Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 145-208).

VII


La lutte entre ces deux caractères se continua durant les jours suivants. Les mêmes émotions que Jean avait éprouvées, le soir de son retour, lui furent encore abondamment mesurées, chaque fois que l’étranger faisait une apparition à la maison de campagne. Raconter tous les incidents de l’existence que l’on menait à Beau-Port nous conduirait trop loin. D’ailleurs, nous doutons que la peinture minutieuse des moindres détails de leur vie puisse placer nos jeunes gens sous un meilleur jour. Au surplus, nous devons ajouter que ces menus faits, parfois l’explosion spontanée d’une parole trop vive, à laquelle cependant on ne donnait aucune signification bien définie, prenaient dans le cerveau surexcité de Jean Almeneur des proportions très grandes, des allures d’événements importants. On exagère si aisément ce que l’on désire, comme ce que l’on redoute.

Dougaldine se trouvait dans une disposition d’esprit à peu près analogue. Le jour du départ pour la montagne, elle avait subitement ressenti toute l’influence que le docteur exerçait sur elle-même et sur ses délibérations. Elle s’aperçut aussitôt de son éloignement et, vers le soir, quand on lui avait remis la dépêche, elle eût voulu fuir dans sa chambre pour cacher à sa tante qui avait l’air de l’observer la vive rougeur que le nom de Jean venait de faire monter à ses joues. Mais, à la nouvelle qu’apportait le télégramme, elle pâlit. Ainsi, il ne manifestait aucune hâte de revenir, c’est lui-même qui demandait de rester. Eh bien, soit ! murmura-t-elle, disant les mêmes mots que le précepteur allait répéter dans son village natal, lorsqu’il prendrait connaissance de la réponse laconique de Dougaldine.

Celle-ci, en effet, autant par colère que pour montrer la belle indifférence qu’elle croyait lui témoigner, avait griffonné fiévreusement cette dépêche sans signature qui avait si intimement froissé le docteur. Et, cependant, cette fois, elle n’avait plus de doute sur la nature de ses sentiments. Avec effroi elle constata l’état de son cœur et reconnut la nécessité de détruire le ferme fatal d’une passion déjà vibrante.

L’arrivée de ses amies répandit quelque distraction dans la monotonie de Beau-Port et la fortifia dans sa suprême résolution. Elle vit plus distinctement la basse origine de l’absent. Non, jamais, elle n’eût trouvé le courage de dire :

— Mes amies, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Je suis fiancée au docteur Almeneur, le précepteur de mon frère.

Quand cette pensée jaillissait tout à coup au milieu de ses rêveries, un long frisson lui courait par tout le corps. Elle sentait, la pauvre fille, qu’avant de faire un tel aveu, elle aimerait mieux disparaître dans les abîmes du lac. Toutefois, une douleur sans nom, un chagrin violent lui enserrait alors le cœur, empoisonnait son âme, comme si, en ces mots : c’est impossible ! fût compris tout le vide, toute la désolation d’une existence de femme.

— Il faut en finir, balbutiait-elle, pour soi, très bas, dans le silence de ses amères réflexions et de ses nuits sans sommeil. Il faut en finir. Ah ! pourquoi n’ai-je plus de mère pour lui dire mes angoisses, lui confier mes tourments ? Mais si j’en parlais à ma tante ? Oui ! c’est cela ; peut-être le ferai-je quand mes amies ne seront plus là.

Et elle avait peur. Où trouver des mots pour exprimer ce qu’elle éprouvait ? Comment oserait-elle jamais crier sa honte ? Avouer son amour pour un homme qui n’était pas son égal ? Ah ! qu’il vînt celui qui devait la sauver ! Qu’il vînt et il serait bien accueilli !

Justement, le troisième jour après le départ de son frère et du docteur, Max de Rosenwelt apparut à la villa. Dougaldine était au jardin, quand Juliette vint lui annoncer l’arrivée de l’étranger.

L’un et l’autre furent contents, même agréablement surpris de se revoir. Dougaldine se montra charmante. Quant à Max, il entrevit la possibilité d’un riche mariage, qui flatterait son ambition et son orgueil.

La patricienne n’avait d’abord eu pour lui aucun penchant, pas la moindre étincelle de sympathie. Tout l’éloignait de cette nature de viveur : ses goûts, ses aspirations et ses idées sur la vie. Néanmoins, l’instinct de sa conservation, la décision qu’elle avait prise d’échapper à la passion qui l’entraînait vers Jean, modifièrent ses dispositions en faveur du Poméranien, du moins elle se le persuada. Pourquoi ne la sauverait-il point ? Elle allait l’aimer, certainement. Et elle ajoutait :

— Tout peut encore se terminer heureusement, si je parviens à étouffer, grâce à l’affection que j’aurai pour de Rosenwelt, le fatal amour que l’autre m’a inspiré.

Ce ne fut donc pas par coquetterie que Mlle Fininger se rapprocha de Max. Elle obéissait à la même frayeur qui saisit l’homme qu’emportent les vagues : il s’attache désespérément à la branche de saule que rencontre sa main crispée. Pour lutter avec quelque chance de succès, il fallait qu’elle chassât de son âme jusqu’au souvenir du docteur, à qui elle ne voulait plus songer. Le remède était énergique et devait avoir un résultat souverain : il n’y avait plus qu’à en prescrire l’emploi. Un autre amour, un amour permis, loyal et partagé, qui ne l’obligerait pas à descendre du rang qu’elle occupait dans le monde, était maintenant seul capable de la protéger contre le docteur Almeneur.

Dougaldine se précipita dans cette nouvelle voie en toute sincérité. Elle ne vit plus que les qualités de Max de Rosenwell et ne s’arrêta pas à ses défauts. Avec quelque énergie, elle espérait bien rompre la chaîne invisible qui la liait à cette autre figure d’homme, dont les yeux doux, parfois attirants, avaient pénétré jusqu’au plus profond de son être. Hélas ! Malgré son bon sens et sa raison, Dougaldine ne pouvait pas savoir que dans ces questions de sentiments, le plus intelligent, celui qui se croit le plus maître de soi, commet souvent des erreurs plus grossières que l’homme qui se laisse mener par la passion ou que celui dont le jugement est moins développé.

Car, dès que Jean lut de retour à Beau-Port, involontairement Dougaldine compliqua son jeu. Elle devint réellement coquette, elle qui ne l’avait jamais été. Elle essayait bien, il est vrai, de combattre l’inclination qu’elle avait pour le docteur, puisqu’elle acceptait, encourageait même les compliments et les galanteries de Max de Rosenwelt. Mais quelles ruses savantes elle déploya dans ses rapports avec les deux jeunes gens ! À la dérobée et sans qu’on pût lui en faire le plus petit reproche, Dougaldine étudiait la contenance de Jean quand elle souriait aux belles phrases creuses de l’étranger. Parfois, elle eût été embarrassée de dire si elle accordait une faveur à de Rosenwelt pour se défendre contre Jean Almeneur ; ou bien si elle accueillait les déclarations déguisées, mais évidentes du premier pour exciter la jalousie du second, dont elle redoutait et souhaitait à la fois l’explosion passionnée.

Le docteur n’entretint pas beaucoup de relations avec la sœur de son élève pendant tout le temps que les amies de Dougaldine séjournèrent à Beau-Port. Ces demoiselles, très fières de leurs noms et de leurs aïeux, formaient une sorte de garde du corps autour de Mlle Fininger. On prenait bien les repas en commun ; mais il n’y régnait pas toujours la gaieté. Jean paraissait souvent gêné, en dépit de sa mâle franchise ; Dougaldine restait parfois silencieuse ou bien éclatait en paroles piquantes, que ponctuaient des rires forcés.

Le samedi soir, comme il en avait l’habitude, M. Fininger était arrivé. Sa présence suffit pour animer la conversation. Mais, on ne s’occupait que de choses banales qui avaient la précieuse qualité de n’inquiéter personne.

Cependant, s’il avait eu quelque audace — ce qui ne déplaît jamais aux femmes, à quelque monde quelles appartiennent — le précepteur d’Amédée eût assurément rencontré, à tout le moins, un succès d’estime et de curiosité. Il n’aurait eu qu’à faire un brin de cour à ces jolies patriciennes. Elles l’auraient évidemment maintenu à une distance respectable ; mais elles eussent sans doute trouvé un vif plaisir à ses attentions, surtout Charlotte, dont les grands yeux gris, quand ils s’arrêtaient sur le visage du docteur, semblaient devenir infiniment provocants. À vrai dire, on ne pouvait lui en vouloir de ces innocentes coquetteries : elle était si originale, si attirante, avec sa légèreté et sa gentillesse d’oiseau. Mais Jean ne voyait, dans ces admirables créatures du bon Dieu, que des ennemies décidées qui lui aliénaient le cœur de Dougaldine. Il en arriva même à les détester, à désirer ardemment leur départ. Pour rien au monde, pas même pour obtenir la sympathie de celle qu’il aimait, il ne se sentait disposé à servir de jouet à ces jeunes filles. Organisait-on une partie dans les environs ou une promenade sur le lac ? Il refusait le plus souvent d’y prendre part, bien que parfois il y fût presque directement invité.

Aussi, quand elles parlaient de lui, les amies de Dougaldine ne le ménageaient point.

— C’est véritablement regrettable qu’il ait si peu de savoir-vivre, affirmait l’une.

— Il a l’air d’un gentleman accompli et pourtant on devine aussitôt son origine roturière et son éducation imparfaite, concluait l’autre.

Et la sœur d’Amédée approuvait de la tête, quoiqu’elle sût fort bien que si le docteur se tenait éloigné d’elle, c’était plutôt par fierté que pour toute autre raison.

Il est juste d’ajouter, toutefois, qu’elles ne s’apercevaient pas beaucoup de l’absence de Jean. Chaque jour, Max de Rosenwelt venait régulièrement à la villa. Dès qu’il était là, la partie de crocket recommençait. L’étranger cultivait ce jeu avec une sorte de passion. Il se conduisait entre ces quatre jeunes patriciennes avec une grande liberté d’esprit et d’allures. On voyait que le but de ses visites était de gagner les faveurs de Dougaldine ; cependant, il tournait de si aimables compliments aux trois autres demoiselles qu’elles lui pardonnaient volontiers sa préférence. Rien n’échappait à ses beaux yeux noirs, perçants comme des regards d’aigle : ni le dérangement d’une natte de cheveux, ni la nouveauté ou la grâce exquise d’une toilette fraîche. Et quel choix de galanteries il avait à sa disposition ! Gisèle portait une robe de soie italienne, dont la couleur bleue s’harmoniait divinement bien avec ses opulentes boucles blondes ; sans doute que Charlotte avait commandé à l’une des premières faiseuses de Paris ce joli costume d’été qui lui seyait pourtant, à ravir ; et, à coup sûr, le peigne qui retenait la riche chevelure de Marguerite était un bijou de famille, comme seules les vieilles maisons nobles savaient religieusement les conserver.

Avec Dougaldine, il était plus réservé. Elle lui était trop supérieure, pour qu’il n’en eût pas la notion claire, une vague peur de paraître ridicule. Insensiblement, il devint plus maître de lui. Il ne rencontrait jamais Mlle Fininger sans lui adresser un mot aimable, une flatterie discrète. Si ses lèvres se taisaient, ses regards étaient d’autant plus éloquents. Et, afin de ne rien perdre du terrain si laborieusement conquis, il ne montra pas plus d’amour qu’il n’en fallait. Ses déclarations étaient et restaient dans les tons modérés, avec une pointe de chaleur, de passion qui en affinait le goût et en rendait l’effet beaucoup plus sûr.

