’orgueilleux, d’ivrognes, de luxurieux soumis à des tortures diverses par Lucifer, l’Enfer de ce Jugement est d’une invention surprenante et qui ne sera dépassée que par celle des Tentations de saint Antoine. LES PRIMITIFS FLAMANDS

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Ce thème des luttes de Permilc contre les passions infernales, Boicti l'a fait sien. Il n'est point possible d'imaginer une Tentation de saint Antoine sans son- ger aussitôt aux compositions fantastiques du maître de Bois-le-Duc. Elles lui ont valu sa réputation de faiseur de diables et de peintre de cauchemars. Mais les côtés divers de son génie réaliste, fantastique, symboliste s'y manifestent en puissante syn- thèse et si ses Tentations sont célèbres surtout pour leurs drôleries, leurs détails grotesques, leurs bizarreries hallucinantes, elles méritent vraiment d'être considérées comme la création capitale de l'artiste, pour des raisons très profondes qui touchent à la morale autant qu'à la beauté. La version de Lisbonne (château royal d'Ajuda) serait la seule authentique. Il en existe un grand nombre de copies dont les princi- pales sont à l'Escurial, aux musées de Bonn (excellentes), d'Amsterdam (médiocre), d'Anvers (passable), de Bruxelles (fort bonne) (i).

En toutes lettres la signature : Jheronimus Bosch s'étale sur la réplique de Bruxelles (Fig. CXXXIV). Au centre, parmi les ruines d'un manoir, l'ermite prie devant un autel. Une légion de monstres, de démons, de musiciens manchots à tête de porc, assaille le saint. D'autres démons suivent, l'un armé d'une roue où s'agite une jambe, un autre coiffé d'un tronc d'arbre, un troisième pinçant de la harpe. Un lac sombre s'étend devant la ruine; des poissons s'y muent en gondoles, tandis que dans les airs des grues se transforment en appareils d'aviation. Sur le volet gauche — la plus belle partie — apparaît un moine ivre tenu par trois compagnons. Les fanes d'une colline crèvent et affectent la forme d'un homme accroupi qui écarte les jambes, — allusionau crime des sodomites. Une grenouille traverse le ciel empor- tant quelque religieux démoniaque... 'A droite le saint médite, enveloppé d'un grand manteau noir, et la Femme apparaît, nue, levant la portière rouge d'une tente propice. Au revers, des grisailles reprennent avec une simplicité presque classique, d'un côté le thème de l'Arrestation de Jésus, de l'autre celui de la Marche au Calvaire (Fig. CXXXV).

Le réalisme de Bosch se reconnaît, dans la partie centrale, à la ville incen- diée dont le clocher aigu se brise net, aux eaux transparentes du lac et de la rivière, à la variété des terrains ; dans le volet de droite au château inondé, à l'admirable site urbain; et un peu partout aux fleuves qui serpentent, aux arbres tordus par les flammes, aux incendies eux-mêmes. Quand une ferme flambe en Camptne, on dit que le coq rouge chante. Pour ses représentations infernales et ses Tentations, Bosch

(i) Reproduction du panneau central dans deujt petit» tableaux de Vienne; wolett d'une vieille copie au Prado; co^i réduite de l'enacmblc du triptyque dana la collection du duc d'Anhalt (.Woirlila). sans doute a souvent écouté ce chant maudit… Le sens de la réalité n’abandonne point l’artiste dans la création de son bestiaire diabolique. On a dit que les êtres infernaux de Bosch — hommes zoomorphes ou animaux anthropomorphes — étaient des inventions équilibrées, scientifiques et qu’il ne fallait point les assimiler aux inventions déréglées des « faiseurs de dyables » qui suivirent le maître de Bois-le-Duc. Enfin, pour ce qui est du symbolisme de Bosch dans ses Tentations, de sa fougue prodigieuse de prédicateur populaire, de la merveilleuse puissance avec laquelle il ressuscite et résume les plus impressionnantes traditions du moyen âge, on en peut juger très suffisamment d’après cette copie du Musée de Bruxelles, peinte avec une très grande finesse et, en certains endroits, une subtilité de matière qui ferait croire à l’intervention personnelle du grand visionnaire.

On a conservé un petit nombre de dessins de Bosch tandis que de très nombreuses gravures portent sa signature. Mais la critique moderne est bien près d’affirmer qu’il n’a jamais manié le burin et qu’il n’a gravé aucune des planches signées de son nom. De grands artistes traduisirent ses conceptions en gravures : Alart du Hameel, Bruegel le Vieux, — et c’est en burinant des proverbes « boschiens » pour la boutique des Quatre Vents à Anvers que Bruegel devint le premier dessinateur de son temps.

Jérôme Bosch mourut en 1516. Son siècle et la postérité lui rendirent justice. Les jugements sur son œuvre sont toujours restés admiratifs. Il connut des imitateurs serviles ; mais son exemple fut infiniment fécond et on peut le tenir pour un précurseur de la peinture moderne. Il fait comprendre le vieux Bruegel et l’on a dit avec raison qu’il compte Goya et Rops parmi ses descendants. Dans le domaine technique, et tout en usant familièrement des procédés d’école, Bosch est un novateur hardi. Traducteur des hallucinations du mysticisme populaire, peintre très médiéval, il a pourtant l’audace de renoncer aux séculaires cassures des draperies[8]. C’est un coloriste infiniment varié qui ne peut se contenter du bagage scolastique tant sa sensibilité est vive. Van Mander, dans un passage bref mais excellent, a rendu justice à ses hauts mérites de praticien. Les mêmes qualités ont frappé les critiques modernes. N’eût-il été que le Maler, sehr Maler de M. Justi, il aurait mérité sa gloire. Mais est-il téméraire de penser qu’en inscrivant, en termes très laconiques, le décès du maître, ses confrères de l’Illustre Lieve Vrouwe Broederschap se dirent qu’ils perdaient non seulement un peintre, mais encore un très perspicace directeur de conscience ? En tout cas les formules dont ils se servirent, si brèves soient-elles, montrent qu’ils appréciaient l’artiste : « Obitus fratrum A° 1516 : Hieronimus Aquen Bosch insignis pictor », dit l’un des registres; — et dans l’autre on lit : « Hieronimus Aquens alias Bosch, seer vermaerd schilder, obiit 1516. »

  1. Orlandi. Abecedario, cité par M. Gossart, dans son Jheronimus Bosh, Lille, imprimerie centrale du Nord, 1907, p. 28.
  2. Cité par Gossart, pp. 49 et 50.
  3. Cf. Hulin. Catalogue des Primitifs.
  4. Cf. A.-J. Wauters. Catalogue du Musée de Bruxelles.
  5. Cet Ecce homo est attribué par Van Mander à J. Mostaert. Cf. Maeterlinck. L. À propos d’une œuvre de Bosch au Musée du Louvre. Revue de l’Art ancien et moderne.
  6. Livre des Peintres. Trad. Hymans, p. 169.
  7. Du volet des Enfers, le Prado conserve une petite copie sous le nom de Visio Tondalis du titre d’un livre populaire au XVe et au XVIe siècle : Het boek van Tondalus Visionen. Anvers 1482.
  8. Cf. Van Mander. Le Livre des Peintres, traduction Hymans, t. I, p. 170.