La Peinture en Belgique/Hans Memlinc

G. van Oest (volume 1 : les créateurs de l’art flamand et les maîtres du XVe siècle ; Écoles de Bruges, Gand, Bruxelles, Tournai.p. 117-139).

XV

Hans Memlinc

Le puissant effort de Hugo van der Goes pour restaurer les vertus classiques de l'école ne ramena point l'inspiration flamande à sa source. L'art renouvelle cons- tamment ses aspects et si nulle force n'y meurt tout entière, nulle création ne saurait s'y reproduire avec identité. Préludant aux pratiques du clair-obscur moderne dans son triptyque des Portinari, décrivant la rencontre de David et Abigaïl avec la subtilité d'un chroniqueur-poète, évoquant le Paradis dans un panneau minuscule, van der Goes apporte tous les éléments d'une beauté nouvelle. D'autre part, les ateliers les plus septentrionaux de la peinture néerlandaise du XV' siècle, où s'ébauchent les formes futures de l'art hollandais, contribuent à précipiter l'évolution et quand Albert van Ouvwater montre un cortège de pèlerins dans son Retable romain de l'église de Harlem, ou nous fait voir V Arrestation de Jésus dans un paysage crépusculaire éclairé de torches (i), il suit les voies où s'était engagé le peintre de Rouge-Cloître. Serait- il interdit d'admettre en outre que les intentions psychologiques et les tendances à la simplification, qui font de Justus de Gand le précurseur de nos italianisants du XVI' siècle, ont été remarquées par les peintres purement autochtones ? Et sans doute le génie des grands miniaturistes du XV' siècle, — Simon Marmion en tête, — n'entrava point l'avènement d'une beauté inédite.

(t) Pinacothèque de Munich. Cette JIrrttlaHen dt Jiru ittit attribuée à Thierry Bouta jnaqa'en ces demiera I 1 8 LES PRIMITIFS FLAMANDS

Ainsi toutes les forces vivantes de l'art flamand, qu'elles s'exprimassent dans le sens traditionnel ou qu'elles révélassent une première infiltration étrangère, concou- raient à l'éclosion d'un style nouveau.

Hans Memlinc est le grand interprète des visions nouvelles; il résume les phases contradictoires de l'évolution ; de plus il ressuscite le génie de ses grands prédécesseurs avec le plus séduisant éclectisme. Le peintre de la Châsse de sainte "Ursule porte le poids de tout notre XV' siècle et la douceur inexprimable de ses œuvres en paraît plus miraculeuse. La grâce de Memlinc a plus de fervents que la mâle splendeur de Jean van Eyck. Nous avons essayé jadis de nous insurger contre cette préférence (t); qu'on nous le pardonne. Les admirations quand il s'agit d'un Memlinc ne sauraient être excessives et nous craindrions bien plutôt aujourd'hui que cette popularité ne subît quelque arrêt, comme il est advenu par exemple à la gloire plus illustre encore de cet autre éclectique : le divin Raphaël.

La vie de Memlinc tenait dans une légende que des recherches récentes ont réduite à néant. La carrière du maître n'en reste pas moins voilée d'obscurités. Ce que nous savons de sa production est si plein d'incertitudes, de particularités inexpli- cables, que l'auteur du JSiederlàndisches Kûnstler Lexikon (et l'on ne saurait ranger M. von Wurzbach parmi les critiques impressionnistes) a divisé les créations attribuées à Memlinc en quatre groupes qui, suivant lui, portent les caractères de quatre maîtres différents!... Dans l'état actuel de la question et bien que le sujet nous retienne depuis quelque temps, nous ne pourrons guère nous-même proposer de conclusions person- nelles et surtout nous nous garderons des hypothèses nouvelles.

Au temps de Van Mander le nom de Memlinc ne survivait déjà plus que dans quelques mémoires. Le chroniqueur du Schilderboek dit qu'il florissait à Bruges avant Fourbus et il ne signale de Memlinc qu'une seule oeuvre, la Châsse ou fierté de l'Hôpital Saint-Jean, « ornée de figures assez petites, mais faites avec tant d'art que plusieurs fois on a offert en échange une châsse en argent pur » (2). Au XVII* siècle on racontait que Memlinc avait peint la châsse de l'Hôpital en reconnaissance des services que lui avaient rendus les frères de saint Jean. Recueillie par le chanoine de Dam- houdere, cette tradition n'impliquait point l'entrée de l'artiste comme malade au fameux

(1) VEzpoiilion des Primitifs Flamands à Bruges, Kevue de l'A ri ancien elnoderne. 1902. (1) Livre des Peintres. Ch. IV. De quelques peintres anciens et modernes.

I LES PRIMITIFS FLAMANDS • I tÇ

hôpital (i). C'est en 1753 que le chroniqueur Descamps (2) imagina la légende qui contribua fortement à populariser le maître. Descamps fait naître « Jean Hemmelinck • à Damme, suppose qu'il vécut au temps des van Eyck, raconte « qu'il s'enrôla par libertinage comme simple soldat » et que « se voyant réduit à la dernière misère dans l'hôpital Saint-Jean de Bruges,... il ouvrit les yeux sur le dérangement de sa conduite ».

Il ne restait plus qu'à orner la légende. En 1843 Viardot montre l'artiste amoureux de la sœur hospitalière qui le soigne! On va jusqu'à découvrir dans les œuvres du maître des détails inspirés par « les scènes de l'hôpital telles qu'il avait pu les contempler (3) ». Enfin Michiels se charge de donner une forme défi- nitive à ces divers éléments (4). Et quel joli roman il compose! Memlinc revient à Bruges après la bataille de Nancy, pâle, défait, le vêtement déchiré ; il tombe évanoui après avoir sonné à la clochette du monastère de Saint-Jean, est recueilli par les frères, lutte tant qu'il peut contre la douleur, revient lentement à la santé et « au retour des mois embaumés » redemande son pinceau tandis que le printemps chasse « les troupeaux de nuages qui blanchissaient les plaines du firmament. *

Memlinc n'est pas né à Damme ; il ne fut point soldat et n'eut pas besoin de demander aux frères de l'hôpital « un gîte, du repos, du pain et des soins *. Les recherches de MM- Carton, Weale, Gilliodts van Severen dans les archives de Bruges, celles de M. Dussart à Sainl-Omer ont détruit la fable que Hédouin (1847), Crowe et Cavalcaselle (1857) et Waagen avaient mise en doute, et que Fromentin regrette.

  • *

Memlinc doit être né à quelques lieues de Mayence, au village de Mômting ou Mûmling, que les documents anciens appellent Memelingen. Des extraits du journal de Rombaud de Doppere, secrétaire-greffier de l'église collégiale de Saint-Donatien à Bruges, allant de 1491 à 1498, contenaient cette note : < Die XI Augusti (1494) Brugis, obiit magister Johannes Memmelinc, quem praedicabani peritissimum fuisse et excellentissimum pictorem totius tunc orbis christiani. Oriundus erat Magunciaco, sepultus Brugis ad Aegidii. » (5). — « Le n août (1494) est mort à Bruges maître Johannes Mem-

(1) Cf. Wbalb. Hans Memlinc. Biographie. Bruges. De PUnckc. p. i, note.

(1) Vie det Peinlrts flamands. T. l. p. il.

(3) Notice sur les tableaux du Musée de l'Hôpital, 4' éd. 1854.

(4) Cf. notamment ses Peintres Srugeoit- Bruxelles, 1SS4. (s) Cf. WuazsACH. 120 tES PRIMITIFS FLAMANDS

melinc, que l'on tenait à cette époque pour le plus habile et le meilleur peintre de toute la chrétienté. Il était originaire de Mayence et fut inhumé à Bruges dans l'église de Saint'-Gilles. »

Ce texte, écrit par un contemporain, vient confirmer le renseignement fourni au XVP siècle par van Vaernewyck, le clironiqueur gantois, qui désigne le peintre de sainte Ursule sous le nom de « Hans l'Allemand». Il s'en faut pourtant que la note de Rombaud de Doppere ail fait régner l'unité dans les convictions des érudits. Pour M. Kaemmerer, l'illustre peintre de la Châsse de sainte Ursule devient le Bauernsobn aus Mûmling (i); pour M. Kuhn, l'artiste est membre d'une famille bourgeoise et serait né vers 1424 (2). Le savant à qui l'on doit la majeure partie de nos connais- sances positives sur Memlinc, et qui émit lui-même en i865 la supposition que le maître avait pu tirer son origine du village de M'ômling, sur la rivière du même nom entre Aschaffenbourg et Erbach, M. James Weale penche aujourd'hui pour l'origine hollandaise du maître qui serait issu d'une famille de Medemblick ou Memelic, ville de la Hollande septentrionale située au nord-est d'Alkmaar (S). Deux critiques (4) ayant allégué que le nom de la ville de Medemblick ne s'était jamais écrit sans un d, M. James Weale a répliqué par des documents puisés aux archives de Louvain et de Bruges où il est question de Memmelingen, Memelynck, Memelinc in Hollandt. Sur ce point le célèbre archéologue triomphait. L'extrait du journal de Rombaud de Doppere n'en conservait pas moins toute sa valeur; il constitue à nos ^^ux le fait décisif.

