La Peinture en Belgique/Jean Prévost

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 165-168).

XXlll

Jean Pr^uost.

Pour se rendre nettement compte des différentes phases évolutives de la pein- ture brugeoise, — de Memlinc aux derniers disciples de Gérard David, — il importe de connaître les éléments nouveaux introduits par l'école anversoise dans le répertoire des formes et des expressions. Cependant nous ne pouvions interrompre l'histoire de l'école de Bruges en passant brusquement à la monographie de Quentin Metsys, le grand représentant de l'art anversois au début du XVI' siècle, le maître qui impose le nouveau style aux peintres de nos provinces. Nous avons préféré parler tout d'abord des successeurs brugcois de Gérard David, et pour ne pas encore quitter Bruges nous ajouterons à ce groupe un artiste qui se rattache bien plutôt à l'école anver- soise, mais qui vécut dans la grande métropole de notre peinture primitive et qui nous reporte aux trente premières années du XVI' siècle : Jean Prévost.

Homonyme d'un décorateur qui travailla aux entremets des noces de Philippe le Bon, Jean Prévost ou Provost naquit à Mons en 1462 et mourut en janvier 1529. On ne sait de qui il fut l'élève; maître à Anvers en 1493. il se rendit peu après à Bruges où il acquit le droit de bourgeoisie en 1494. En 1498 il obtint ce droit à Valenciennes où il épousa Jeanne de Quaroube, la veuve du célèbre peintre et miniaturiste Simon Marmion. Elle mourut en i5o6 et Jean Prévost épousa Madeleine, fille d'Adrien de Zvwaef, sellier. Sa seconde femme mourut le l66 LES PRIMITIFS FLAMANDS

8 mars tSoç, lui laissant un fils, Adrien, qui devint maître à Bruges en 1327. En troisièmes noces l'artiste épousa Catharina Bacureins qui lui donna trois enfants : Thomas (maître à Bruges en iSSz) Anna et Marie. Catharina mourut un an avant Prévost.

Doyen des peintres brugeois en 1 5 19-1 520, Jean Prévost dirigea durant ce premier doyenné la décoration des rues de la ville de Bruges à l'occasion de la joyeuse entrée de Charles-Quint. En i52i il hébergea Albert Durer qui fil son portrait au crayon (Musée de Weimar) et en 1526 il était réélu doyen du métier. M. A.-J. Wauters (i) signale comme paraissant appartenir aux trente premières années de sa carrière (entre 1490 et i52o) une peinture à double face, peinte pour l'abbaye de Flines près de Douai, représentant d'une part une Vierge glorieuse et d'autre part le Jugement dernier (musée de Douai). Les œuvres datées qu'on lui a restituées appar- tiennent toutes aux huit dernières années de sa vie : le triptyque d'Adam van Riebeke du Musée de Bruxelles i52i (Fig. CXXVI), le diptyque "Portement de Croix du Musée des Hospices de Bruges 1822, la Deipara Virgo du Musée de Saint- Péterbourg (inspirée de la Beipara de l'église Saint-Jacques de Bruges), le Jugement dernier (Fig. CXXVII) du Musée communal de Bruges de l'année i525. Jean Prévost est encore représenté dans notre pays par le Martyre de sainte Catherine du Musée d'Anvers et le diptyque du Musée communal de Bruges : le Vieillard et la Mort (Fig. CXXVIII). M. Hulin lui attribue en outre des tableaux conservés aux musées de Berlin {Adoration des "Rois), de Carlsruhe (Madone), au château de Windsor (La Vierge, saint Bernard et saint Benoît), à la National Gallery (Madone) et dans diverses collections particulières.

Le triptyque d'Adam van Riebeke montre dans la partie centrale des épisodes de la vie des saints Antoine de Padoue et Bonaventure en deux compositions super- posées. Dans la partie inférieure se déroule le miracle de l'âne adorant l'hostie, retracé également par Donatello pour l'autel du Santo à Padoue. Dans la partie supérieure saint Bonaventure, en évêque, est agenouillé devant un autel. Les volets, postérieurs d'une trentaine d'années, sont attribués à Pourbus. Ils représentent à gauche le donateur Adam van Riebeke (né en 1439, trésorier et échevin de la ville de Bruges de iStj à 1541, mort le z\ décembre 1642) avec l'ange Gabriel conduisant le jeune Tobie ; à droite la donatrice Marguerite Parmentier (morte après 1554) recommandée par sa patronne (2). Les figures de la partie centrale ont la plus étroite parenté avec celles

(1) Catalogue du Mu>cc de Bruxellei.