Naturellement le docteur Almeneur évitait autant que possible son rival. La plupart du temps, il ne quittait pas sa chambre, où Amédée prenait ses leçons tous les jours ; ou bien le maître et l’élève faisaient une excursion de botanique dans les environs. Si le jeune garçon exprimait le désir de s’associer aux jeux des amies de sa sœur, Jean ne l’en empêchait point ni ne cherchait à l’en dissuader. Alors lui, pendant ce temps, souvent des heures longues et traînantes, ouvrait un livre, le premier qui lui tombait sous la main, et en lisait une page, une, deux, trois fois, sans pouvoir dire ce qu’elle contenait.

Les nobles demoiselles prirent enfin congé de Dougaldine. Elles s’en allèrent, qui à la campagne retrouver ses parents, qui à Berne pour se rendre quelques jours après, dans une station balnéaire quelconque.

Jean respira plus librement lorsqu’il vit le landau conduire la joyeuse société à la gare de Thoune. Mais, il se réjouit trop vite de ce départ.

Max de Rosenwelt continua ses visites. Et, comme le docteur était cette fois plus fréquemment avec la jeune fille, la présence du Poméranien lui était doublement désagréable. En conséquence, il changea de tactique. Il ne voulut pas, sans tenter la lutte, abandonner ainsi la partie. Mais il avait affaire à un roué qui devina aussitôt son jeu. Le lendemain, de Rosenwelt demandait à Dougaldine si elle ne serait pas disposée à faire quelques sorties à cheval ; les routes étaient bonnes, très sûres, et on avait une vue splendide sur les alentours et sur les Alpes.

Mlle Fininger raffolait de l’équitation. Elle acquiesça avec joie à ce désir. Toutefois, il fallait encore obtenir l’assentiment de son père. On écrivit au banquier. Ce dernier vit bien qu’un refus chagrinerait sa fille ; il donna donc son consentement.

On avait dressé un des chevaux à l’usage exclusif de Dougaldine. À Berne, elle le montait de temps en temps, mais très peu, pour une courte galopade. Le cocher l’accompagnait ; quelquefois son père. La selle était encore en ville. C’est M. Fininger lui-même qui, le jour suivant, l’apporta en venant à Beau-Port.

Il recommanda la plus grande prudence à sa fille et voulut sortir la première fois avec elle : tout alla le mieux du monde. Dès ce jour, elle fit une promenade plus ou moins longue tous les matins. Ce fut pour elle, dont l’âme était si sensible aux beautés de la nature, un vif plaisir de courir ainsi sur la route blanche, qui serpentait sur le bord du lac, les joues caressées par la brise et respirant à pleins poumons l’air frais et salubre qu’embaumaient les herbes humides de rosée. Elle essayait, parfois, de devancer le bateau à vapeur dont le panache de fumée s’élevait au milieu de la plaine liquide, ou bien, devenant téméraire, elle ne craignait pas de faire caracoler sa monture en passant le pont d’une rivière, endroit dangereux, car les eaux torrentueuses bouillonnaient au-dessous avec un fracas de tempête.

On la connut bientôt dans tous les environs. Les piétons s’arrêtaient pour regarder cette fière amazone, dont le ruban vert flottait autour de sa tête blonde.

Max de Rosenwelt ne pouvait s’estimer assez heureux d’avoir eu cette idée de génie. Il admirait vraiment sa jeune et belle compagne. De même, Dougaldine le gratifiait souvent d’un regard doux, très bienveillant. Sa beauté mâle tenait du prodige. La haute stature de sa taille gagnait encore à se montrer à cheval. C’était, au surplus, un cavalier accompli, d’une contenance parfaite en selle. Il était le maître ; et la bête obéissait à sa main ferme et nerveuse. À Thoune, grâce à ses relations avec quelques officiers, il se procurait facilement des chevaux ; mais, de préférence, il choisissait les plus indomptables, afin d’avoir l’occasion de déployer ses réels talents sous les yeux étonnés de Dougaldine.

Ces galopades à deux, par les beaux matins clairs, ne plaisaient guère à Jean Almeneur. Nous n’avons assurément pas besoin d’insister sur ce point pour convaincre le lecteur. Certains jours, il s’armait de courage et voulait rompre avec cette existence qui l’affolait. Et il commençait une lettre pour annoncer à M. Fininger qu’il ne pouvait plus continuer ses leçons. Il accepterait la place que son ami lui offrait, dans la République Argentine, et il s’en irait si loin de celle qu’il aimait qu’il n’entendrait plus jamais parler d’elle. Mais Jean n’achevait point sa lettre, et il restait.

Son horizon s’éclaircissait bien de temps en temps. Des rayons de soleil luisaient brusquement dans sa vie. Il y avait des moments, en effet, où il croyait remarquer, sur le visage de Dougaldine, une expression de tristesse infinie, un je ne sais quoi qui lui disait que les folies qu’elle faisait avec l’étranger ne tiraient pas à conséquence ; qu’elle cherchait à s’étourdir, mais n’y parvenait point ; qu’enfin, si elle paraissait favoriser de Rosenwelt, c’est qu’elle luttait, de toutes ses forces de vierge, contre un sentiment qui s’emparait de plus en plus de tout son être. Et il espérait qu’un jour il serait aimé de Dougaldine et qu’il briserait son opiniâtre volonté.

Il ne partit donc pas. Mais, comme un lourd secret qui lui rongeait le cœur, sa folle passion s’alimenta d’une impitoyable jalousie. Tantôt il s’abandonnait à des transports de colère, maudissait l’heure où il avait mis le pied dans la maison Fininger ; tantôt il oubliait ses tourments et ne songeait qu’à l’attirante tentation de posséder la jeune fille, de s’unir à elle pour toute une longue existence d’ivresses et d’amour. L’instant après, il riait de sa faiblesse et s’adressait les plus amers reproches.

Vers le milieu de l’été, il se produisit un événement qui eut, quoique de nature toute politique, une grande influence sur leurs propres sentiments.

La ville de Berne était à la veille d’une révolution municipale, il est vrai absolument pacifique ; car il s’agissait simplement de décider, par le bulletin de vote, si l’on continuerait, comme cela se faisait depuis un temps immémorial, de confier les places importantes de l’administration communale aux nobles familles patriciennes ; ou bien si, rompant avec ce qui existait, on choisirait les magistrats dans le parti libéral, dont les électeurs possédaient une majorité incontestable. La justice parlait pour ces derniers. Et ceux-ci étaient sûrs de remporter la victoire, à la condition toutefois que tous remplissent leur devoir. On le savait ; les journaux le publiaient ; le docteur qui, par son origine, ses études et par son expérience, avait son rang marqué dans la démocratie pure, ne l’ignorait pas non plus. Bien qu’il n’assistât que très rarement aux réunions publiques, il avait résolu pourtant de faire le voyage à Berne pour voter aussi, comme citoyen, en faveur d’un changement de régime.

On était au samedi soir. Le lendemain, la bataille décisive allait se livrer. Les deux partis remuaient fiévreusement toutes les couches électorales : pour l’un et pour l’autre, c’était presque une question de vie ou de mort, pour les patriciens surtout.

Depuis quelques jours, le ciel était d’une clarté limpide, presque merveilleuse. On distinguait nettement les objets à de très grandes distances. Aussi Amédée, pendant le thé qui se prenait au jardin, amena-t-il la conversation sur une course au sommet du Niesen, qu’on avait projetée dans un de ces moments d’entretien où le docteur retrouvait sa bonne humeur naturelle. La vue dont on jouit là-haut est vraiment remarquable. Tout l’Oberland étale sous les regards charmés l’incomparable richesse de ses neiges, de ses pâturages et de ses lacs.

Dougaldine elle-même avait laissé entrevoir qu’elle serait volontiers de la partie. C’est pourquoi, lorsque son frère rappela ce projet d’excursion, elle regarda Jean comme par hasard, curieuse de savoir ce qu’il en dirait.

Elle eut grand peine à réprimer son étonnement, nous ajouterons, son dépit, en entendant la réponse du docteur, dont la voix, d’abord hésitante, reprit bientôt son ton habituel :

— Oui, fit-il, le temps est splendide, et très favorable à une course de montagne. Il faudrait partir de bonne heure, à la pointe du jour… Malheureusement, je ne puis vous accompagner. Demain, je dois être à Berne pour la votation.

— Ah ! oui, cette ennuyeuse votation ! s’écria Amédée, tout chagrin. C’est déjà à cause d’elle aussi que papa ne vient ni aujourd’hui, ni demain. Pour lui, je le comprends, il fait partie de l’administration. Mais vous, M. le docteur…

— Amédée, interrompit Dougaldine, d’une voix frémissante. N’essaie pas, je t’en prie, d’empêcher M. Almeneur de se rendre à Berne. Il n’y va que pour voter contre papa.

— Mademoiselle, pourquoi dites-vous cela ? fit Jean, d’un air de reproche.

— Je ne le pense pas, moi ! répliqua Amédée.

— Et tu as bien raison, ajouta le précepteur, tout en jetant un regard à la jeune fille, pour la prier de quitter ce sujet.

Mais elle ne voulut pas l’entendre de cette oreille. L’occasion était trop belle de connaître enfin la puissance qu’elle pouvait avoir sur cet homme, vers lequel elle se sentait irrésistiblement attirée, bien que, à d’autres moments, elle s’imaginât qu’elle le haïssait.

— Ah çà ! M. le docteur, reprit-elle, en essayant de sourire, mais avec une pâleur mortelle aux joues, vous ne prétendez pas me faire croire que vous allez voter pour le régime des nobles et des patriciens. C’est ainsi, n’est-ce pas ? que vous et vos amis, dans vos réunions et dans vos journaux, appelez le parti auquel notre famille appartient. Tenez, c’est écrit en toutes lettres dans cette feuille.

Et, en prononçant ces derniers mots, elle repoussa avec un geste de mépris le journal qui était devant elle, sur la table.

Mlle Marthe écoutait, silencieuse, les paroles qui s’échangeaient autour d’elle. Elle avait, la bonne femme, une vraie nature de sensitive et détestait par-dessus tout la politique qui, à son avis, semait la division et gâtait les meilleures relations. Aussi, craignant que la discussion ne s’aigrit trop ; en tout cas, pressentant de nouveau une de ces luttes sourdes, dont elle ne voulait pas qu’Amédée fût témoin, elle se leva et, prenant son neveu par la main, elle dit simplement :

— Viens, mon chéri, nous allons jusque chez le fermier pour demander à son garçon aîné, Frédéric, qu’il t’accompagne demain au sommet du Niesen, puisque le docteur part pour Berne.

Et ils s’éloignèrent, laissant les deux jeunes gens seuls.

Le précepteur répondit :

— Je vois avec regret, mademoiselle, que vous me considérez toujours comme un adversaire irréconciliable. Et, pourtant, tout à l’heure, je vous ai approuvé lorsque vous avez rejeté cette feuille loin de vous avec un mouvement de colère. Les articles qu’elle a publiés, je les déplore, car ils ne réussissent qu’à exciter les passions, déjà assez violentes sans cela. Toutefois, il ne faudrait pas blâmer seulement ce qui se passe dans notre parti. Si, demain, les patriciens sont battus, c’est qu’eux-mêmes se seront attiré cette défaite. Ils n’ont pas agi ainsi qu’ils auraient dû. D’ailleurs, on lit entre les lignes de leurs proclamations désespérées qu’ils conservent un bien faible espoir. Un journal de ce matin, entre autres, semble implorer la pitié du corps électoral et demande, en termes d’une humilité rare, qu’on ne fasse pas au moins un crime aux nobles de porter la particule. Ils n’en sont pas responsables, ces infortunés descendants de vieilles familles.