L'origine allemande du maître n'entraîne point l'obligation de terminer le nom de l'artiste par un g comme le décrètent certains critiques. Il convient ici d'écouter M. Weale qui assure que dans les textes contemporains découverts ou examinés par lui, le nom du maître se termine trente-deux fois par inc, quinze fois par ync, une fois par yncghe, une fois par ynghe et jamais par la terminaison ing. Ces constata- tions sont non moins péremploires que les notes de Rombaud de Doppere et tran- chent la question en faveur du c. Jadis c'était au sujet de la première lettre de ce nom illustre que l'on discutait âprement. Sanderus et Descamps, les premiers, commen- cèrent le nom par un H, — et les critiques allemands de rattacher aussitôt le maître aux familles Hemling de Brème et de Constance. Harzen s'écriait : « Si nous adop- tons le nom de Mcmling, le peintre Hemling est perdu pour l'Allemagne! » Or la

(1) KAEnnEitER, Memling. coll. Knackfuss. 1899.

(i) Hisloriscb^-poliUscbe Blâller. Munich, 1906.

(3) TIans Memlinc. Biographie.

(4) Œtkek et Bock. Cf. de ce dernier les savantes Memling Studien. Dusseldorf, 1900. LES PRIMITIFS FLAMANDS I21

première lettre est bien M et pourtant le maître, selon toute vraisemblance, est né en Allemagne ! On a fait seulement remarquer que son nom est une déformation de celui de son village natal, comme le nom de bien des maîtres néerlandais, des van Eyck aux Cranach. Pourquoi dès lors n'adopterions-nous pas l'orthographe usitée de son temps, — non celle des inscriptions tracées sur les cadres de ses œuvres et qui ne sont ni anciennes, ni authentiques — mais la forme familière à ses contemporains : Memlinc, qui reflète dans ce nom de Germanie l'accent de la West-Flandrc, l'accent de Bruges devenu pour le maître l'accent même de son génie?


La date de la naissance de l'artiste est inconnue et les archives de Memelingen ne sauraient la révéler, les registres antérieurs à iSSç étant anéantis. Hans Memlinc naquit vraisemblablement vers 1430. Il est probable qu'après avoir reçu quelques rudi- ments dans son milieu natal, il se fixa tout d'abord à Cologne où le grand Stephan Lochner atteignait le sommet de sa carrière. Que Memlinc ait connu Cologne, on ne saurait le discuter; la fidélité avec laquelle les monuments de la grande ville rhénane sont évoqués dans la Châsse de sainte Ursule nous est une preuve de la longueur de son séjour dans la cité. Mais qu'il y ait fait son apprentissage, et dans l'atelier de Stephan Lochner, c'est ce qui ne peut se soutenir que par des arguments esthétiques : l'affinité du sentiment de Memlinc avec le tendre génie du grand colonais, les rémi- niscences du Jugement Dernier de Stephan Lochner dans le Jugement Dernier de Dantzig attribué à Memlinc... Rallions-nous à l'opinion aujourd'hui courante qui retient un certain temps le jeune Hans à Cologne, avant de le faire entrer dans un atelier des Pays-Bas.

Il est bien difficile aussi de ne pas admettre la tradition qui fait de Memlinc un élève de Roger van der Weyden. A trois reprises, Vasari dans ses Vite parle de Hans (il écrit Hausse et Ausse) disciple de Ruggieri. Guichardin voit également en Memlinc un disciple de Roger. Certaines œuvres d'ailleurs accusent la plus étroite parenté entre les deux maîtres. Il existe notamment un petit portrait d'homme à la National Gallery, daté de 1462, qui, d'après l'Anonyme de Morelli (i52i), serait Roger van der Weyden par lui-même, mais que l'on est plutôt tenté aujourd'hui de consi- dérer comme un portrait du grand peintre de Bruxelles par Memlinc. Dans son trip- type de VAdoration des "Rois de l'Hôpital de Bruges, Memlinc a interprété le triptyque de Munich, unanimement attribué à Roger et qui provient de Sainte-Colombe à IZZ LES PRIMITIFS FLAMANDS

Cologne (i) où Hans le vit peut-être dans sa jeunesse. L'inventaire de Marguerite d'Au- triche mentionne, avons-nous déjà dit, « ung petit tableaul d'un "Dieu de pityé » de la main de Roger avec des feulletz (volets) de maître Hans (2) ce qui ne veut pas dire, mais laisserait croire, que Hans, élève de Roger, termina un triptyque commencé par son maître.

Il ne serait pas inadmissible que Memlinc eût travaillé dans l'atelier de van der Weyden dès avant 1460 pour collaborer aux grandes œuvres synoptiques du maître tournaisien. Le tout jeune Van Dyck ne fut-il pas associé aux grands travaux de Rubens? Ainsi s'expliqueraient les empreintes du génie de Memlinc relevées dans le polyptyque de Beaune. Et il y a tout lieu de croire que le jeune Hans connut une rapide notoriété. L'Anonyme de Morelli mentionne chez le cardinal Grimani un portrait de 1450, malheureusement perdu, représentant Isabelle, femme de Philippe le Bon, peint par Zuan Memelin (3).

Sortant de l'atelier de Roger, le jeune Hans pouvait être tenu pour un peintre bruxellois. Or, en 1454, apparaît dans les comptes de la cathédrale de Cambrai un certain « Hayne de Brouxelles, poinlre, demourant à Valenchiennes " qui reçoit six écus pour peindre à l'huile douze images de Notre-Dame, (des répliques d'une Madone miraculeuse que Petrus Christus avait copiée trois fois la même année.) Ce même Hayne (diminutif de Hans) rentre en scène en t4'>9 pour peindre le cadre du tableau de saint Auberl à Cambrai commandé à Roger van der Weyden par l'abbé Jean Robert (4). 11 ne s'agissait cette fois que d'un travail facile d'ouvrier décorateur. Mais Roger semble avoir pris à cœur les moindres détails concernant celte œuvre importante; sa femme et des ouvriers conduisirent le retable à Cambrai; sachant son élève Hans établi à Valenciennes, il lui aura tout naturellement demandé de décorer le cadre du tableau de saint Aubert. Et c'est sans doute à Valenciennes même que Mem- linc subit le charme du prince des enlumineurs, Simon Marmion. Bien entendu, les séjours de Memlinc dans l'atelier de Roger van der Weyden et à Valenciennes aux époques que nous avons dites, ne sont point des faits acquis et au surplus les pre- mières œuvres certaines de maître Hans décèlent moins l'influence de l'école de Roger ou de Simon Marmion que l'action d'un artiste de qui jusqu'à présent on ne songea guère à faire un éducateur du peintre de sainte Ursule : Thierry Bouts.

  • *

(1) Cf. Weale. Biographie p. 5. — Cf. Noire chapitre V. îioger «an der Weyden Peintre de Brarelles.

(i) Ibio. Cf. pour les rapports de Roger et de Memlinc l'article Memling de M. A. J. Wautem dan» la Biographie nationale.

(3) Cf. WURZBACH.

(4) Cf. notre ch. V. LES PRIMITIFS FLAMANDS 123

A quelle date Memlinc vint-il s'installer à Bruges? Très probablement dans le courant de l'année 1468, l'année où l'on célébra les fameuses noces de Charles le Téméraire et de Marguerite d'York, — une des plus éblouissantes féeries de l'époque bourguignonne qui en vit tant. Nous y avons fait plusieurs allusions déjà. Le duc appela à Bruges cent trente-six peintres et vingt-neuf sculpteurs pour réaliser le cadre des réjouissances. Maîtres et « ouvriers » venaient de tous les coins des Pays-Bas et leur directeur et inspirateur fut, nous l'avons dit, Jacques Daret à qui des artistes notoires apportèrent leur concours. Les rues furent tendues de tapisseries et de drap d'or ; on éleva des hourdages sur lesquels on représenta, en tableaux vivants, des scènes de l'histoire sainte et de l'antiquité païenne se prêtant à des allusions de circonstance : Adam recevant Eve de Dieu, Antoine et Cléopâtre (1). En* sollicitant notre imagination par le récit des vieilles chroniques il est possible de ressusciter les cortèges des métiers, magistrats, marchands, consuls étrangers, baillis, seigneurs, chevaliers de la Toison d'or, ménestrels, prêtres et religieux allant quérir les souverains et leur Cour au Prinsenhof et les conduisant à la Grand'PIace de Bruges où le Grand Bâtard, Antoine de Bourgogne, tenait Pas d'Armes sous le nom de Chevalier de l'Arbre d'or. De telles pompes s'évoquent uniquement par le moyen d'un charmant artifice spirituel. Toute tentative de réalisation matérielle ne peut qu'apparaître imparfaite et carna- valesque (2).