(i) Cf. pour les ditaiU : A.-J. Wauters. Catalogue. LES PRIMITIFS FLAMANDS 167

de Gérard David dont Jean Prévost a subi l'ascendant ; ce sont les mêmes tona- lités avec une certaine entente du sfumato où se développent les notions que David avait du clair-obscur. Les petites scènes du fond, retraçant les épisodes secondaires de la vie des deux saints, rappellent également le grand disciple de Memlinc. Quant à l'architecture qui leur sert de cadre, elle révèle la pénétration de la Renaissance à laquelle Durer devait d'ailleurs convertir définitivement Jan Prévost, l'année même où l'artiste montois peignait le triptyque de Riebeke.

Le diptyque du Portement de Croix (Musée des Hospices de Bruges) montre d'un côté le Christ portant le bois d'infamie et entouré de personnages grimaçants, et, sur l'autre volet, un excellent portrait de frère mineur. Au revers est peinte une tête de mort dans une niche. — L'esprit macabre et fantaisiste de l'artiste reparaît dans le curieux diptyque du Musée communal de Bruges : Le Vieillard et la Mort (Fig. CXXVIII). Derrière une table, un vieillard est assis, la main droite posée sur un livre de comptes, la main gauche tenant un reçu. La Mort lui présente de l'argent et a l'air d'attirer son attention sur le contenu du billet. Derrière la Mort se tient un jeune homme. Cette œuvre énigmatique est inspirée des Banquiers, des Peseurs d'or mis à la mode par Quentin Mctsys. Il a été impossible de déchiffrer d'une manière satisfaisante le texte du reçu remis par le vieillard au squelette. — Les revers de ce diptyque représentent le donateur protégé par saint Jean l'Aumônier (?) et la donatrice protégée par sainte Godelieve.

Le Jugement Dernier du Musée Communal de Bruges fut peint en i525 pour la salle échevinale de l'Hôtel de Ville. « Il paraît que Prévost y avait introduit, parmi les réprouvés, quelques figures d'ecclésiastiques, car, en i55o le magistrat de la ville chargea Pierre Pourbus d'effacer de ce tableau un char contenant des ecclésiastiques entraînés vers l'enfer » (i). C'est le seul tableau de Jean Prévost qui soit d'authen- ticité certaine. Le maître avdit déjà, semble-t-il, traité le même sujet une quinzaine d'années plus tôt dans un Jugement Dernier de la collection Ruffo de Bonneval (2). Mais son style s'est considérablement assoupli dans l'œuvre du Musée Communal, surtout en ce qui concerne le traitement du nu. L'œuvre de i525 au surplus manque d'unité et le caractère dominant est cette sorte d'incohérence dans le choix des éléments qui se rencontre trop souvent dans les tableaux de nos artistes italianisés du début du xvi' siècle. Derrière un autel en style renaissance s'ouvre le portail gothique du Paradis ; les types féminins font songer aux visages ingénus de Gérard David et l'on

(1) WsALE' Brugts d us envirom, p. 65-

(i) Une réplique du JugtmtM Dernier de Brugei e«t coneervic dan* la collection voa Wabirl68 LES PRIMITIFS FLAMANDS

aperçoit avec surprise une bienheureuse dansant à la manière des nymphes de Botticelli. Quant au coloris, pâle, laiteux pour les chairs, assez vivement ombré pour les autres parties, il est fort différent de celui du triptyque d'Adam de Riebeke, et plus encore de celui du Martyre de sainte Catherine du Musée d'Anvers.

Cette dernière œuvre est d'un faste admirable. (Fig. CXXIX). Par là elle entre en plein dans les visées de la nouvelle école anversoise. Ce martyre est une fête, comme le seront tous les martyres des grands peintres d'Anvers. Un bourreau trapu, vêtu d'un pourpoint vert et de chausses gris-perle, s'apprête à décapiter la Vierge d'Alexandrie dont la tête charmante évoque à la fois les madones de nos derniers gothiques et celles des maîtres léonardesques. Le groupe de Maximin et de sa cour (la tête du cheval de l'Empereur est remarquable), les architectures chargées d'orne- ments plateresques, le paysage bleuâtre, la scène du supplice de la roue traitée en minuscule scène de genre, — tous ces éléments forment par leur parfaite juxtaposition, leur colons vivant, fin, soyeux, un tableau vraiment magnifique. Les temps sont passés des scènes de torture mystique que peignait Thierry Bouts, ou des terribles écor- chements représentés par Gérard David. Les bourreaux ne disparaîtront pas; mais les martyres deviendront des triomphes, — et si Jean Prévost a peint cette Sainte Cathe- rine à Bruges, Bruges ne pouvait plus se reconnaître dans cette peinture de luxe et d'apparat.