Mais Dougaldine l’arrêta, même assez vivement :

— Ainsi, M. le docteur, selon vous, notre défaite est certaine, demain ? Et vous courez à Berne, sans doute pour nous rendre encore cette défaite plus sensible et aussi pour chasser de leurs places tous « ces infortunés descendants de vieilles familles ? »

— Non, mademoiselle. Vous vous trompez : je ne vais pas à Berne pour cela. Pourquoi, alors ? me direz-vous. Parce que tout citoyen, s’il comprend le rôle qu’il joue dans une République, ne doit jamais rester à la maison le jour d’une votation. Il faut qu’il remplisse son devoir, loyalement, ainsi que le doit un homme libre. Toute autre considération disparaît devant ce fait.

Supposons, par exemple, que deux amis, qui ne partagent pas les mêmes idées politiques, soient d’accord pour courir la montagne, le jour où le peuple est appelé à se prononcer sur une question importante ; admettons, de plus, que non pas seulement une, mais plusieurs, un grand nombre, une centaine de couples d’électeurs se désintéressent complètement de la chose publique, qu’arrivera-t-il ? Car, enfin, le cas pourrait se produire, on l’a déjà vu et il se renouvellera encore.

Ce qu’il arriverait, mademoiselle ? Mais, l’État, ou la commune, tomberaient bientôt sous la domination, la direction exclusive de quelques ambitieux, de quelques agitateurs, dont les professions de foi ne sont pour eux que l’échelle à l’aide de laquelle ils parviennent aux honneurs et à la fortune.

Puis, au retour de leur promenade, je continue mon hypothèse, ces citoyens — au cœur léger — apprendraient qu’une révolution s’est accomplie, qu’une infime minorité a imposé un nouvel ordre de choses à une forte majorité, de même qu’en Sicile deux ou trois bandits terrorisent toute une contrée.

Au surplus, ajouta le docteur, après quelques secondes de silence, que le résultat de cette votation soit ou ne soit pas tel que je le désire, c’est toujours humiliant pour un homme de l’accepter sans y avoir coopéré. La démocratie est l’expression de la volonté du peuple. On n’a pas brisé, aux âges enfuis, le régime de quelques familles pour rétablir, de nos jours, la domination d’un petit groupe de tribuns qui deviendraient facilement des dictateurs, si la République ne s’appuyait pas sur la majorité de tous les citoyens.

— Eh ! eh ! M. le docteur, il me semble que voilà un vrai cours d’université, observa la jeune patricienne d’une voix mordante et en riant avec éclat, mais d’un rire qui ne montait certainement pas du cœur. Oui, oui, vous obtiendrez un grand succès demain, avec votre discours, si vous trouvez l’occasion de le répéter quelque part. Excusez-moi, monsieur ! Mais, en ma qualité de pauvre femme, dont la logique a été négligée, autant vaut dire pas cultivée du tout, je ne vois qu’une chose dans toutes vos belles paroles.

— Et laquelle ?

— C’est que demain vous aurez plus de plaisir à aller voter pour une question qui, selon vous, peut déjà être considérée comme tranchée, que de faire une promenade avec Amédée et avec moi. Affaire de goût, naturellement. Par conséquent, ne vous gênez pas. Disposez de votre temps comme il vous plaira. Et, au moins, fit-elle, cette fois riant plus fort, et au moins, je vous en prie, ne croyez pas que j’aie voulu imiter Valentine, dans les Huguenots, et vous retenir comme elle retint Raoul, loin du champ de bataille où vous serez l’adversaire de mon père. Non, et heureusement, ce n’est pas si tragique que cela.

À ces derniers mots, elle était devenue d’un rouge pourpre. Elle n’avait pas songé que Valentine est l’amante de Raoul. La passion l’avait emportée. Son rire sec, nerveux, s’accentua encore et elle se leva pour rentrer dans la villa.

Le docteur avait aussi quitté sa place. Un trouble singulier se lisait dans les traits de son visage et dans la profondeur de ses yeux, qui se voilaient à demi, pour mieux conserver peut-être un tableau d’avenir entrevu.

Il se rapprocha tout à coup de la jeune fille et lui murmura doucement, comme un souffle :

— Pourquoi me tourmentez-vous ainsi, mademoiselle ? Que vous ai-je donc fait ? dites-le. Oui, demain, oh ! oui, j’aimerais mille fois mieux vous accompagner, vous et votre frère, que…

— Je ne vous crois pas, non, je ne vous crois point ! répondit-elle, le corps frissonnant, les regards perdus dans ceux de Jean. Si cela était, vous viendriez.

Et comme si elle se repentait d’en avoir trop dit, elle courut dans la maison sans s’arrêter ni se retourner. Cette dernière phrase, qu’elle avait jetée en toute hâte, était tombée dans le pauvre cœur du docteur comme un trait de Parthe volant droit à son but. Elle n’avait aucune confiance en lui.

— Insensé que je suis ! avait balbutié Jean, tout en suivant des yeux Dougaldine qui s’éloignait. Il ne tient plus qu’à moi de passer toute une journée avec la plus aimable fille que l’on puisse voir. Tout un jour, je serais à ses côtés, causant avec elle. Un monde de souvenirs agréables nous resterait et nous servirait de thèmes pour de longs entretiens familiers. Ah ! comme je l’aime ! comme je l’aime ! Et je n’ai qu’à tendre la main, et peut-être bien que cette fière patricienne la prendra, ainsi qu’on prend celle d’un homme avec lequel on désire parcourir à deux le chemin de la vie.

Maudite coïncidence ! Pourquoi fallait-il que cette votation tombât précisément sur demain ? Il est vrai, notre cause ne court aucun danger. Mes amis n’ignorent point, d’ailleurs, que je suis à la campagne. Ils ne remarqueront pas mon absence. De ce que l’on m’a envoyé ma carte d’électeur, il ne s’ensuit pas absolument que je doive me rendre à Berne. Pousserai-je la pédanterie du devoir jusqu’à ce point ? Mais, il s’agit de mon bonheur, du sort de toute une existence. N’y en a-t-il pas des centaines qui, pour des excuses moins légitimes, ne se soucient pas autrement de l’importance que j’attache malgré moi à cette lutte politique, la dernière avant longtemps ?

Oui, tout cela est vrai. Mais celui-là doit-il hésiter qui sait que l’indifférence d’un petit nombre peut amener la ruine de tous ? Et puis, oserais-je vraiment changer d’avis sans rougir et sans m’attirer le mépris de Dougaldine ? Comment accueillera-t-elle ma décision si, à midi, je lui dis que je ne pars plus pour Berne ? Elle me remerciera peut-être de ma faiblesse. Mais, quelle sera sa pensée ? N’aura-t-elle pas raison de triompher ? Je lui paraîtrai tout simplement ridicule, d’autant plus que c’est moi-même qui ai mis une si grande insistance à parler des devoirs de chaque citoyen. Non, mille fois non, je ne veux pas avoir ce reproche à me faire ! Si le hasard doit unir nos deux existences, ce ne serait pas un beau début. On ne fonde pas un heureux foyer en foulant aux pieds ses principes. D’ailleurs, l’amour d’une femme ne s’achète pas ainsi. Non, encore une fois, quand même je devrais me traiter d’insensé. Qui sait ? Ma manière de voir pourrait bien être la plus sage, fl faut savoir renoncer à certaines conquêtes présentes pour s’assurer une victoire complète dans l’avenir. Autrement, on risque d’aller au-devant d’une irréparable défaite.

C’est donc décidé : je reste fidèle à ma parole. Si Dougaldine est réellement telle que je la juge, cette fermeté, loin de me nuire, me sera au contraire très favorable. Au reste, il viendra bien encore des jours où j’aurai, d’une manière ou d’une autre, l’occasion de lui ouvrir mon cœur…

Quand on a pris une résolution, si l’on peut l’exécuter aussitôt, la chose est plus facile et l’on s’évite par le fait même toute lutte nouvelle. Mais, le docteur ne se trouvait pas dans ce cas. Il n’avait aucun prétexte pour partir déjà le samedi ; avec l’un des trains du dimanche matin, il arrivait à Berne bien assez tôt pour prendre part à la votation. Il était, à vrai dire, dans une situation difficile. À ses yeux, il ne fallait pas hésiter ; mais, il redoutait l’influence de Dougaldine qui, pour peu qu’elle insistât encore, le retiendrait à ses côtés.

Au repas de midi, Amédée annonça que le fils du fermier était tout disposé à les accompagner. Il n’y avait eu que le mot.

Dès qu’il eut achevé de parler, sa sœur dit d’une voix presque indifférente :

— Tu iras seul avec Frédéric. C’est un bon garçon, très fidèle, et on ose compter sur lui.

— Mais toi, Dougaldine ? interrogea Amédée, tout surpris. Tu ne viendras pas ?

— Non ! J’ai changé d’idée. J’ai peur que cette course ne me fatigue beaucoup trop. Je ne suis non plus pas sûre de pouvoir la faire en un jour. Prochainement, quand papa aura le temps, nous irons tous deux et nous passerons la nuit là-haut pour assister, le matin, au lever du soleil. Ce spectacle est ce qu’il y a de plus beau, paraît-il.

Le docteur était comme sur des charbons ardents. Elle en était donc arrivée là, la fière Dougaldine ! Parce que lui n’allait pas, elle n’irait point non plus. Elle pouvait avancer toutes les raisons qu’il lui plaisait, Jean sentait bien que c’était ainsi, et pas autrement. Et une émotion dangereuse, d’une douceur sans nom, ébranla tout à coup sa résolution. Elle, la patricienne ! Il l’aurait crue capable de tout autre chose, mais, de cela, oh ! non, jamais ! Son énergie, sa fermeté d’homme se fondait, pour ainsi dire, à cette preuve d’amour que révélaient avec la plus grande évidence les paroles de Dougaldine. Aussi, sans réfléchir, cherchant ses mots, le précepteur finit par balbutier :

— Mademoiselle… si je savais… si je… je n’ose pas… mais, dans le cas où vous seriez toujours disposée à faire cette… excursion… si je… venais… avec vous…

Il n’alla pas plus loin.

La jeune fille, lentement, avait levé les yeux sur lui. Son visage exprimait la plus cruelle indifférence ; son regard, un étonnement si naïf, une raillerie si impitoyable que le doute n’était pas possible. Puis, d’une voix tranquille :

— Vous ne voulez cependant pas dire, M. le docteur, fit-elle, que vous êtes prêt à me sacrifier l’accomplissement de vos devoirs de citoyen ? Ce serait un sacrifice qui n’arriverait jamais à son adresse. Car je me réjouis déjà rien qu’à la perspective de vivre un jour toute seule, sans dérangement d’aucune sorte.

Et, comme si le sarcasme n’était pas encore assez amer, elle ajouta, toutefois après quelque hésitation :

— D’ailleurs, je crois que M. de Rosenwelt doit venir un moment l’après-midi.

Un silence suivit ces derniers mots. Chacun les entendait résonner encore que déjà Dougaldine les regrettait.

Le docteur tenait à présent les yeux baissés sur son assiette. Il paraissait en étudier le dessin original, d’une naïveté rustique, à coup sûr tracé par le rêve d’un potier amoureux. Quelques minutes après, toujours dans le même calme étouffant, on enleva les services. Et Jean, sans prononcer une syllabe, quitta bientôt la salle à manger, en apparence très froid, mais maîtrisant à peine la passion qui bruissait en lui.

— Toujours patricienne ! murmurait-il, en se promenant dans l’allée des platanes où il s’était rendu. Elle semble parfois descendre jusqu’à moi, se faire humble et douce, ou m’élever jusqu’à elle ; mais, ce n’est que pour me précipiter plus sûrement au fond de l’abîme.