Le nom de Memlinc n'est point prononcé à l'occasion des noces de 1468. Selon toute vraisemblance, le maître vint à Bruges alors que les travaux les plus importants de la décoration publique étaient distribués. Comme on ne voulait point lui offrir une besogne médiocre, il ne fut pas employé à la parure de la cité. On savait ses mérites dans l'entourage du Téméraire et le portrait du ciseleur ducal Nicolas di Forzore Spinelli (Musée d'Anvers, fig. LXXX) qui est précisément de 1468 le prouve. C'est la seule œuvre, avouons-le, qui témoigne des relations de Memlinc avec la cour ducale (3). Spinelli (à qui l'on doit les médailles de Laurent le Magni- fique, de l'historien-poète Antonio Geraldini et d'Alphonse d'Esté) tient en main

(1) FÉTi». Hialoire du Théâtre en Belgique. Palrta Belgica, T. III, p. 791.

(x) Que 1m Brugeois mVxcusenI ! La récenlt reconstitution " «cientifique " du P»« de l'Arbre d'Or me p»n»l un morne divertissement et je ne saurais dire combien me sembla triste et ibsurde le pauvre figurant en maillot jaune <iue du Pont des Espagnols, à l'instant d'un crépuscule admirable, je via s'enfoncer en titubant dans l'ombre des rutile» C'en ptr Ai bric..à>brac, hilas ! que nous remplaçons les merveilles d'autrefois...

(3) Spinelli, né en 14^0, fut au service de Charles le Téméraire comme graveur de sceau» et aéiaania un 4<mM

à Bruges en 1467-68. En 1474 il était à Florence; en 1493 il quittait l'Italie pour se rendre i Lyon où il mounil en 1499.

. laissant deux fils. Domenico et Niccolo. qui continuèrent l'art paternel. Ce fut i Lyon que le baron Vivant Denon acheta « 

portrait de Memlinc. longtemps attribué è \ tonello de Messine et qui fut acquis par van Ertbom. lequel Ugu l'omrc ra Humtt

d'Anvers. On a lenlé ces teirps derniers de le restituer à Antonello, — mais sans preuves. 124 I-ES PRIMITIFS FLAMANDS

une monnaie avec l'effigie de Néron et l'inscription : Tiero Claudius Caesar Augustus Germanicus Tribunicia potestati Jmperalor. Dans le paysage on aperçoit deux cygnes et un cavalier rouge sur un cheval blanc. Les détails sont subordonnés à l'effet d'ensemble; le paysage manque de caractère individuel et l'on y voit naître la nature assez convenue par laquelle Memlinc remplacera presque toujours les sites réels. Mais la poésie de ce paysage s'harmonise avec l'expression du portrait. Memlinc n'a plus la rigueur, la dureté, les austères scrupules de l'ancien style. Son modèle par la pose et par le sentiment entre plus en contact avec le spectateur. Nous faisons un pas dans la voie de la beauté psychologique et subjective. C'est la gloire précisément de Memlinc d'avoir épanché les grâces de son âme dans plus d'une de ses œuvres sans avoir pour cela sacrifié les beautés techniques de la vieille école.

Le Triptyque de sir John Bonne, connu également sous le nom de Triptyque de Bevonshire parce qu'il fait partie de la galerie du duc de Devonshire (Chats- vi>orth), serait contemporain du portrait de Spinelli (fig. LXXXII). L'œuvre est célèbre, sinon populaire, depuis l'exposition des Primitifs ; elle en fut l'un des rares joyaux. Dans la partie centrale où l'on voit la Vierge et l'Enfant, entre deux anges musiciens, les donateurs sir John of Kidwelly, sa femme Elisabeth Hastings of Kerkby et leur fille, sont présentés par sainte Catherine et sainte Barbe. Le volet de gauche nous introduit dans une chambre gothique où se tient saint Jean l'Évangélisfe, le calice à la main ; sur l'autre est représenté saint Jean-Baptiste avec l'agneau. Derrière le pré- curseur apparaît, à moitié caché par une lourde colonne, un homme jeune encore, glabre, le chef couvert d'une de ces calottes de laine fort en usage à cette époque et qui font penser au fez turc. Dans ce spectateur la tradition veut reconnaître Memlinc en personne. On a la description d'un portrait du maître par lui-même, œuvre perdue et qu'un amateur vénitien vit en i Szo chez le cardinal Grimani ; mais le peintre avait soixante-cinq ans environ en exécutant cette dernière image et la description se con- tente de nous parler de sa figure imposante un peu trop forte et de ses cheveux roussâtres (t), vagues renseignements qui ne peuvent nous aider à reconnaître Memlinc dans le retable de sir John Donne.

On ne connaît point la date exacte de l'exécution du triptyque de Devonshire. De nombreux partisans de la maison d'York s'étant rendus en Flandre aux noces de Marguerite d'York et de Charles le Téméraire, célébrées à Damme le 3 juillet 1468 et fêtées ensuite à Bruges, il est probable que sir John Donne fit la connaissance de

(i) Cf. KAEnHERER, p. 32. Il existe à la Galerie Albertine (Vienne) un dessin qui est considéré par certains comme repré.- sentant Memlinc, Ce portrait est gravé par J« Van Oost. LES PRIMITIFS FLAMANDS tXS

Memlinc à ce moment. Tout porte à croire aussi que l'œuvre fut peinte à Bruges, — et non à Londres comme certains l'ont supposé. Sir John avait deux fils; l'aîné naquit en 1466. Si Memlinc avait vu ce bambin à Londres, il l'eût certainement fait figurer à genoux et mains jointes, derrière son père... Le maître s'appliqua de toute son âme à satisfaire son riche client d'outre-mer. L'unité de l'œuvre frappe fout d'abord les volets formant un tout organique avec la partie centrale. Les progrès de la perspective sont marquants et Memlinc ordonne ses figures en groupements plus harmonieux que Bouts; il associe en outre le paysage à la scène avec un goût discret, — ce qui ne veut pas dire que Memlinc, très complaisant aux formules pour ses sites de fond, soit un grand paysagiste. Il n'atteint pas sous ce rapport à la sincérité de Bouts. Ce dernier a dû l'attirer par le sentiment grave et individuel de ses figures ascétiques. Saint Jean l'Évangéliste, considéré du seul point de vue physique, pourrait se confondre avec les types créés par le portraiteur de Louvain. Mais l'expression du visage est autre et voici que se manifeste l'idéal de Memlinc. Très souvent le maître a transformé ses modèles en de pures âmes. Il l'a fait pour les deux saints Jean du triptyque de sir Donne ; il l'a fait pour le saint Christophe du revers, dont le beau visage devient, dans toutes les œuvres qui suivent, celui du disciple bien-aimé. Tout le triptyque respire une émotion douce et tendre; les donateurs vivent surtout par la grâce de leur sentiment; la symétrie ou plutôt le rythme de l'œuvre aide à créer cette gravité heureuse qui est comme l'image d'une âme très pure. Il a plu au maître d'habiller très élégam- ment cette image. La douceur intime et suave de Memlinc vient, dit-on, de Germanie ; son élégance , sa richesse , ses splendeurs lui viennent sûrement des Flandres, l'un des pays les plus opulents de la terre. Et dans cet heureux équilibre de nuances opposées on voit poindre imperceptiblement les dangers qui guettent le maître l'idéalisme continu pouvant conduire aux interprétations banales de la physionomie ; le goût des luxueux atours pouvant transformer ce peintre de l'âme en peintre de la mode.

Le portrait de Spinelli et le triptyque de Devonshire sont les premiers chefs- d'œuvre de Memlinc. Le portrait de Jeune Homme de l'Académie Carrare à Bergame, le Vieillard de la collection Oppenheim, la Tiaissance du Chrisl (?) de la galerie Clemens semblent d'une date un peu antérieure. En revanche, le Vieillard du Musée de Berlin et son pendant, le beau et expressif portrait de Vieille dame, jadis dans la la collection Nardus et actuellement au Louvre (je ne sais quelle mystérieuse corres- pondance rattache cette mélancolique figure de patricienne brugeotse aux décors décrits par Georges Rodcnbach) nous conduisent à l'année 1470, ainsi que le retable avec volets : le Christ au pied de la Croix (?) de la collection von Kauffmann à 12.6 LES PRIMITIFS FLAMANDS

Berlin et le Jeune homme devant un prie-Dieu de la collection Salting de Londres (i).

Le beau Martyre de saint Sébastien du musée de Bruxelles (fig. LXXXIII) fut peint un peu après 1470; le style en marque la date : « Cette peinture est certainement une des oeuvres les plus remarquables qu'aient produites les primitifs flamands; l'auteur a choisi le moment du drame qui lui permettait d'ordonner la mise en scène la plus pitto- resque, celui où le saint sert de cible aux archers de Dioclétien (z) ». Si les architectures du fond manquent de netteté (et certes Memlinc « architecturiste » n'a jamais égalé les van Eyck) l'arrangement général, le coloris, et jusqu'aux types sont d'une rare séduction. Les « cassures » de la pelisse du saint, l'allongement des figures indiquent l'influence persistante de Thierry Bouts à qui l'œuvre fut longtemps attribuée. Mais le coloris est plus brillant que celui du peintre de Louvain, et Bouts aurait sans doute considéré comme une audace excessive, l'étroite rencontre du pourpoint jaune de l'archer et de son manteau de pourpre éclatante. Il est probable que le Martyre de saint Sébastien fut exécuté pour la Gilde des Archers à Bruges ; les bons bourgeois du XV' siècle apportaient quelque discernement dans leurs commandes artis- tiques (3).

Il nous faut maintenant citer sans ordre une série d'oeuvres attribuées avec plus ou moins de raison à Memlinc et qui semblent peintes entre les années 1470 et 1475 : le Jeune Homme tenant une flèche (collection Oppenheim) qui offre quelque ressemblance avec le portrait du bâtard de Bourgogne conservé à Chantilly (4) ; le Saint Jérôme, assez ruiné, de la collection Bachhofen (Bâle) ; les deux volets de la collection R. Kann de Paris, un "Donateur et sa femme avec leurs patrons peints dans un paysage qui font encore penser à Bouts ; le Portrait d'un homme à visage plein du Musée de Bruxelles (Nicolas Strozzi?) découpé sur un paysage sans caractère ; les remarquables figures de Saint Jean-^Bapliste et de Saint Laurent (National Gallery), volets d'un triptyque dont le centre est perdu ; le Saint Jean^Baptiste de la Pinacothèque de Munich daté de 1472 et signé H. v. d. Goes par un faussaire, (petite figure d'un

(1) Le» points d'interrogation nous sont une manière commode d'indiquer que l'œuvre ne doit être attribuée au maître qu'avec réserve.

(1) Cf. NàvB, Jos. Le Martyre de saint Sébastien au Musée de Bruxelles. Bruxelles, Imp. Bartsoen, 1899.

(3) Le Martyre de Bruxelles a été rapproché par M. A.-J. Wauteks (Sept études peur servir à l'histoire de H. Memling. Bruxelles, 1893) d'un saint Sébastien, volet d'un triptyque conservé au Louvre qui procède évidemment du tableau de Bruxelles, mais dont la facture nous rapproche de Gérard David. Une autre réplique du Martyre au Musée de Berlin fait plutôt penser à Albert Bouts. — Il y a lieu de remarquer encore que dans le tableau du musée de Bruxelles figure un Turc qui reparaît dans l'une des scènes de la Châsse de sainte Ursule.

(4) Le portrait de Chantilly est attribué par les uns à Roger van der Weyden, par les autres i Memlinc. Peut-être n'est-ce qu'une réplique d'un chef-d'œuvre perdu. Il en existe une copie, très médiocre suivant nous, à Dresde. Signalons encore à Chantilly un diptyque (Crucifixion et portrait de Jeanne de Bourbon) d'un imitateur de Memlinc. LES PRIMITIFS FLAMANDS 127

style très élevé qui faisait probablement partie du diptyque admiré par l'anonyme de Morelli en i52i chez Pietro Bembo à Padoue : el quadrettro in due portelli del S. Juan Batlista vestilo con l'agnello) ; un Portrait d'homme (?) de la Pinacottièque de Munich avec un paysage semblable à celui qui encadre les saints Jean-Baptiste de Munich el de la National Gallery (i); le Portrait d'un Seigneur (Institut Staedel) coiffé d'une casquette conique, œuvre d'une grande sûreté technique que l'on désignait jadis comme étant le portrait de Mcmlinc lui-même ; enfin le Jeune Homme aux lon- gues boucles de l'Académie de Venise qui est à rapprocher du Jeune Homme à la flèche de la collection Oppenheim. Faut-il ranger parmi les créations du maître la Vierge el l'Enfant de la collection Liechtenstein, datée de 1472? L'auteur s'y essaie à des ordonnances plus réelles que celles de Memlinc. La Vierge, debout, se promène dans son intérieur gothique et s'approche du donateur agenouillé que lui recommande saint Antoine. Mais la Madone semble reproduire une statue et le donateur (son costume paraît d'une date postérieure à celle qui est inscrite sur le panneau) pour être animé d'un esprit nouveau, ne laisse pas moins à désirer comme portrait (2).

En 1473 — la Hollande étant en guerre avec la ville de Dantzig — le capitaine Paul Beneke captura un bateau frété par le célèbre Thomas Portinari (3) el qui allait de Bruges en Italie par Londres, portant à bord un grand retable du Jugement Dernier attribué aujour- d'hui à Memlinc. Tout comme la grande Adoration des Bergers de van der Goes, l'œuvre était destinée à décorer une église florentine, et les donateurs représentés avec leurs armoiries sur les volets extérieurs sont probablement Jacopo Tani de Florence et sa femme Catherine (4). Déposé par Paul Beneke à Sainte-Marie de Dantzig, le retable après un voyage à Paris et à Berlin est encore visible aujourd'hui dans une chapelle mal éclairée de la même église. Au centre, l& Jugement proprement dit montre le Christ dans sa gloire el saint Michel cuirassé pesant les âmes; à gauche, les damnés sont précipités dans les flammes éternelles ; à droite, saint Pierre accueille les élus que les anges conduisent par les portes d'un riche portail gothique vers l'éternelle spendeur. Très semblable au retable de Beaune, \& Jugement Dernier de Dantzig présente aussi de sensibles différences

(1) Œuvre douleuic que le xviii* litcle tenait pour un Raphiël I

(*) Tris apparentée i une autre Madone de la galerie Licchicnitcin, la \Urg€ de 1471 est luipecle à M. Wcak, paret ^m* l'Enfant Jésus est habillé. Cette particularité ne suffit paa, à notre avis, pour rejeter l'asuvrc du catalogue d« Memlinc.

(3) Cf. notre chapitre XI.

(4) Cf. pour le retable de Dantiig : Gaspaid Weinuich. Danxlger CbroHlk. Berlin, |85S p. 91; Km, A. Du Jimptl dericbt in der S'^Mjrttn Oberp(arrkircbe In Vanzig. Danisig, 1889 ; Léof. oa LiBaaua. Einign ibtr dj» btribmtt XUarbÛd : Dos Jimptl GtrUbl in der Martenkircbt au Damlg. Berlin, i83i; ; Caowa et Cavalcaselli (Ed. Allemand). Attribué succeasivement i *aa Eydi. van der Weyden, van der Goes, van Ouviialer, Wolgemut, le Jugement de Dantaig (ul donné à Memlinc par HoiIm. Wnrakadi inclinerait à considérer le retable des Tani comme une réplique d'un original dont il resterait un fragment au Loaw* (la attribués plutôt en ces temps derniers à Thierry Bouts). t28 LES PRIMITIFS FLAMANDS

avec l'œuvre de Roger van der Weyden. Le génie cyclique du porlraileur de Bruxelles ne va point jusqu'à éviter quelque manque de liaison entres les différents panneaux de son œuvre. Un jeu savant de lignes harmonieuses rassemble au contraire étroitement les trois parties du Jugement de Dantzig. Qu'on se souvienne aussi des nus assez pauvres de Roger de la Pasture; ceux de Dantzig sont modelés, dessinés, groupés avec maîtrise, tout en gardant les lignes de la plus expressive chasteté. Est-ce à dire que le retable de Jacopo Tani surpasse celui de Nicolas Rolin ? Nullement. Ni la suavité du disciple, ni son élégance, ni son adresse à rajeunir les formules vénérables ne sauraient faire oublier la grandeur souveraine du maître.

Memlinc néanmoins atteint ici un second sommet, — le triptyque de Devonshire perpétuant le souvenir de son ascension première (i). Il n'est guère possible de suivre le développement progressif de sa maîtrise à travers les œuvres antérieures à 1475; mais nous pouvons mesurer le chemin accompli par le maître depuis son arrivée à Bruges, depuis l'exécution du retable de sir John Donne. Charme de plus en plus vif, harmonie de plus en plus idéale, et — qualité sensible surtout dans les portraits — possession de plus en plus sûre du métier : le maître est prêt aux tâches décisives.