Et ces pensées, les mêmes sans cesse, tourbillonnaient dans son cerveau en feu. Une douleur inouïe lui torturait le cœur, ravageait tout son être. Il rougissait aussi de lui-même, car il avait été bien près de renier ses propres convictions. Sa résolution n’avait plus tenu qu’à un fil, et c’était elle qui lui avait tendu ce piège. De nouveau, la jalousie projeta sa flamme mauvaise dans ses yeux presque humides. Oh ! cet étranger ! Que ne pouvait-il se battre avec lui, ou, tout au moins, lui disputer cette femme qui l’humiliait de cette façon ! Et ses mains ballante avaient des gestes de menace.

Ainsi se traîna toute l’après-midi du samedi, d’une longueur sans fin. Même Amédée évita son professeur. Il était allé trouver le fils du fermier pour faire avec lui les préparatifs de leur excursion du lendemain.

L’heure du souper les réunit encore une fois. Mais on ne parla que très peu, et de choses indifférentes. Le repas terminé, le docteur sortit de la villa et dirigea sa promenade vers le lac. Arrivé sur le bord, comme la fraîcheur y était très agréable, il s’assit sur un banc et, pendant que son regard admirait mélancoliquement le jeu des lueurs crépusculaires sur les Alpes empourprées, il réfléchit derechef aux divers incidents de la journée et à la ligne de conduite qu’il devait suivre à l’avenir.

Il était entièrement plongé dans sa rêverie, sans s’apercevoir de la fuite du temps, lorsque, venant du lac, une voix retentit brusquement à ses oreilles :

— Max ! Max ! Est-ce toi ?

Jean devint attentif.

Déjà la nuit couvrait de ses voiles la surface de l’onde. Cependant le docteur put reconnaître une petite barque qui stationnait à une assez faible distance. Elle côtoyait peut-être aussi le rivage depuis quelques instants. Il ne l’avait pas remarquée ; et, l’eût-il vue, il ne s’en serait pas autrement préoccupé, les pêcheurs des environs ayant souvent l’habitude de hanter les parages avoisinant Beau-Port.

On appelait de nouveau :

— Max ! Max ! Est-ce toi ? Es-tu seul ?

Le précepteur se leva, fit deux ou trois pas en avant, jusqu’à l’endroit où l’on débarquait et, se penchant un peu, pour mieux voir, il dit :

— Que désirez-vous ?

Un cri d’effroi lui répondit, et les rames battirent l’eau. On s’était trompé sans doute et on voulait fuir. Mais la personne qui montait la barque, dans la première seconde de trouble, ne sut pas se dégager par un habile mouvement. Au contraire, la chaloupe vint heurter de sa quille le fond de sable, en sorte que le docteur, en se baissant, réussit à s’emparer de l’amarre, croyant, par son intervention, rendre service à la femme ou à l’enfant — à la voix, ce devait être l’un ou l’autre — qui s’aventurait ainsi en pleine nuit sur le lac.

En sentant, par la secousse imprimée à l’embarcation, que celle-ci touchait le bord, on avait laissé tomber les rames et, maintenant ramassée sur elle-même, une forme humaine tournait le dos au rivage. Son costume était d’un homme. Un grand manteau en étoile légère enveloppait la taille et un large chapeau de feutre cachait à demi sa tête, aux cheveux bouclés.

Mais, se dit tout à coup Jean Almeneur, c’est le jeune compagnon de Max de Rosenwelt, le même que nous avons rencontré, Amédée et moi, lorsque j’allais faire visite à mon vieux père.

Puis, haussant la voix :

— Vous cherchez vraisemblablement votre ami, M. de Rosenwelt. Il n’a pas été ici de tout le jour, mais il paraît qu’on l’attend demain.

— Ah ! c’est bien cela, on l’attend demain !

Et, comme s’il obéissait à une résolution soudaine, l’ami de Max se dressa dans la barque. Son manteau, négligemment jeté sur ses épaules, glissa sur le banc où d’ordinaire se placent les rameurs.

Que l’on juge de l’étonnement du docteur ! Ce n’était plus un homme qu’il avait devant lui, mais bien une femme dont les contours gracieux se devinaient sous les vêtements singuliers qu’elle portait. Elle rappelait ces étudiantes russes que l’on rencontre non seulement dans les universités suisses, mais, en été, dans les stations et les passages alpestres. Il ne pouvait y avoir d’erreur. Tout, dans cette étrange personne, révélait son sexe : le teint du visage, l’expression de la physionomie et particulièrement sa contenance inquiète en présence d’un inconnu.

La chaloupe, par un faux mouvement, menaça de se renverser sur l’un des côtés. Jean, alors, et sans penser plus loin, tendit la main à l’étrangère, qui la saisit et, très légèrement, sauta sur le rivage.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je fais ? dit-elle toute troublée, dès qu’elle se vit sur le bord. Et, hâtivement, elle posa deux ou trois questions, sans attendre de réponse.

— Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Que direz-vous de moi ? Ô malheureuse, malheureuse que je suis !

— Calmez-vous, fit le jeune homme, d’un ton sympathique. Vous n’avez à craindre aucune indiscrétion de ma part et il ne vous arrivera rien de fâcheux. Chassez donc loin de vous toute inquiétude. Je suis le docteur Almeneur et j’habite, en qualité de précepteur, cette villa que vous voyez derrière ces arbres, où votre ami est un hôte assidu…

— Un hôte assidu !… Voilà justement le motif qui m’amène, s’écria-t-elle, d’un accent amer, déchirant. Elle chancela. Jean se hâta de la conduire sur le banc où lui-même se trouvait quand les appels l’avaient tiré de sa rêverie.

Elle s’était assise et le docteur resta debout, devant elle, prêt à l’interroger si elle ne reprenait pas d’elle-même la parole.

Peu à peu, cependant, elle domina son émotion et, cette fois plus tranquille, recommença ainsi :

— Quelque chose, je ne sais quoi, me dit que j’ai affaire à un homme de cœur. Ah ! vous pourriez être d’un grand secours à une pauvre infortunée ! Voici plusieurs semaines déjà que je n’ai plus entendu ni conseils ni consolations…

— Et votre ami, M. de Rosenwelt ? dit le maître d’Amédée, non sans hésitation.

— Ah ! oui, mon ami ! répliqua-t-elle, avec une expression de dureté dans la voix. Lui ? L’ami de quelqu’un ? Jamais ! Jamais ! Le sien propre, oui, j’en conviens ! Je le connais, maintenant ! C’est le plus parfait égoïste que la terre porte. Non, il ne lui en coûterait pas ça — et elle souffla sur sa main d’un air méprisant — il ne lui en coûterait pas ça pour ruiner la plus belle existence, détruire le repos, le bonheur de l’un de ses semblables, s’il croyait, par là, satisfaire ses sens, son ambition, se procurer enfin les jouissances qu’il recherche avec tant d’ardeur, avec une âpreté sans borne. Ma patience est à bout ! Je veux savoir jusqu’à quel point j’ai été trompée, comment j’ai été lâchement sacrifiée. Que je roule, s’il le faut, dans la honte et dans la misère, seule et repoussée de tous ! Mais, avant, il faut qu’il soit châtié comme il le mérite.

Epuisée par cette explosion de colère, qui la secouait ainsi qu’une feuille battue par le vent, elle s’appuya contre le dossier du banc. Le docteur respecta son silence. Il commençait à entrevoir une histoire douloureuse, bien qu’il ne se rendit pas encore compte de l’importance de ces révélations. Un fait, toutefois, ressortait déjà très clair et très net des paroles de la jeune femme : il était plus que certain que Max de Rosenwelt n’avait pas joué un beau rôle dans le drame intime, plein de mystère, à une scène duquel il assistait.

Un profond soupir parut soulager la poitrine de l’étrangère. Elle reprit de nouveau :

— N’avez-vous pas dit que vous êtes précepteur dans cette maison de campagne ? Oui, n’est-ce pas ? Dans ce cas, vous savez mieux que moi, car je ne l’ai appris que par ruse ; vous savez que de Rosenwelt vient ici pour faire la cour à une jeune fille, belle et très riche. C’est bien la vérité ! Soyez assez bon !…

— Cette propriété appartient à un M. Fininger, dont l’unique fille passe généralement l’été dans la villa, avec son frère et sa tante.

— Parfaitement ! La personne où je loge m’a aussi donné ce même renseignement. L’intention de Max éclate maintenant à mes yeux. Le but qu’il poursuit, mais cela se devine. Je m’explique cette fois ses nombreuses sorties, tantôt à cheval, tantôt en barque. Et elle ne lui aura sans doute pas résisté. Il est si aimable, si séduisant ; quand il veut, c’est un vrai charmeur. Qui pourrait en parler plus sûrement que moi, pauvre, pauvre infortunée que je suis ? Mais, il faut, il est nécessaire pour son repos, pour son avenir surtout qu’elle soit avertie, qu’elle n’ignore absolument rien de ce qui concerne cet homme.

En m’approchant lentement de ce bord, à vrai dire, je ne songeais pas au sentiment, ou, si vous préférez, au motif qui me poussait irrésistiblement en cet endroit. J’étais, je crois, simplement venue pour observer ; espionner est le mot qui exprime mieux ma pensée. La jalousie m’aveuglait. Et je me disais : je le trouverai certainement là, puisqu’il ne s’est pas montré durant tout le jour. Il m’avait bien annoncé hier qu’il devait aller à Berne. Mais, je n’avais plus foi en lui. Il a abusé si souvent de ma simplicité, de ma confiance. Cette fois, par exception, il a peut-être dit la vérité. Cependant, dès que je vous ai aperçu, je vous ai pris pour lui. Ah ! s’il eût été là et qu’il fût monté dans ma barque !… j’aurais aussi été reprise de ma faiblesse et lui eusse pardonné ! Eh bien, non ! Il est préférable qu’il en soit ainsi, surtout maintenant que je vois mes soupçons pleinement justifiés. Aussi je n’hésiterai plus à faire valoir mes droits, sinon à me venger.

Veuillez avoir la bonté de me conduire auprès de la jeune fille.

Un instant le docteur fut sur le point d’acquiescer à ce désir. Mais il ne crut pourtant pas devoir y obtempérer aussitôt, jugeant qu’il ne fallait rien précipiter. D’ailleurs, en agissant ainsi, ne se laisserait-il pas entraîner, lui de même, par un sentiment de vengeance personnelle ? Il ne voulait pas qu’on pût lui faire ce reproche plus tard. Eut-il raison ? Eut-il tort ? Le dénouement du drame qui se jouait entre lui et Dougaldine ne l’apprendra que trop tôt à nos lecteurs.

— Mademoiselle, dit-il, il me semble que l’heure est bien avancée pour vous présenter ce soir encore devant la jeune personne que vous désirez voir. En outre, songez à l’impression que vous produiriez sur elle, habillée comme vous l’êtes, de vêtements qui ne sont guère de votre sexe. Ajouterait-on foi à vos paroles ? Je ne sais, mais, en tout cas, soyez certaine que vos accusations, sans autre preuve, ne rencontreraient qu’un bien faible écho.

— Vous avez raison, on me prendrait pour une aventurière quelconque. Oui, c’est vous qui êtes dans le vrai : je ne dois point paraître devant cette jeune et noble demoiselle. Je trouverai déjà bien une autre occasion. Mais, vous, monsieur, il est bon que vous me connaissiez mieux. Vous aurez sans doute pitié de moi. Car, bien que je ne sois pas encore au fond de l’abîme, je n’en suis pas moins coupable à mes yeux, tellement même que je ne me pardonnerai jamais. Voulez-vous écouter l’histoire de mon malheur ?

— Je vous en prie, si vous pensez que ces confidences doivent vous soulager.

— Je serai brève, reprit-elle, après un moment de réflexion, pendant lequel elle rassembla probablement ses souvenirs.