  • *

L'éblouissant Mariage mystique de sainte Catherine (fig. LXXXIV à LXXXVIII) du musée de l'Hôpital fut commencé en 1475, peut-être même un peu avant, et le maître Y travailla pendant quatre ans (2). Memlinc reprend ici le motif du triptyque de Devonshire en le modifiant au point d'aboutir à une conception nouvelle. La Vierge trône au centre d'une salle à colonnes et tient l'enfant sur ses genoux. Les deux saints Jean, qui dans le triptyque de Devonshire figurent sur les volets, paraissent ici dans le panneau central, aux côtés de la madone. Sainte Catherine devant saint Jean l'Evangéliste et sainte Barbe devant saint Jean-Baptiste occupent le premier plan aux extrémités du panneau. Deux

(1) Il existe dans une petite ville de la Sicile, Polizsî Generosa, un triptyque représentant au centre la Vierge entourée de quatre anges musiciens et sur les volets sainte Catherine et sainte Barbe, œuvre d'une qualité supérieure et à laquelle nous avons con.- lacré une étude dans \t Journal de Bruxelles du 23 novembre 1908. Suivant une tradition de la fin du XV' siècle, ce triptyque aurait été donné à l'église de Sainte.-Marie^^des.-Anges de Potizzi par un capitaine de vaisseau du nom de Lucas Giordanus; l'histoire res.- semble, on le voit, à celle du Jugement T)ermer de Dantzig. Avec les réserves d'usage, nous avons attribué le triptyque de Polizzi à Memlinc. C'est sûrement une œuvre de son atelier.

(2) On peut lire sur le cadre un texte qui reproduit sans doute une inscription contemporaine : Opus Jobannis Memling anno MCCCCLXXIV, Jusqu'en 1637, le che(.-d'œuvre orna l'église de l'Hôpital; envoyé à Paris en 1794, rendu en i8i5, il fut restauré en 1817 — non sans dommage — par J. F. Ducq. Les traces des repeints sont encore sensibles sur le volet représentant saint Jean il Pathmos (le cercle intérieur de l'arc-en^-ciel, les reflets des rochers, etc). Certaines taches brunâtres sur les figures du panneau central n'existaient certes point au XV" siècle. Il est piquant de constater qu'un grand critique allemand considère le volet gauche comme étant le mieux conservé, alors qu'il est tout simplement le plus restauré.

I LES PRIMITIFS FLAMANDS

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anges sont au service de la Vierge et de l'Enfant ; l'un lient un petit orgue à droite de Jésus, l'autre présente à Marie le Livre de la Sagesse. Derrière celte * sacra con- versazione », de fines colunnettes romanes se couronnent de chapiteaux représentant : l'Ange apparaissant à Zacharie, la naissance du Précurseur, saint Jean buvant la coupe empoisonnée et la résurrection de Drusiane, — motif qui, pour certains critiques, représentait Memlinc malade emporté sur un brancard... A travers les colonnettes on aperçoit dans un paysage urbain des épisodes de la vie des deux saints Jean. A l'extrémité gauche, un peu au-dessus de la tour de sainte Barbe, se montre un frère de saint Jean : Josse Willems qui fut jaugeur public de vin de 1467 à 1488 et maître spirituel de l'hôpital de 1475 jusqu'à sa mort en 1488. On le voit encore dans le paysage du fond exerçant ses fonctions de jaugeur >< près de la Grue dans la rue Flamande, avec la petite église romane de Saint-Jean dans le lointain, et, à droite, au coin de la rue Fleur de Blé, la maison nommée Dinant en cours de construc- tion. » (t) Le volet de gauche (fig. LXXXV) montre saint Jean dans l'île de Pathmos et celui de droite la Décollation du Précurseur (fig. LXXXVI). A l'extérieur sont les portraits des donateurs, les deux frères Antoine Seghers et Jacob de Kueninc avec leurs patrons (fig. LXXXVII), et les deux sœurs Agnès de Casembrood et Clara van Hiàlsen, présentées par leurs saintes patronnes (fig. LXXXVIII).

L'œuvre est pleine d'un souffle moral partout sensible. Les frères de l'Hôpital ne pouvaient souhaiter plus délicat hommage à la Vierge et au Sauveur ; les deux patrons de la charitable institution sont glorifiés dans le retable ; le maître a symbolisé la double vocation des frères hospitaliers voués au Christ, comme sainte Catherine, et aux œuvres actives, comme sainte Barbe. La fidélité aux textes sacrés est partout scrupuleuse et à cet égard le saint Jean à Pathmos mérite une particulière attention. Le maître rassemble dans un seul panneau les visions diverses de l'Apocalypse. Il est vrai que la virtuosité de Memlinc, immatérielle dans la représentation de la Jérusalem céleste, met quelque complaisance à reproduire les cavaliers chevauchant au bord de la mer, ce qui fournit au maître l'occasion un peu frivole d'imiter les reflets dans l'eau. Mais on ne saurait demander à ce peintre adorable de sacrifier complètement les grâces extérieures, même dans les pages où il met le plus de son âme. Memlinc annexe à son art le charme des détails que ses prédécesseurs avaient pressenti et que les miniaturistes con- temporains cultivaient avec amour. Par la liaison établie entre ces petits sujets, il assure même une unité plus grande à sa composition. Les motifs des volets sont la suite et l'achèvement des épisodes du panneau central, — le volet de la Décollation montrant la danse de Salomé dans le palais du tétrarque, et la vision de Pathmos

(1) Wealb. Biographie. l3o LES PRIMITIFS FLAMANDS

complétant les scènes d'cntrc-colonnes où le peintre raconte la vie du disciple bien-aimé. L'évocation d'un coin de la cité, dans ces petites scènes du fond, rend tangible jusqu'au charme même de Bruges, et les portraits des donateurs, — précises et sincères figures qui rivalisent avec les portraits de van Eyck, de van der Goes et que Memlinc lui-même ne surpassera pas, — nous renseignent en outre sur la psychologie individuelle du temps. Enfin le coloris, malgré les retouches, apparaîtrait comme l'âme même de l'œuvre, si nous ne savions que dans leurs pages capitales, les artistes de ce temps entendaient surtout correspondre avec Dieu. On a décrit si éloquemment déjà les splendeurs du grand retable de l'Hôpital, les délicatesses des volets, l'éblouissante harmonie du panneau central, l'élé- gance de la sainte Catherine au visage exquisement juvénil, et de la sainte Barbe aux paupières baissées (i); on a dit si justement qu'on retrouvait ici le clair-obscur de van Eyck avec des souplesses nouvelles et « des distances mieux marquées entre les demi-teintes et les lumières, » qu'il serait vain de tenter à nouveau une analyse technique du chef-d'œuvre. Memlinc a réalisé ici son idéal avec une plénitude entière de moyens matériels et spirituels. Toutes ses qualités acquises ou instinctives s'assemblent pour se soumettre aux douceurs extrêmes de son rythme personnel. La mysticité de notre race a pu parler ailleurs un langage plus grandiose ou plus pathétique ; elle n'a jamais connu séduction plus pure, ni suavité plus adorable. On sait le mot de Michel-Ange sur Fra-Angelico. Memlinc lui aussi a dû visiter le Paradis, y recevoir un permis d'études et y faire choix de quelques-uns de ses plus beaux modèles...

Si la Passion du Christ de la Pinacothèque de Turin est bien de Memlinc, elle affirme les dons de miniaturiste du maître, si sensibles déjà dans les fonds du Mariage mystique de sainte Catherine. Cette Passion est un tableau de petite dimension exécuté vers 1476. L'histoire en est obscure. Pour les uns, les portraits peints aux extrémités de l'avant-plan sont ceux du célèbre enlumineur Guillaume Vrelant, ami de Memlinc, et de sa femme, qui auraient offert le tableau en 1478 à la Gilde de Saint- Jean et de Saint-Luc pour orner l'autel de la Corporation dans l'église de Saint- Barthélémy à Bruges (2). Pour les autres, les donateurs seraient Thomas Portinari et sa femme (3), et l'œuvre aurait été exécutée en Toscane!... La multiplicité des scènes

(1) Le D' Rubbrecht, de Bruges, croit reconnaître Marie de Bourgogne dans la sainte Catherine et Marguerite d'York dans la sainte Barbe.

(1) Weale. Biographie p. lo.

(3) Cf. WuBZBACH. On attribue à Memlinc un portrait qui représente, croit-on, Thomas Portinari (coll. Goldschmidt), œuvre assez lourde, exécutée vers 1475. L'Homme en prière, des Offices, daté de 1487 (moitié d'un diptyque) et provenant de Santa-Maria- Nuova, a été considéré également comme un portrait de Portinari par Memlinc. LES PRIMITIFS FLAMANDS t3l

et des personnages (on compte deux cents figures sans les chevaux, chiens, etc.) nuit fort à la lisibilité de l'ensemble. Le coloris manque au surplus d'éclat dans celle oeuvre par trop célèbre, mais les portraits des donateurs sont charmants, et si vraiment ils représentent Guillaume Vrelant et sa femme, Mcmlinc n'aura point déçu l'espoir du maître enlumineur, son client et ami.