Je suis la fille d’un pauvre pasteur protestant de la Prusse orientale. Nous étions plusieurs enfants. À la maison paternelle, père et mère ne cessaient de nous répéter : Étudiez, étudiez, afin qu’un jour vous puissiez voler de vos propres ailes. Et le conseil avait du bon. Toutefois, dès qu’il est question de choisir une vocation, on ne tient généralement pas assez compte du tempérament d’une jeune fille. J’ai toujours eu un caractère très passionné. La moindre des choses m’intéressait : je ne restais jamais indifférente. Quand il s’agissait de prendre un parti, j’étais aussitôt tout feu et toute flamme. L’injustice, en quelque lieu que je la découvrisse, dans le monde ou dans les livres, m’exaspérait, me tournait le sang. J’avais des rages impuissantes.

Je lisais beaucoup, peut-être trop. C’était mon seul plaisir. De préférence je choisissais les ouvrages avec lesquels mon imagination pût chevauchera son aise. Pour moi, les jardins d’Armide ouvraient toutes grandes leurs portes dorées. Que cela ne vous étonne pas ! La réalité m’oppressait. J’étais pauvre, je vous l’ai dit, et sans avenir assuré. Et il me semblait que je soutirais plus que mes sœurs et mes frères.

Je crois que mes lectures n’eussent pas été très dangereuses si j’étais devenue institutrice d’école publique, carrière à laquelle j’avais été destinée. Le devoir à remplir m’aurait aussi montré le chemin que suivent plusieurs de mes semblables. Mais, je ne fus nommée nulle part. Une place était-elle vacante ? J’envoyais aussitôt mon diplôme, mes certificats et ma photographie : le jour de l’examen, je paraissais devant mes juges. Je n’avais que du guignon. On eût dit que mon joli visage, ma chevelure bouclée et le désir que j’avais d’être naturellement élégante, malgré mes modestes habits, me faisaient des ennemis de tous les Catons des autorités scolaires.

À la fin, voyant mon insuccès et ne voulant pas rester plus longtemps à la charge de mes parents, je résolus de passer à l’étranger. Une noble famille de la Livonie cherchait une institutrice allemande. Je m’annonçai, avec les pièces de rigueur, et je fus agréée. J’entrais dans un autre monde, de dimensions plus grandes encore que celles que mon imagination avait rêvées. Le luxe, qui subitement enveloppa la simple fille du pasteur, me troubla la vue et les sens. C’est ce luxe qui a précipité ma perte. Dans cette maison, qui était devenue ma demeure, on se conformait, du premier au dernier, à cette seule règle de conduite : vivre et laisser vivre. On m’y gâtait aussi. J’étais traitée comme un membre de la famille, je prenais part à tous les divertissements, variés et très nombreux. Auparavant, jamais une goutte de vin n’avait touché mes lèvres. Maintenant le grand-père de mes élèves mettait sa joie à me faire goûter les crus étrangers, particulièrement ceux de France, le champagne et le bordeaux. C’était jeter de l’huile sur le feu ; le sang courait plus vite dans mes veines. J’avais des chaleurs étouffantes, énervantes autour du cœur. Non, il n’est pas prudent que les enfants du peuple s’asseyent à la table des riches. Ceux-ci, semblables aux dieux immortels que chante Gœthe, se tiennent aisément sur leurs chaises dorées ; tandis que, pour nous, ces mêmes sièges reposent sur des écueils et nous sommes continuellement menacés de rouler au fond des abîmes…

Elle s’arrêta un moment, pour reprendre haleine. Le docteur garda le silence. Cette dernière remarque l’avait frappé : il ne parvenait pas à la chasser de son esprit. Ne s’appliquait-elle pas aussi à sa propre situation ? Il allait plus loin encore : il osait porter ses regards sur la hère patricienne.

L’étrangère continua :

— Un jour — ah ! ce fut mon malheur ! — arriva un nouvel hôte, l’homme que vous connaissez, Max de Rosenwelt. D’où venait-il ? Je l’ignore. Je ne veux pas l’accuser d’avoir eu recours à des ruses ou à d’habiles séductions pour éveiller et enflammer mes sens. Ils s’allumèrent seuls, dès la première rencontre. L’existence de luxe que je menais au château avait préparé le terrain. Il fallait bien peu pour me faire oublier ma timidité, ma pudeur de jeune fille. Si je dis qu’il fallut peu, c’est que j’eus plusieurs raisons de tomber. D’abord, il m’apparut comme l’idéal du gentilhomme. Son air militaire, sa haute taille, la grandeur nonchalante de ses manières, ses regards surtout affolèrent mon pauvre cœur, et j’allai à lui, comme le papillon vole vers la flamme qui doit lui donner la mort. Ensuite, dès qu’il s’aperçut de ma passion, il fit semblant d’y répondre : bientôt sa victoire fut complète. Enfin, je le croyais très riche et, en mon aveugle folie, j’espérais qu’une fois son épouse légitime, j’échapperais à la misère de mon humble destinée et ne quitterais plus ce monde de richesses, de plaisirs et d’insouciance qu’on venait d’ouvrir si inopinément, si largement devant mes yeux émerveillés. J’éprouvais, dans ma jeune âme, un insatiable besoin de bonheur, que ne ressentent ni ne comprennent ceux qui ne sont jamais sortis de la modeste position où le sort les a placés. C’est justement ce qui causa mon infortune.

Je voyais Max tous les soirs, seule à seul. Nos relations, jusque-là, avaient été très honnêtes. Des paroles d’amour, des serments échangés, quelques pressions de mains, des regards. Et c’était tout. Ah ! que ne suis-je morte alors, emportant dans la tombe le secret de mes espoirs suprêmes ! Mais, il devait en être autrement.

Il m’annonça un jour qu’il était obligé de partir pendant la nuit, afin d’éviter un duel avec un des proches parents de la famille où il avait été reçu comme hôte et à laquelle, m’âffirma-t-il, en guise de prétexte, il ne voulait pas occasionner le désagréable ennui d’un tel événement. Je dis que ce fut le prétexte, car, d’une seule haleine, il me conjura de fuir avec lui et de devenir sienne pour la vie. J’étais jeune. Je ne pensai pas, au premier moment, que de détourner une institutrice de son devoir, c’était se rendre coupable, envers les parents des enfants qu’elle instruisait, d’une très grave indélicatesse. Donc, la raison à l’aide de laquelle il cherchait à justifier son départ, lequel avait bien l’air d’une fuite, n’était sûrement pas la bonne. Quelle était-elle ? Aujourd’hui encore, je ne la connais pas. S’agissait-il peut-être d’une dette de jeu qu’il n’était pas en mesure de payer ? Il s’engageait dans des paris formidables avec les seigneurs des environs. Ou bien avait-il tenté de se servir de cartes biseautées ? On doit plutôt admettre cette dernière explication, car il ne m’enleva que pour donner une teinte romanesque à sa disparition subite. Dans ce monde, en effet, se sauver avec une jeune fille est d’une audace superbe ; c’est presque un trait de génie qui fait honneur à l’homme qui l’exécute et lui gagne la majorité des suffrages. Sans doute il y avait bien aussi chez lui quelque passion ; pour mon malheur, je m’imaginai que c’était de l’amour. Je ne comprends pas encore à présent comment je ne résistai pas. Je lui criai même : Où tu iras, je te suivrai. Et c’est ainsi que je fus entraînée à commettre la première faute qui m’a fermé pour toujours les rangs des femmes honnêtes.

Malgré l’obscurité qui régnait, l’infortunée, après avoir murmuré ces mots, à voix basse, se couvrit le visage de ses mains comme si elle n’osait plus ni parler ni regarder le docteur Almeneur. Enfin, après un moment de repos, elle acheva sa désolante confession :

— Notre fuite réussit, et réussit grâce à moi, qui avais une parfaite connaissance non seulement des êtres du château, mais des localités avoisinantes. N’est-ce pas peut-être une des raisons qui ontengage Max à m’emmener avec lui ? C’était en hiver — l’hiver dernier ! Dans le premier village, nous trouvâmes facilement un traîneau qui nous transporta, en quelques heures, à une station de chemin de fer d’où nous partîmes par l’express pour Berlin. Ici, je changeai de costume et revêtit celui que vous m’avez vu et qui me permettait de passer pour un jeune camarade de l’homme que j’aimais. De fait… j’étais… sa femme. Il est vrai que j’attends toujours, si je l’ose, l’accomplissement de sa promesse et la reconnaissance de mes droits.

Maintenant vous savez tout. Depuis le mois de mars, nous sommes en Suisse. Car de Rosenwelt n’est tranquille nulle part. C’est un voyageur éternel. Ses papiers de légitimation ne sont pas non plus en ordre, et la police le harcèle partout. Dès qu’il a l’intention de s’établir dans un endroit pour quelque temps, on vient l’inquiéter, et… il repart… et je le suis ! Cette vie, quelle misère !

— Excusez-moi, madame, si je vous interromps, dit Jean. Vous devez être dans l’erreur, quant à ce dernier point. J’ai entendu M. de Rosenwelt se vanter souvent, même en grande société, des excellents rapports qu’il entretient avec l’ambassade d’Allemagne ; et moi-même je l’ai vu se promener dans les rues de Berne avec l’un des secrétaires.

— C’est justement là qu’est sa force, où il excelle. Il est passé maître en l’art de nouer connaissance avec des personnes du meilleur monde. Il compte beaucoup, presque exclusivement, sur l’impression qu’il produit. Puis, une fois qu’il a trouvé une belle relation, il sait l’exploiter de la manière la plus adroite. Volontiers, et par calcul, il se montre en public avec des personnages de marque, afin d’en imposer aux autres qu’il fréquente et qui peuvent ainsi le voir. Allez vous-même chez l’ambassadeur, ou seulement chez son secrétaire, et informez-vous s’ils ont entre les mains le moindre petit papier, la plus faible des preuves qui établisse l’identité et l’honnêteté de Max de Rosenwelt.

— Je verrai demain l’un ou l’autre de ces messieurs, fit le docteur.

La pauvre fille s’effraya visiblement.

— Malheur à moi ! s’écria-t-elle. Qu’ai-je dit ? Si vous mettez votre projet à exécution, vous lancez toute la police aux trousses de cet homme… le seul qui puisse me rendre ou réparer mon honneur…

— Vous y songez encore ? Même si cet homme est un chevalier d’industrie, un être digne de mépris, sans foi ni loi, ce que je commence fortement à croire ; qui sème, partout où il se présente, le trouble et l’infamie ?

— Ah ! Je ne le vois et ne le sens que trop, vous avez raison ! Mais je sens et je vois aussi que je suis perdue, perdue irrémissiblement.

Et elle se tut, la voix pleine de sanglots. Tout à coup, il lui sembla percevoir, dans l’allée des platanes, le bruit du sable criant sous les pas d’une personne. Elle écouta un instant, puis se leva, comme épeurée, et courut vers sa barque.

— Quoi ? Vous voulez déjà partir ? s’écria Jean.

— Oui, oui ! Loin, bien loin de ce rivage, et loin, bien loin aussi du rivage de la vie ! Il y a encore quelque part un lieu de repos pour moi et les malheureuses qui me ressemblent.

En disant ces mots, dans une agitation extrême, elle sauta dans la chaloupe et se laissa choir sur le banc. Le jeune homme, d’une poussée énergique, la mit à flot, et, ayant rapidement pris une décision, il s’élança près d’elle. Saisissant ensuite les rames, il vira de bord et gagna le large.

— Mon Dieu, que faites-vous ? avait demandé l’étrangère.

— Je vous accompagne, simplement. Devais-je vous abandonner à vous même et à vos noires pensées ? Non. Permettez-moi donc de vous ramener chez vous.

Et, doucement, ainsi que l’on traite une malade, il la poussa de côté, à la place réservée aux passagers.

Elle se mit à pleurer.

Ces larmes la calmèrent un peu.