C'est au moment où il aurait peint ce tableau de Turin (employons un prudent conditionnel), que le maître sans doute exécuta le diptyque du Louvre (la Vierge et les Saintes d'une part, saint Jean-Baptiste et le donateur Jean du Celier de l'autre), puis les magnifiques figures de Guillaume Moreel et de sa femme Barbara de Vlaenderberghe (Musée de Bruxelles) (fig. XC et XCl). On suppose que ces deux effigies célèbres sont les volets d'un triptyque dont la partie centrale serait perdue (i). Descendant d'une famille italienne, les Morelli, établie dans les Flandres depuis deux ou trois généra- tions, Guillaume Moreel fut bourgmestre à plusieurs reprises, occupa un rang élevé dans la vie sociale et politique de Bruges, et incarna puissamment la bourgeoisie intransi- geante d'une ville qui, malgré sa décadence toute proche, devait encore s'insurger contre l'empereur d'Allemagne. Memlinc comprend à merveille le personnage et son milieu ; la fidélité du maître à la nature est moins entière que celle de van Eyck ; mais peut-être juge-t-il plus librement ses modèles et en exprime-t-il mieux les caractères moraux. Et l'on ne peut que répéter ces réflexions devant le portrait de Barbara de Vlaenderberghe van Hertsvelde, femme de l'énergique bourgmestre.

En 1479, Memlinc peignit le petit et délicieux triptyque de Jean Floreins, alias Van der Rijst (Musée de l'Hôpital de Bruges), inspiré du Roger van der Weyden de Sainte-Colombe conservé à Munich. La partie centrale : VJldoralion des Mages (fig. XCIl) diffère pourtant de la conception du portraiteur de Bruxelles. Tenant l'enfant Jésus, enveloppée d'un grand manteau bleu, la Vierge est placée exactement au centre avec saint Joseph tout en rouge à ses côtés. Outre les rois mages, somptueusement vêtus (2), on voit dans ce panneau le donateur Jean Floreins accompagné de son jeune frère Jacob (à droite). Le volet de droite, la J^ativilé (fig. XCIII), d'une exécution moins magistrale que V Adoration, porte au revers un saint Jean très doux qui passait autrefois pour représenter Memlinc lui-même. La Vrésentalion au Temple, volet de gauche, est une scène de petite dimension, simple et gran- diose, où la solennité mystique de Roger van der Weyden est peut-être surpassée (fig. XCIV). Tout le triptyque de Jean Floreins garde une clarté d'exposition et un charme de coloris que sont loin d'avoir les œuvres synoptiques telles que la

(t) II» auraient appartenu jadia i l'HApitat Saint-Julitn de Brugca.

(1) L'un d'eux aérait Charica le Téméraire. C(. D' RuuaacT. Cbcrlti U TH^inir* HalUll rrrfnalbt? BrafO, t^o». t32 I-ES PRIMITIFS FLAMANDS

Passion de Turin. On retrouve ces qualités dans V Adoration des "Rois du Prado connue sous le nom « d'autel portatif de Charles-Quint » qui reproduit le retable de l'Hôpital de Bruges avec quelques variantes (i). Memlinc est avant tout peintre de retables. Dans la version de Bruges comme dans celle de Madrid, sa fin dernière est la prière. Le triptyque de Jean Floreins est un acte de foi et l'on a fait remarquer que Memlinc y montre l'Enfant Jésus adoré lors de sa naissance par sa mère et les anges, lors de la Présentation au Temple par Siméon et Anne représentant les Juifs, et enfin dans la Crèche de Bethléem par les rois Mages incarnant les Gentils.

L'année 1480 est des plus importantes. Le nom de Memlinc apparaît pour la première fois dans le registre des peintres et on s'étonne de ne pas l'avoir rencontré plus tôt. De 1480 datent : le panneau des Sept Joies de la Vierge (Pinacothèque de Munich) donné par Pierre Bultinc à la corporation des Tanneurs de Bruges et d'un style identique à la Passion de Turin ; les Chevaux à l'Abreuvoir de la collection Cardon (fig. LXXXIX), délicieux fragments de triptyque, se retrouvent dans un des épisodes de ces Sept Joies ; le triptyque de la "Descente de Croix ( Hôpital de Bruges) commandé par Adrien Reyns, directeur de l'Hôpital, (œuvre d'authenticité douteuse à notre avis) (2) et dont les volets représentent Adrien Reyns et saint Adrien d'une part, sainte Barbe de l'autre, et au revers sainte Wilgeforte et sainte Marie l'Égyptienne; enfin, la Sibylle Sambeth (fig. LXXXI), de l'Hôpital de Bruges, qui n'a rien de sibyllin, ni d'allégorique et qui est tout simplement, croit-on, le portrait de Maria Moreel, fille de Guillaume Moreel et de Barbara de Vlaenderberghe. Répétons ici, pour montrer l'intérêt de cette œuvre, ce qu'en dit Karl VoU. La jeune fille porte, comme sa mère, un hennin orné d'un voile. Dans le portrait de Barbara l'étoffe transparente n'est sensible que par ses contours et par la blancheur plus prononcée des parties couvertes. Toute la vieille école traitait de la sorte le motif du voile. Pour la soi-disant Sibylle Sambeth le peintre, adoptant une manière plus picturale, ne distingue pour ainsi dire plus le voile de la tête et établit une relation étroite entre l'étoffe et les chairs. Memlinc ouvre ici le chemin aux techniciens du siècle futur et pour rendre la diaphanéité des tulles et des linons de Flandre, Quentin Metsys n'aura point de procédés plus modernes que ceux du portraitiste de Maria Moreel.

On groupe encore autour de l'année 1480 : le beau portrait d'homme glabre du Mauritshuys de la Haye, une belle et curieuse variante du Mariage mystique de

(1) Très beau tableau qu'on peut tenir pour un original sans admettre pour cela que le mage agenouillé soit Philippe le Bon et que le roi en costume de pourpre et d'hermine représente Charles le Téméraire. On place à présent l'exécution de cette réplique entre 1480 et 1485.

il) Une belle Pieià de la galerie privée du prince Doria (Rome) répète cette composition. Une troisième Pietà, d'un contemporain ou d'un disciple de Memlinc, est conservée dans la collection Frotti, à Paris. tES PRIMITIFS FLAMANDS l33

sainte Catherine conservé dans la collection Goldschmidt et une Madone à mi-corps du prince de Liechtenstein. C'est en 1480 aussi (vers le mois de mai) que Memlinc acheta une grande maison, domus magna lapidea, * dans ta rue qui conduit du pont Flamand vers les remparts de la ville, ainsi que deux maisons attenantes (1) ». Le maître était riche; il n'y avait que cent quarante bourgeois de Bruges qui payassent des impôts plus lourds que les siens. On a supposé que la fortune lui était venue par le mariage; il épousa en effet entre 1470 et 1480 Anne, fille de Louis de Val- kenaere. Mais il est raisonnable de penser avec M. Weale, que Memlinc, chargé de commandes, gagnait beaucoup d'argent. Avec deux cent quarante-cinq citoyens de Bruges, il aida la cité à soutenir financièrement la guerre entreprise par Maximilien d'Autriche contre le roi de France. Nous sommes loin de la jolie légende chère i Fromentin! Memlinc reçoit même des élèves; le 8 mai 1480 Jan Verhanneman, fils de Nicolas, entre chez lui comme apprenti; en 1483 il reçoit dans les mêmes condi- tions Passchier van der Mersch; un autre artiste doit être considéré comme son élève, c'est Louis Boels qui fut maître lui-même en 1485 et se contenta souvent, croit-on, de peindre d'après des dessins ou modèles de Memlinc des tableaux qui sont peut-être tenus aujourd'hui pour des originaux de l'illustre maître... Les trois panneaux d'orgue du Musée d'Anvers : le Christ et les Anges Musiciens (fig. XCV à XCVII) furent sûrement exécutés avec des collaborateurs. Ils proviennent du couvent des bénédictins de Santa-Maria-la-Real à Najera (Castille) et comprennent en tout dix-sept figures plus grandes que nature (2). Les vêtements de deux des anges se rehaussent de broderies d'or où l'on voit les armes de Castille et de Léon et l'œuvre fut probablement commandée, vers 1480, par Pierre et Antoine Najera, consuls espagnols à Bruges. Les adorables figures d'instrumentistes célestes rappellent les anges du retable de Dantzig, mais le caractère général de l'œuvre, d'une ordonnance très régulière pourtant et d'une religiosité entière, n'accuse aucun parti pris d'archaïsme. Ces panneaux de Najera peu- vent même être considérés comme une « tentative d'avant-garde ». Ils sont comme une annonce du grand art décoratif de la Renaissance et si le maître n'avait pas aban- donné une trop grande part de l'exécution à ses élèves — nous ne retrouvons point les tonalités précieuses du Mariage Mystique et du retable de Jacques Floreins — , peut-être aurions-nous eu ici son chef-d'œuvre.