Puis, elle balbutia, d’un accent déchirant :

— Il y a donc encore une âme qui a pitié de moi ? Qui ne me méprise point comme je le mérite ? Oh ! je vous remercie, vous ! Vous êtes bon ! Dieu vous enverra le bonheur que je vous souhaite.

Et elle ne remua plus, pendant toute la traversée. Sans l’intervention du docteur, on aurait vraisemblablement retrouvé, le lendemain, un cadavre avec des yeux bleus et des boucles blondes, sur le bord du lac de Thoune.

Au moment où la chaloupe s’éloignait du rivage, une forme humaine s’était subitement montrée à l’endroit même que venaient de quitter le docteur et la victime de Max de Rosenwelt. Toutefois, comme la nuit était assez sombre, on ne distinguait plus rien du côté du lac. On entendait seulement le bruit cadencé de deux rames qui battaient l’eau tranquille. Bientôt tout retomba dans le silence — et il n’y eut plus que le murmure de la brise dans les feuilles des platanes et à la surface de l’onde.

Mais Dougaldine — car c’était elle, la promeneuse nocturne — avait reconnu la voix de Jean, de même qu’elle avait deviné que l’autre voix était celle d’une femme. Elle en ressentit une vive douleur, poignante, comme un déchirement profond, et elle eut alors une vague idée des souffrances qu’elle avait dû causer, au repas de midi et les jours précédents, au docteur Almeneur. Il prenait largement sa revanche. La main sur son cœur, pour en comprimer les battements tumultueux, elle dédaigna de poursuivre plus avant la découverte d’un secret que lui livrait le hasard ; et comme si, en apparence, rien d’extraordinaire ne fût arrivé, elle rentra lentement à la villa.

Depuis longtemps minuit était passé lorsque Jean réintégra sa chambre de Beau-Port. Il avait réellement accompagné la jeune femme jusqu’à Thoune et ne s’était séparé d’elle que dans l’appartement qu’elle partageait avec de Rosenwelt. Il avait espéré rencontrer là le hobereau poméranien. Mais, ce dernier n’était pas encore de retour.

— Souvent, dit la malheureuse, il ne revient qu’au milieu de la nuit. Il fréquente toutes sortes d’individus et de sociétés.

— À votre place, je ne resterais plus avec lui.

Elle pleura de nouveau. L’intérêt que lui témoignait cet inconnu la touchait profondément.

Le précepteur insista :

— Vous n’avez que ce moyen pour retrouver un peu de calme : c’est de le quitter, de ne plus le suivre, ni le voir. Croyez-moi ! Cet homme, quand même il tiendrait sa parole, est incapable de vous rendre heureuse. Vous avez probablement toute cette nuit devant vous ; le sommeil, d’ailleurs, fuira vos paupières. Eh bien, écrivez à votre père, confessez-lui votre situation, implorez son pardon, et demandez-lui enfin qu’il vous rouvre la porte du presbytère qui vous a vue naître. Un père n’est pas insensible aux prières de son enfant. Vous recommencerez une autre vie et le passé s’effacera.

En admettant encore, continua Almeneur, que M. de Rosenwelt ne soit qu’un simple chevalier d’industrie, qu’il n’ait, en d’autres termes, commis d’autres crimes que de faire des dettes et d’avoir inutilement dépensé son existence — vous l’avez dit, il n’aime que soi et s’il vous a jamais aimée, il ne vous aime plus. C’est peut-être cruel de vous parler ainsi, mais il vaut mieux couper le mal que de le guérir à moitié. Au surplus, et vous en convenez vous-même, ce n’est pas l’homme à lier son sort à celui d’une pauvre femme qui ne lui offrirait que son cœur. Je verrai demain l’ambassadeur, sinon, son secrétaire. Ils s’empresseront, j’en suis certain, de prendre les mesures nécessaires pour votre retour à la maison paternelle.

Et elle avait promis de suivre ces conseils. Ensuite le docteur s’était éloigné et, une fois à la porte de la villa de Beau-Port, il avait gagné sa chambre sans déranger personne. Tout habillé, il s’était jeté sur sa couche ; brisé de fatigue, il avait dormi tout d’un somme pour se réveiller au chant des oiseaux qui saluaient à leur manière le lever du soleil.

Il sauta hors du lit, fit sa toilette à la hâte et sortit tout aussi doucement qu’il était rentré quelque deux heures auparavant.

D’un pas léger, et par un beau matin doux et frais, Jean prit la route de Thoune où il arriva assez tôt pour monter dans le premier train de Berne. Ce n’était plus seulement la votation qui le préoccupait. Cette question était à présent une affaire secondaire. Il s’agissait de contrôler les dires de l’étrangère et, s’ils étaient vrais, de la sauver elle-même et de démasquer Max de Rosenwelt.

Le train qui l’emmenait croisa, à l’une des stations, celui de Berne à Thoune. Par les fenêtres ouvertes, Almeneur jeta un regard dans le coupé de deuxième classe du wagon qui était vis-à-vis du sien. Sur le coussin dormait l’homme que maintenant il allait poursuivre. Il le reconnut sur-le-champ. Et une pensée jaillit en même temps au milieu de toutes celles qui tourbillonnaient dans son cerveau : il avait oublié que Dougaldine attendait de Rosenwelt l’après-midi du même jour.

Il fallait à tout prix empêcher cette entrevue. Pour cela, que faire ? Mais, retourner à la villa et raconter à la jeune patricienne ce qu’on lui avait confié la veille. Déjà le docteur était sur le point de passer dans le wagon où se trouvait le Poméranien, lorsque les deux trains se remirent en marche. Il était trop tard. Bon gré, mal gré, Jean dut regagner sa place, non sans s’adresser les plus vifs reproches. Décidément, il les méritait bien un peu. Comment n’avait-il pas songé à la chose la plus importante ? Ne devait-il point, tout d’abord, protéger Dougaldine contre les entreprises d’un tel personnage ? Ah ! oui, une belle misère, ces élections de Berne, pour lui surtout, quand son cœur, son âme, sa vie entière étaient en jeu ! Et l’ambassadeur allemand, et les renseignements qu’il en espérait ? Mais, un jour plus tôt, ou un jour plus tard ! Rien n’était perdu. À ses yeux, tout s’évanouissait devant un seul fait : c’est qu’il était de toute nécessité d’avertir Mlle Fininger.

Cependant que le train l’emportait toujours vers son but, qui n’était déjà plus le même que la veille, ses idées se modifièrent peu à peu et il trouva des raisons pour justifier sa manière d’agir. En premier lieu, et afin de couper court à toutes les suppositions, il était bon de s’assurer que les révélations de la jeune étrangère n’étaient pas inspirées par la jalousie. Le docteur n’y ajoutait pas une foi absolue, car de Rosenwelt paraissait vraiment trop sûr de lui-même. En outre, il était prudent aussi de mettre M. Fininger au courant de cet état de choses, dans le cas où les faits se vérifieraient. Alors le père pourrait télégraphier à sa fille qu’elle n’avait plus à recevoir les visites de cet homme. Enfin, comme à midi la votation était terminée, Jean se dit :

— Si je prends le premier train du soir, j’arriverai encore à temps à la villa pour confondre ce misérable en présence de Dougaldine.

Cette conclusion lui plut extraordinairement et il s’en tint là.

On entrait en gare. Il était de trop bonne heure pour tenter l’une ou l’autre visite. Le précepteur se rendit par conséquent au buffet où il se fit servir à déjeuner. Et lorsque les cloches de toutes les églises annoncèrent le service divin, il s’en alla du côté des Petits-Remparts que l’édilité bernoise a transformés en une belle et spacieuse promenade, bien fréquentée, et d’où vous avez une vue très large sur la campagne de Berne et sur les Alpes. C’était là, au pied des monts étincelant au soleil, c’était là qu’elle était, elle, l’indiciblement aimée ; là qu’elle pensait peut-être à lui, sous les ombrages de Beau-Port, toute blanche dans sa toilette matinale. Le docteur n’apercevait pas la maison de campagne ; mais, au moins, il voyait le ciel de l’Oberland et les cimes neigeuses qui entouraient le coin délicieux où, désormais, après qu’il aura donné à Dougaldine une preuve de son amour, il passera des jours heureux, bénis, tout à la joie du sentiment ineffable qu’il éprouve. Pourtant, s’il avait voulu, s’il n’avait pas été si opiniâtre ! À cette heure, il serait avec elle au sommet du Niesen. Ah ! quelles douces paroles il lui eût murmurées, tout bas, là-haut près de l’azur, le front caressé par la brise qui frôle les pics couronnés de glaces éternelles ! L’air était d’une pureté transparente ; le regard s’échappait au loin, dans cet immense horizon qu’on aime à voir, ne fût-ce qu’une fois en sa vie…

— Ah ! sauvage ! Te voilà enfin ! s’écria une voix derrière lui. Il était tellement absorbé dans la muette contemplation de cette belle nature, aux dimensions gigantesques, qu’il n’avait pas entendu qu’une personne s’approchait. Rapidement Jean s’était retourné : il avait reconnu son ami, retour d’Amérique.

Celui-ci continuait :

— Comment ? Ô sage parmi les sages ! Tu as pu te décider à quitter ton île enchantée où te retient sans doute une Calypso — peut-être même une Circée ?

Mais le précepteur n’était pas d’humeur à comprendre l’allusion. Il pressa, sans mot dire, la main de son ancien camarade. Ce dernier, reprenant son sérieux, changea aussitôt de ton.

— Je suis heureux de te rencontrer, car je t’aurais écrit aujourd’hui ou demain. Et, afin que tu le saches, je dois t’avouer qu’après notre première entrevue, je m’étais permis d’annoncer à Buenos-Ayres que je venais de découvrir la perle des successeurs. Naturellement je parlais de toi. Depuis hier, je suis en possession de la réponse. Ma proposition a été bien accueillie, une preuve, entre autres, que j’ai laissé un bon souvenir de l’autre côté de l’Atlantique. Tu tiens donc ta destinée entre tes mains. Si tu acceptes, et je te le conseille, ton acte de nomination te sera délivré au nom du gouvernement, par le représentant de la République Argentine, résidant à Berne. C’est à présent le temps le plus favorable pour voyager ; c’est même très avantageux pour toi que tu sois quelques semaines là-bas avant d’entrer en fonctions, afin, comme l’on dit, que tu puisses prendre langue et t’habituer aux mœurs et au climat du pays.

— Je te remercie, répondit Jean, en pressant de nouveau avec chaleur la main de son ami, je te remercie mille fois. Tu ne te fais aucune idée de la joie que j’aurais à partir, à m’éloigner d’ici. Et, cependant — c’est étrange, vraiment ! — il m’est toujours impossible, pour l’instant, de donner mon consentement définitif.

— Tu hésites encore ? Qui ne hasarde rien, n’a rien. Il faut te décider. La chose presse.

— Je le comprends. Eh bien, seras-tu content si je te promets que dans vingt-quatre heures, soit demain soir, tu auras ma réponse ?

— Voilà parlé ! Je compte là-dessus.

Et l’affaire fut envisagée comme réglée. Toutefois, l’ami de Jean, qui connaissait à merveille Buenos-Ayres, lui fit derechef diverses communications intéressantes sur les fonctions que son successeur allait remplir, sur ses relations avec le gouvernement et sur l’existence que l’on mène dans la grande ville de l’Amérique du Sud. Le docteur se serait empressé de noter avec soin tous ces renseignements, s’il n’avait pas eu l’esprit occupé ailleurs.

Ils se promenèrent longtemps sur la terrasse des Petits-Remparts. Souvent Jean consultait sa montre pour voir s’il osait bientôt commencer ses visites. À la fin, il déclara à son ami qu’il devait passer chez M. Fininger.

— Bien, fit Oscar Muller, mais nous dînons ensemble ?

— Oui, si je suis encore ici à midi, répliqua le docteur.

Et, pour le cas où il ne partirait pas avant cette heure, les deux jeunes gens désignèrent l’hôtel où ils pourraient se retrouver. Ensuite, ils se séparèrent et le précepteur se rendit incontinent chez le père de Dougaldine.

Ce dernier n’était pas chez lui. Comme il faisait partie du bureau électoral, il était déjà sorti, de sorte que le docteur risquait bien de ne plus le rencontrer pendant toute la matinée.

De là, Almeneur s’en alla à l’ambassade d’Allemagne. Même course inutile. Une affiche avertissait le public que le dimanche, les bureaux n’étaient ouverts que de onze heures à onze heures et demie. D’un côté comme de l’autre, il se heurtait à l’impossible.

Dans une disposition chagrine qui s’expliquait, Jean parcourut les rues de la vieille Berne, plongées en leur tranquillité du dimanche matin. Il y avait bien un mouvement de promeneurs sous les arcades ; mais peu de voitures roulaient sur le pavé chauffé par le soleil. De temps en temps, il saluait une connaissance ; il s’arrêtait parfois aussi à lire les dernières proclamations adressées aux électeurs. Cette lecture ajouta encore à sa mauvaise humeur. Car, si l’appel des patriciens voilait à peine le pressentiment d’une défaite certaine, celui des libéraux, de son propre parti, était rédigé en phrases si creuses, et par-ci par-là si haineuses, qu’il en avait presque honte pour lui et pour ses amis. Rarement il avait vu une aussi bonne cause défendue par d’aussi tristes moyens. Est-ce que ses idées avaient peut-être changé depuis qu’il était entré chez M. Fininger ? Non, mais le docteur se demandait, perplexe, si la rudesse serait toujours la marque distinctive de la démocratie. Et il souhaitait alors l’arrivée d’une époque dans laquelle le libéralisme s’identifierait étroitement avec les manières polies d’une société meilleure qu’auraient enfin formée une éducation et une instruction élevées. Les partis y vivraient côte à côte, sans se déchirer ni se salir, travaillant au bien-être de tous et au bonheur de la patrie.

Mais, tout à coup, le précepteur, qui semblait se faire maintenant l’avocat de ces patriciens dont l’orgueil ne connaissait souvent pas de bornes, se rappela que dans leurs journaux ils dépassaient en injures ces mêmes démocrates que lui paraissait condamner. N’étaient-ce pas eux qui, suivant l’opinion publique, entretenaient financièrement une toute petite feuille méchante, à la voix de roquet, laquelle feuille avait une analogie frappante avec un paysan qui vit isolé, au coin d’un bois, par exemple, et qui lâche son gros chien sur tous les passants ? À ces réminiscences de luttes politiques, la mauvaise impression qu’avait produite l’appel des libéraux s’effaça dans son esprit. Cet écrit avait été coulé dans un seul et même moule. On s’affichait tel que l’on était. Mais, chez les adversaires, sous les plus belles apparences de loyauté, se cachaient la bassesse et l’hypocrisie.

C’est la tête remplie de toutes ces pensées qu’il entra dans la cathédrale, où avait lieu la votation. D’une main ferme, il traça les noms qui figuraient sur la liste du parti libéral. Il aperçut M. Fininger, causant avec d’autres citoyens à la table autour de laquelle siégeait le bureau électoral. Jean ne put pénétrer jusqu’à lui et il renonça à l’idée de le faire appeler. D’ailleurs, il n’osa pas. Il sortit donc de l’église pour se hâter dans la direction de l’ambassade.

Cette fois, le docteur fut plus heureux. C’était ouvert. Un jeune homme, au visage très fin, le reçut avec une froide politesse.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit-il.

— Je suis le docteur Almeneur. Voici ma carte.

Et il tendit un carré de bristol au secrétaire, que celui-ci daigna regarder.

— Et qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il ensuite.

— C’est une circonstance exceptionnelle qui m’amène à l’ambassade. Je me vois malheureusement forcé de prendre, s’il se peut, des renseignements précis sur un M. Max de Rosenwelt.

À ce nom, la physionomie du diplomate changea brusquement. D’indifférente qu’elle était, elle exprima aussitôt la plus grande attention. De même son langage. Et, au lieu d’observer et de ne répondre qu’avec mesure, comme il convient à cette profession, l’émule de Talleyrand posa des questions et avec une certaine vivacité.

— Comment ? fit-il. Vous désirez des renseignements sur M. de Rosenwelt ? N’avez-vous pas plutôt quelque chose à me communiquer ? Vous m’obligeriez infiniment, M. le docteur, en me disant tout ce que vous savez.

— C’est bien dans cette intention que je suis venu. Je l’ai promis à une infortunée, dont le sort, à un point de vue tout spécial, est lié à celui de M. de Rosenwelt.

Et, une fois sur ce terrain, Jean raconta au secrétaire d’ambassade, qui n’en perdait pas un mot, la triste histoire que nos lecteurs ont apprise par les confidences de l’étrangère. Il termina en ajoutant qu’on voyait souvent le noble Poméranien dans la maison de M. Fininger.

Le diplomate ne pouvait dissimuler une profonde agitation. Dès que le docteur eut achevé son récit, il, s’écria, presque avec colère :

— Me voilà une sotte affaire sur les bras ! Mais n’importe ! Je vous suis très reconnaissant de votre démarche et je vais vous en expliquer de suite la raison.

Ce M. de Rosenwelt, qui me paraît être un vrai chevalier d’industrie, a réussi, je ne sais trop comment, à capter la confiance de quelques jeunes gens de notre meilleur monde. Il vit avec eux, il vivait avec moi, sur le pied de l’intimité, de la camaraderie. Je commence, toutefois, à comprendre par quelle simple ruse il est parvenu à son but. Les relations qu’il nouait avec l’un de nous, il les exploitait auprès des autres. Nous savions, par exemple, mes amis et moi, qu’il avait été reçu chez le banquier Fininger ; cette seule circonstance lui avait valu un immense crédit. De même, chez M. Fininger, il se sera naturellement vanté d’avoir d’excellents rapports avec des ambassades ou des légations étrangères. Voilà de quelle manière, en agrandissant peu à peu le cercle de ses connaissances, il a pu obtenir son entrée chez les personnages les plus marquants de la ville. Habilement il a su utiliser toutes les occasions, particulièrement les gens influents.

Et, cependant, il ne possède aucun papier de légitimation. Aussi, peu après son arrivée à Berne, au mois de mars, la police lui faisait déjà des difficultés. Je le connaissais depuis quelques jours. Nous nous rencontrions au manège et j’admirais sa souplesse et sa témérité quand il montait un cheval fougueux. Il vint donc ici, à notre bureau, et me pria personnellement de bien vouloir lui délivrer une sorte de passeport temporaire, en m’assurant que ses papiers étaient restés en Livonie. Un ami qu’il avait dans ce pays, mais pour le moment malade, devait les lui envoyer dès qu’il serait rétabli. Et tandis que ce monsieur parlait, il laissa glisser comme par mégarde une carte sur le parquet. Je la ramassai et la lui remis. Il dit alors, très négligemment :

— Ah ! tiens, c’est fort heureux ! Je croyais cette carte perdue. C’est une invitation à souper, pour ce soir, chez M. le banquier Fininger.

Il est maintenant bien évident pour moi que c’était une petite mise en scène pour dissiper mes derniers scrupules. Je fus pris.

— Je ne dois pas hésiter, me dis-je, à fendre ce service à un homme de la meilleure société, dont la bonne réputation est hors de doute, puisqu’il est invité par M. Fininger.

Et je lui délivrai, mais seulement pour la durée de quatre semaines, la pièce qu’il me demandait, laquelle, il est vrai, n’a aucune force légale, car elle n’est pas signée de M. de l’ambassadeur. Toutefois, grâce à ce papier, il lui a été permis, en attendant, de séjourner dans la ville fédérale.

— Et, à présent, reprit Jean, je me rends parfaitement compte aussi du motif qui l’a fait quitter Berne, une fois les quatre semaines écoulées. Il a pensé qu’il serait bien moins inquiété par la police, à Thoune, où chaque été arrivent une foule d’étrangers, auprès desquels, le plus souvent, on ne s’informe ni d’où ils viennent, ni où ils vont.

— Il paraît cependant qu’on ne l’a pas laissé tout à fait tranquille. La preuve en est que, hier, M. de Rosenwelt s’est présenté de nouveau ici pour que je renouvelle le passeport que je lui ai si imprudemment remis. Son ami de Livonie est mort, dit-il ; ses papiers se trouvent probablement sous scellé. Il les recevra sous peu. Et il a tant insisté et j’ai été si faible, qu’à la fin, plutôt pour m’en débarrasser que pour toute autre raison, je lui ai signé encore une fois la même pièce. Il m’importunait, et ce n’est que bien tard qu’il m’a été possible de le congédier.

— Il est parti de Berne ce matin, par le premier train. Je viens de Thoune et je l’ai rencontré en chemin, mais il ne m’a pas vu.

— Le papier dont il est en possession, peut me compromettre. Car, d’après tout ce que vous m’avez appris, je ne doute plus que nous n’ayons affaire à un chevalier d’industrie. Je ne prétends pas, par là, qu’il ait quelque compte à régler avec la justice. Il a été officier, cela est clair. Il aura contracté des dettes, peut-être nombreuses, et ne sachant plus où s’adresser pour avoir de l’argent, il a cherché fortune ailleurs. Néanmoins, nous n’entendons pas qu’il se retranche plus longtemps derrière l’ambassade ; nous ne voulons point, moi tout le premier, le couvrir de notre influence et endosser ses responsabilités.

Ah ! si seulement je tenais ce maudit papier entre mes mains !

— Et cette pauvre jeune femme ? interrogea le docteur. Pensez-vous pouvoir lui venir en aide ?

— Je suis dans un bel embarras ! grommela le diplomate, sans répondre à la question de Jean. Il ne me reste plus qu’à aller trouver mon chef et lui avouer loyalement ma maladresse. Il saura déjà débrouiller l’affaire, avertir, entre autres, la police de Thoune et même, s’il le faut, par fil télégraphique. C’est de la compétence de l’ambassadeur. Je dîne chez lui aujourd’hui. Voulez-vous avoir la bonté de repasser ici à trois heures ? Je vous donnerai alors une réponse décisive.

Le précepteur réfléchit. Ce retard inattendu contre-carrait ses plans. De cette façon, il lui était bien impossible de rentrer à Beau-Port avant le dernier train du soir. Mais, d’un autre côté, la situation serait à coup sûr éclaircie. Comme le secrétaire venait de le lui dire, l’ambassadeur seul pouvait ordonner les mesures promptes et nécessaires.

— Soit ! Je reviendrai, à l’heure indiquée.

Et il sortit, reconduit jusqu’à la porte du corridor par le jeune diplomate.