(i) Jakis Wbai».

(1) Six pttils tableaux du Muiée de Striabourg, atlribuéa IraditionnelIcmenI i Simon Marmion (I ayant formi jarfia m» triptyque, montrent au centre un Chrltl inapir< de celui de Najera. L'un dea petit» tableaux représente une (emme nue : U TanM ; à afca pied» est un petit chien que l'on retrouve dani un Porlratl de Dcnattur, de la Galerie d'Hermanaladl. attribua à HtmKmc atati que son pendant ; la Femme du Donateur (même Galerie). l34 LES PRIMITIFS FLAMANDS

« *

Le génie de Memlinc grandissait toujours et nul technicien ne pouvait se mesurer avec lui. comme le prouvent les œuvres auxquelles il mit seul la main, et nous songeons moins à la délicate Annonciation de la collection RadzivDill (certains la croient de l'année i5oo) si harmonieuse dans sa composition, mais si déroutante par le mouvement des personnages, qu'au pur retable de Guillaume Moreel (Musée Communal de Bruges), trop peu apprécié à notre égard et qui marque peut-être l'apogée des conquêtes du maître (Fig. XCVIIl). Ce chef-d'œuvre date de 1484. Au centre, dans un beau paysage fluvial, on voit saint Christophe, saint Maur et saint Gilles ; à droite, le donateur Guillaume Moreel est agenouillé avec ses cinq fils et présenté par son patron saint Guillaume de Maleval ; à gauche, Barbara de Vlaenderberghe avec ses onze filles est accompagnée de sainte Barbe. L'extérieur des volets, très détérioré et peint probablement en 1 504, représente saint Jean-Baptiste et saint Georges en grisaille. — Il est impossible d'exprimer par le dessin et la couleur plus de douceur céleste qu'on en voit sur le visage du Porteur de Dieu et des deux saints qui l'accom- pagnent. La noble et calme émotion que Bouts communiquait aux figures de saint Jérôme et de saint Bernard dans son triptyque du Martyre de Saint-Erasme se reconnaît ici ; mais il s'y ajoute je ne sais quelle douceur vivante où s'annonce Gérard David. Le grave et attirant visage de saint Maur est l'image naturelle des joies mystiques. Ne con- serverait-on de tout l'œuvre de Memlinc que cette tête qu'on pourrait déterminer avec justesse la sublimité souriante de son génie. On en peut rapprocher le Saint Benoît lisant dans un bréviaire, des Offices (i), et l'admirable Tête de Moine, peinte à la gouache et conservée au Louvre. Quant aux portraits de Guillaume Moreel et des siens, ils sont un raccourci frappant de l'humanité croyante qui vivait alors dans les Flandres et possédait des maîtres incomparables pour perpétuer sa physionomie.

Le beau retable de Jacques Floreins (Musée du Louvre) qui représente le donateur, sa femme, leurs dix-huit enfants présentés à la Madone par saint Jacques Majeur et saint Dominique, est inspiré des mêmes sentiments de piété heureuse et familiale. C'est un précieux chef-d'œuvre qui doit être contemporain du retable de Guillaume Moreel, mais auquel une restauration indiscrète a malheureusement enlevé sa patine et ses délicates teintes d'azur.

Le diptyque de Martin de Niewcnhoven (Musée de l'Hôpital) achevé en 1487 est également un chef-d'œuvre, célèbre dès longtemps pour son ordonnance simple et

(1^ Ce Saini Benoit lisant et un Porfrail présumé de Bcnedetto Porliniri, éjilement aux 0|fices, seraient les volets d'une Vierge à la Pomme du Musée de Berlin peinte vers 1487. LES PRIMITIFS FLAMANDS I 35

charmante et pour la physionomie poétique du donateur (fig. IC). Martin van Nje- wcnhoven n'avait que vingt-trois ans quand le maître fit son portrait. Il prie devant un vitrail où se dessine la traditionnelle figure de son patron. L'art de Memlinc se per- sonnalise dans cette tête un peu brune, qu'encadre une chevelure aristocratique et qui respire une ardeur juvénile. Le jeune roi David, que peignit van der Goes, n'avait pas plus de douceur, ni plus de mystique fierté que ce futur bourgmestre de la bonne ville de Bruges, et si Memlinc, dans sa jeunesse, rêva pour lui-même la beauté du visage, ce sont les traits héroïques et doux d'un Martin van Niewenhoven qu'il devait se souhaiter. Sur l'autre panneau du diptyque, la Vierge présente une pomme à l'Enfant Jésus (fig. C); le sentiment est ici moins élevé, l'idéalité de la Madone ne va pas sans une légère fadeur ; mais l'harmonie vaporeuse des teintes claires, azurées, duvetées comme du pastel, justifie la popularité de cette fine icône.

Le coloris de la Châsse de sainte Vrsule a les mêmes grâces délicates et un peu superficielles. (Fig. CI à CVIH.)

<^ Ce reliquaire célèbre est un petit édifice gothique mesurant o'"86 de hauteur sur

o^gS de longueur Il renferme des reliques dont le notaire Romboudt de Doppcre a

dressé l'inventaire et qui pourraient bien avoir été rapportées de Terre Sainte par Anselme Adornes, conseiller et ambassadeur de Charles le Téméraire, et offertes par lut à l'Hôpital Saint-Jean, (i) » Lâchasse fut solennellement inaugurée le i\ octobre 1489 par l'évêque Gille de Bardemaker ; les peintures qui la décorent, terminées peu de temps auparavant, sont donc bien postérieures à l'époque légendaire de Memlinc qui suit immédiatement la mort de Charles le Téméraire (1477),

Nous n'avons pas à raconter ici la légende de la vierge britannique et de ses onze mille compagnes; nous tâcherons même de nous en tenir à une description concise des peintures. Elles comprennent huit panneaux et six médaillons. Aux extré- mités de la châsse on voit, d'une part, Marie avec l'enfant protégeant deux sœurs de l'Hôpital, Jossine van Dudzeele et Anna de Moortele (fig. CIII) ; d'autre part, sainte Ursule tenant deux de ses compagnes sous son manteau, (fig. CIV) Sur les grands côtés, la légende se déroule en six compositions : t" Ursule décidée à fuir Conan, fils du roi des Pietés, débarque à Cologne avec ses compagnes (fig. CV). Les navires

(1) A.-J. Wauters. Biographie dt Belgique. Cf. surtout pour la Chiuc : Weali cl WuiinAai. Voir (gai VuMaa. VJIixbileclure dans les a-uvres de Memlinc el de Jean Fouquel. Gatelie des Beaux-Ârls, mari 1906, DiLtrmai; la CKIa* de mMt

Vrsule; Kevouerg van Kemel ; Vrsule, princesse britannique. Cand, 1818. l36 LES PRIMITIFS FLAMANDS

stationnent dans le fleuve et Ursule est reçue par son amie Sigillindis, souveraine de la cité. Les monuments de Cologne encadrent la composition et l'on reconnaît très nettement la tour inachevée du Dôme, Saint-Martin et la Bayenlurm. A gauche, un ange annonce à la sainte son martyre; 2" Poursuivant son voyage vers Rome, Ursule arrive à Bâle. Dans le lointain se profilent les Alpes neigeuses que les vierges s'apprêtent à franchir. Le peintre de cette scène n'a certainement pas vu Bâle ; 3" Arrivée du pèlerinage à Rome (fig. CVl). Le pape s'avance vers sainte Ursule et la bénit ainsi que toute la pieuse escorte. A gauche, des néophytes reçoivent le baptême et l'on aperçoit, derrière eux, sainte Ursule communiant. C'est peut-être la plus belle des six compositions qui racontent la légende ; 4" Retour à Bâle en com- pagnie du pape et de deux cardinaux. Bâle n'a plus le même aspect que dans la com- position du départ ; 5° Retour à Cologne et martyre (fig. CVII et CVlIl). On aper- çoit celte fois les églises Saint-Séverin, Marie-au-Capitole, Saint-Martin et le Dôme. Un archer, dans le dernier panneau, ajuste la sainte défaillante; on croit que c'est un portrait du fameux Dschem, frère du sultan Bajazet qui fut pris à Rhodes en 1482 et mourut à Naples en 1495. Le peintre évoque ici la pittoresque vie des camps au XV* siècle avec l'art charmant et fidèle d'un chroniqueur de la Cour de Bourgogne.

Six médaillons décorent le toit. Les deux meilleurs représentent le Couronnement de Marie et Sainte "Ursule et ses compagnes ; les quatre autres, des anges musiciens. Ces médaillons sont, ou de médiocres travaux d'élèves, ou des peintures maltraitées par les restaurateurs. Il est certain que la Châsse ne nous est point parvenue dans son état primitif. Les baies où s'inscrivent les panneaux de la légende étaient décorées jadis de fenestrages enlevés on ne sait quand et dont la trace reste visible malgré des retouches (1). Nous ne pouvons toutefois accueillir l'insinuation des critiques allemands laissant entendre que les religieuses de l'Hôpital auraient vendu les médaillons de la partie supérieure et mis à la place de mauvaises imitations ! Par respect des reliques et aussi sans doute un peu par amour de ces charmantes miniatures, le trésor fut toujours jalousement gardé par les sœurs. Elles réussirent à le cacher en 1794 et à empêcher son exode à Paris. Depuis, elles repoussèrent constamment de brillantes offres de vente.

Vitet raconte qu'en 1829, la Châsse était dans la chapelle de l'Hôpital; à peine la pouvait-on voir et d'un côté seulement. Rares d'ailleurs étaient les Brugeois qui auraient conseillé à l'étranger traversant Bruges d'aller visiter l'Hôpital et ses

(1) Cf. HuLiN. Caïalogue. It existe à Chantilly un Transfert des reliques de sainte Perpétue dans l'église de bouvignes après le sac de Dînant en 1466, ueuvre assez apparentée avec la Châsse de sainte Ursule et les peintures de Munich et de Turin.

C(. WUBZBACH. LES PKiniTlFS FLAMANDS

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merveilles. Quelle métamorphose aujourd'hui ! Et en songeant à la vieille cité glorieuse et dolente, qui n'évoque aussitôt les œuvres de Memlinc où s'éternisent tant de richesses et de beautés défuntes ? Pour la foule qui se presse à l'Hôpital, la Châsse de sainte Vrsule est comme le tabernacle même de la ville. Il s'en faut toutefois qu'elle soit le chef-d'œuvre du maître, et puisque j'ai prononcé le nom d'un grand écrivain à la lecture de qui je dois, non moins qu'à Fromentin, la passion de la critique fondée avant tout sur l'amour de la beauté, c'est à Vitet que je vais demander de juger la Châsse célèbre et les scènes microscopiques des parois : « Tout cela est rendu avec une adresse incroyable; mais ne vous semble-t-il pas que le fini des détails, l'éclat du coloris, la délicatesse de la touche sont le but principal de l'artiste? N'y a-t-il pas dans ces figures plus de finesse que de sentiment ? Les expressions sont gracieuses, jamais profondes. C'est une merveille dans son genre, mais dans un genre limité, et de même ordre à peu près que certaines peintures dont les beaux missels de ce temps sont souvent enrichis ; chefs-d'œuvre de patience, plus voisins de la bijouterie que de l'art véritable (i) ». Et Vitet compare la Châsse au Mariage mystique de sainte Catherine où le peintre agrandit l'échelle de ses pensées, poursuit un but plus noble, ne cherche pas seulement à nous séduire, mais veut nous toucher, nous convaincre, nous faire penser, nous faire prier...

Memlinc à la fin de sa carrière aurait-il été sensible au grand souffle de l'art méridional? C'est ici peut-être le moment de signaler une série de madones ornées de sujets décoratifs propres au quattrocento italien. L'œuvre type de cette série est un triptyque du Musée Impérial de Vienne montrant au centre Marie avec l'enfant, un ange et un donateur ; sur les volets les deux saints Jean et au revers Adam et Eve. Les personnages du centre sont disposés sous un portail cintré décoré dans le haut d'amorini qui soutiennent une guirlande de feuillages et de fruits. On croit reconnaître dans ce charmant triptyque un tableau de l'inventaire de Marguerite d'Autriche « peint de la main de maître Hans. » Un tableau semblable est à Wôr- litz; d'autres répliques de la Madone de Vienne sont chez le duc de Westminster et chez M. Morrisson de Londres. Le « motif de la guirlande • se retrouve dans une Madone des Offices adorée par deux anges, œuvre qui fut, croit-on, exécutée pour les Portinari et qui appartint à Cosme de Médicis. Le même motif reparait dans le triptyque du Louvre montrant au centre la "Résurrection et sur le volet dextre

(i) K«i>ii( liti Htux-Mendti, i86u. l38 LES PRIMITIFS FLAMANDS

une réplique du Martyre de saint Sébastien de Bruxelles (v. p. 126, n. 3). Une Madone de la National Gallery, sans guirlande celte fois, mais avec un saint Georges debout derrière le donateur s'apparente intimement aux vierges de Vienne et de Florence. Par le type elle évoque des Madones conservées au Musée de Berlin et dans la collection Liechtenstein. Enfin le cycle des œuvres annonçant la Renaissance, se couronne d'une "Vierge de la National Gallery dont Beltraffio semble avoir inspiré le modelé et Luini le sourire. Qui est l'auteur de ces vierges trônant sous des guir- landes quattrocentistes? M, James Weale est tenté de les attribuer à Louis Boels entre les mains de qui devait passer tout l'héritage artistique du maître.

La dernière œuvre de Memlinc, portant une date : 1491, serait le triptyque à double volet de la Passion de Lubeck. Ce retable, peint pour le marchand Heinrich Greverade, orne encore la chapelle de Marie fondée par Heinrich et son frère, le chanoine Adolphe, dans l'ancienne cathédrale de Lubeck. C'est une peinture de dimensions considérables (7'"5o de long sur 2'"o5 de haut) que certaines tiennent pour l'œuvre capitale de l'artiste. Le panneau du milieu représente au centre la Crucifixion, riche en figures, à droite le Portement de Croix avec le donateur et à gauche la "Résurrection. A l'intérieur des volets on voit les saints Jean-Baptiste, Jérôme, Biaise et Gilles ; à l'extérieur V Annonciation en gri- saille. Le donateur Heinrich Greverade mourut en 1 5oo au cours d'un pèlerinage à Rome et James Weale croit que les volets ont été peints après sa mort. Ajoutons que le retable fut restauré jadis par un peintre du nom de Miede et qu'il existe à Budapest une petite réplique de la partie centrale.

  • «

Memlinc mourut le 11 août 1494, — trois ans après l'achèvement du retable de Lubeck. Il fut enterré dans le cimetière de l'église de Saint-Gilles à Bruges et nous avons vu en quels termes le chanoine de Doppere nota l'événement dans son journal. Le maître avait survécu sept ans à sa femme, de laquelle nous ne savons rien si ce n'est qu'elle s'ap- pelait Anne et donna trois enfants à l'illustre artiste : Jean, Cornélie et Nicolas. Tous trois étaient encore mineurs lorque, le 10 décembre 1495, leurs tuteurs, se présentant une seconde fois à la chambre pupillaire, déposèrent le compte des biens et remirent la somme de 10 livres de gros, valeur du mobilier et des objets laissés par l'illustre défunt (i). En 1509, les maisons et terrains de Memlinc devinrent la propriété du peintre Louis Boels qui fut élevé au doyenné de la Gilde de saint Luc en i5i6 et mourut en i522. Que sont devenus les fils du peintre de l'Hôpital de Bruges? On signale un certain Jan van

11) Wealh. Biographie p. i». LES PRIMITIFS FLAMANDS I Jç

Memmelinghc qui aurait peint en 1499 le portrait d'Agnès Adornes, fille d'Arnold et petite-fille d'Anselme (i). Ce Jari est-il le fils aîné du maître? On ne sait. Une famille Memelinc séjournait à Amsterdam en i533, mais rien ne prouve qu'elle eut des rapports

quelconques avec les descendants de l'artiste (2).

Nous dirons dans la suite à quel point la peinture des Flandres resta impres- sionnée de la douceur éloquente et suave de Memlinc. Avec maître Hans la peinture du xv' siècle s'achevait en prière très tendre, en images d'espérances, en songes d'harmonie et de grâce. Jamais encore notre art n'avait perçu une telle musique et d'ailleurs jamais plus notre peinture ne devait entendre une note à la fois si virginale et si haute, si idéale et si sûre. Certes nous avons désigné des faiblesses, des inégalités, des monotonies; mais Memlinc n'en est peut-être point coupable, et si, de toute cette production à laquelle on impose son nom, nous détachons les œuvres de premier ordre, encore nombreuses, nous assurons au maître une place très haute et une physionomie que rien n'altère. L'intelligence totale de son génie ne s'acquiert qu'à Bruges autant par le spectacle de la ville que par la vue de ses chefs-d'œuvre. Rien ne grave plus sûrement dans le cœur l'émotion du Mariage mystique, la pureté de VAdoration des Mages, la force religieuse du saint Christophe qu'un tranquille pèlerinage, par un soir d'été, à cette vieille église de Saint-Gilles, bien remaniée, bien méconnaissable, mais où le maître fut enseveli et à laquelle on parvient par de vieilles rues et de vieux quais, bordés de rouges pignons, embellis de verdure, — tout l'immuable et délicieux d:cor de son existence, de ses joies terrestres et de ses rêves célestes...

(1) C(. WupriACH. '

(») Tauubi, E. VJri Cbrilien. II. 117.