À l’hôtel, son ami l’attendait déjà. Jean éprouvait bien un grand désir de parler de toutes ces choses qui l’intéressaient ; mais, il se contenta d’écouter ce que l’on disait autour de lui. On s’entretenait des élections du jour, dont le résultat n’était plus douteux. Un gros monsieur, qui paraissait diriger la conversation, s’exprima ainsi :

— La défaite de nos patriciens a beaucoup de ressemblance avec celle des peuplades sauvages de l’Amérique du Nord. Les Indiens prétendaient aussi que leur droit de possession du sol était légitime. C’étaient eux qui, les premiers, l’avaient occupé. Les blancs d’Europe, les émigrants, n’étaient arrivés que plus tard. De même, à Berne, les derniers venus ont insensiblement repoussé les anciennes familles dans la seule forteresse qui leur restât, laquelle, aujourd’hui, vient encore de tomber entre nos mains. Et pourquoi les Indiens ont-ils été défaits ? Parce qu’ils croyaient que, sans la chasse au buffle, il n’y avait pas d’existence possible. Et, pourtant, il y a autre chose dans la vie : nous avons l’agriculture, l’industrie et le commerce. Chaque époque a ses besoins : dès que l’on remarque un changement, il faut savoir déposer le costume vieilli de l’époque précédente. La vapeur est une arme bien autrement puissante que l’épée on la flèche empoisonnée. Nos patriciens comprennent notre temps à peu près comme les Sioux et les Iroquois. Pour eux, l’armure de chevalier est encore la seule en usage dans notre monde moderne. Ils perdent ainsi de jour en jour une parcelle de terrain. Leur fin a un air quasi tragique. Au point de vue historique, on doit la regretter. Car il s’agit ici des descendants des anciens noms bernois qui ont donné à notre ville gloire, puissance et richesse. L’homme contemporain, malheureusement, n’est pas sentimental. Les enfants, assis sur les bancs de l’école, peuvent encore pleurer sur le sort des Indiens. Quant à nos gens à particule, la plupart possèdent de magnifiques propriétés, où il leur sera loisible, à l’avenir, de chasser le buffle à leur manière et d’allumer des feux dans les prairies, pour se consoler, s’ils sont consolables, d’être à jamais exclus de l’administration de la ville de Berne. Le règne des patriciens a vécu, comme a vécu en France le règne des ducs et des marquis.

Bien qu’il y eût plusieurs vérités dans ces paroles, elles ne laissèrent pas de produire une pénible impression sur le docteur. Le ton sur lequel elles avaient été prononcées le froissait surtout. Il ne lit, toutefois, aucune observation. Il n’était, d’ailleurs, pas disposé à engager une discussion sur ce sujet. Une mortelle inquiétude le tourmentait. Ses pensées s’envolaient toujours à Beau-Port. Il fut même un instant sur le point de repartir aussitôt et de manquer son rendez-vous à l’ambassade. Mais, il vit à l’horaire du chemin de fer qu’il n’était déjà plus temps.

À trois heures, l’heure indiquée, il s’en alla donc retrouver son jeune diplomate. Il n’y avait plus aucune trace de souci sur le visage de ce dernier.

— Tout est en ordre, dit-il. La police de Thoune a été avertie télégraphiquement que M. de Rosenwelt ne peut pas prétexter le passeport que je lui ai remis pour prolonger son séjour dans cette ville. Mon chef a été bon pour moi : il m’a adressé quelques reproches, et ça été tout. Quant à cette jeune fille, dites-lui de venir à Berne : nous lui procurerons les moyens de retourner chez son père. Auriez-vous l’obligeance de lui communiquer cet ordre ?

— Mais, volontiers ! Au plus tard, demain, je ferai une démarche auprès d’elle et m’acquitterai de cette mission.

Ajoutons, pour clore cet incident, car il n’en sera plus question, que Jean tint parole et que la pauvre abandonnée réintégra le toit paternel où elle fut reçue à bras ouverts, le pasteur ayant trop de fois expliqué la parabole de l’enfant prodigue pour qu’il ne l’appliquât pas lui-même à sa propre fille.

Une seule chose, maintenant, préoccupait le docteur : arriver le plus tôt possible à Beau-Port. Dans son impatience, il partit de Berne à pied et ne reprit le train qu’à la deuxième station. Il était environ cinq heures de l’après-midi.

Quand il descendit à Thoune, Jean eut d’abord l’idée de louer une barque, le trajet, par le lac, étant plus court ; mais, craignant de perdre du temps en allant à la recherche d’une embarcation, il prit un fiacre qui stationnait par hasard devant la gare.

La voiture ne roulait pas assez vite. Que n’avait-il des ailes ! N’était-ce pas à cause de Dougaldine que toute la journée il avait été inquiet, qu’il avait fait toutes ces démarches ? Son orgueil ne tomberait-il point lorsqu’il lui dirait, entre deux regards, ses peines, ses angoisses et son fol espoir ?

Mais voilà le toit en ardoise de la villa, qui s’enlève en noir brillant sur le vert des platanes et des marronniers d’Inde. Il va enfin la revoir, elle, et il lira peut-être dans ses yeux, dans l’expression de son pur visage, l’amour infini d’un cœur qui se donne pour toujours.

Le fiacre s’était arrêté. Le docteur sauta lestement à terre. Il paya le prix convenu, avec un pourboire. Et, la voiture étant repartie, Jean, agité par divers sentiments, rentra par la large porte en fer forgé dans l’allée du jardin qui s’ouvrait de la route sur le perron de la maison de campagne.

Au pied de l’escalier, Juliette, la fille de chambre, causait avec Jacques, le cocher. La friponne avait bien l’air de se moquer du précepteur, dont les habits, légèrement couverts de poussière, n’étaient probablement pas de son goût. Déjà le docteur avait l’intention de lui demander où était sa maîtresse ; mais, apercevant à temps le sourire railleur de la soubrette, il y renonça et dit simplement :

— Est-ce qu’Amédée est de retour ?

— Non, monsieur, répliqua-t-elle.

Et Jean monta rapidement dans sa chambre. Aussitôt qu’il y fut, il courut à la fenêtre, d’où l’on pouvait, d’un regard demi-circulaire, dominer tout l’espace compris entre la villa et le lac. Il ne cherchait que Doudalgine, ne pensait qu’à elle. Et quelle hâte fiévreuse il avait de la revoir ! Elle était là-bas, près du rivage, et elle était seule. Sa blanche silhouette se dessinait dans une auréole de rayons de soleil. Il eut un soupir de soulagement.

Jean répara sa toilette, se baigna le visage et les mains dans l’eau fraîche ; puis, il redescendit.

Il traversa la salle à manger, passa sous la véranda, où se trouvait la sœur de M. Fininger, Mlle Marthe. Elle lisait attentivement une œuvre de Gerock, le poète aimé de Stuttgart. Pour ne pas la déranger, le docteur la salua en ôtant simplement son chapeau, sortit et se dirigea vers le lac.

Il ne perdait pas des yeux la taille élancée de Dougaldine. Que faisait-elle donc toujours là, à la même place, les regards tournés vers le large. ? Elle agite à présent son mouchoir, comme si elle adressait un dernier adieu à une personne aimée qui s’en va. Et, en effet, là-bas, une barque s’éloigne, voguant dans la direction de Thoune.

Le jeune homme pâlit. Était-il arrivé trop tard ?

Néanmoins, il reprit courage, et, un instant après, il était à une petite distance du bord.

Le sable cria sous ses pas. Mlle Fininger se retourna.

Jean avait une question sur les lèvres : Qui pouvait-elle saluer ainsi ? Mais, il ne voulut pas paraître indiscret. Il fut même assez maître de lui pour dire tranquillement :

— Bonsoir, mademoiselle !

Elle fit un léger signe de tête, et répondit :

— Ah ! vous voilà de retour ! Vous êtes victorieux, cela va de soi ?

D’un ton calme, le docteur répliqua :

— Vous avez sans doute en vue la votation qui a eu lieu ce jour ? Si cela est, je vous dirai qu’à mon départ le résultat officiel n’était pas encore connu.

Elle garda le silence et, de nouveau, laissa ses regards errer sur le lac.

Jean, de même, chercha l’objet que Dougaldine suivait avec tant d’attention. On voyait toujours l’embarcation, dont la forme vague allait s’amincissant. Et, pour ne pas rester là, près d’elle, sans cause aucune, le docteur essaya de nouer conversation.

— Mademoiselle, avec votre permission, oserais-je vous demander si vous avez passé une bonne journée ?

Elle daigna le regarder encore une fois, mais d’un air si étrange, si singulier, qu’il comprit instinctivement qu’elle avait quelque chose de grave à lui annoncer. Ses yeux étaient grandement ouverts, observant la physionomie du précepteur avec une certaine fixité. Autour de la bouche, toute rose, se jouait ce sourire railleur qu’elle retrouvait quand elle se disposait à lui jeter de ces mots cruels qui font saigner le cœur d’un homme. Puis, lentement, comme si elle eût choisi et pesé toutes ses paroles, elle dit :

— Ah ! vous désirez savoir de quelle manière j’ai passé cette journée ? C’était assurément un beau dimanche. Peut-être un peu trop chaud, mais, il a été long, c’est-à-dire que le soleil a brillé longtemps au-dessus de l’horizon. On a beaucoup de loisirs pour soi, en ces sortes de jours. Plus qu’il n’est nécessaire. Nous avons d’abord joué au crocket, M. de Rosenwelt et moi, ensuite nous nous sommes promenés sur le lac, enfin…

Elle attendit cinq, dix secondes, sans doute pour mieux jouir de l’effet qu’elle était sûre de produire, et ajouta :

— Enfin, je me suis fiancée !!

Cette dernière phrase fut dite d’un ton presque indifférent, tout à fait dégagé. Aucun mouvement ne trahissait l’émotion qu’éprouve la jeune fille en prononçant ce mot, d’une mélodie si suave pour les oreilles de quelques femmes.

Le docteur avait failli tomber à la renverse. Sa stupéfaction fut si profonde que fut grande la terreur des hôtes du Festin de Pierre, à la vue de la statue du Commandeur.

— Malheur à moi ! dit une voix au-dedans de lui. Malheur à moi ! Maintenant, tout est fini !…

Et il sentit qu’il en était réellement ainsi. Non pas à cause de ces fiançailles : il n’avait qu’à parler pour les rompre d’un seul coup. Mais, dès ce moment, un abîme les séparait pour toujours. Quoi ? Elle avait été capable d’agir de la sorte ? Pourtant elle n’ignorait pas combien il l’aimait, lui ! Et simplement pour lui causer un de ces chagrins qui vous broient le cœur, elle se donnait à un homme qu’elle connaissait à peine, tandis que pour lui elle n’avait eu que des paroles cruelles et des regards orgueilleux. Pauvre, pauvre moi ! fit encore la même voix. Oui, c’était bien fini ! Le coup avait été rude. Il y a des arbres vigoureux qui ne sont pas déracinés par la tempête ; néanmoins, ils ne se redressent jamais complètement et végètent alors jusqu’à l’heure où la main de l’homme vient les abattre.

— Pourquoi donc ne parlez-vous point ? reprit Dougaldine que le silence de Jean commençait à inquiéter. Comment ? Vous ne m’adressez aucun souhait de bonheur ! Ah ! tiens ! je ne vous ai même pas dit le nom de mon fiancé. Mais vous le devinez déjà. Le voilà sur le lac, qui rentre à Thoune. C’est Max de Rosenwelt.

Et lui se taisait toujours !

— Ainsi, vous ne voulez pas me féliciter ? fit-elle de nouveau, avec cette opiniâtreté méchante dont la femme a le secret, dès qu’il s’agit d’une vengeance à satisfaire, et dans laquelle elle excelle, bien qu’à chaque coup porté elle souffre plus vivement que l’homme qui les reçoit.

— J’exprimerai… à M. votre père… les vœux que… je forme… pour votre bonheur ! balbutia enfin Almeneur.

— Et pourquoi pas à moi ? Voyez, je suis moins réservée…

Elle s’arrêta un instant. Sa pudeur de jeune fille se révoltait à l’idée des choses qu’elle allait dire, qu’elle avait dans l’esprit. Mais, elle en avait aussi trop souffert et il fallait qu’il les entendît. Dougaldine continua :

— Moi, je vous félicite de votre agréable promenade d’hier soir, en campagnie d’u…

— De qui ? de qui ? Achevez donc ! s’exclama le docteur, au comble de l’indignation. Mais vous n’osez pas, vous n’oserez jamais ! Ah ! vous ne vous doutez guère combien ma promenade vous touchait de près, vous et vos fiançailles ! Oh ! Dieu ! que dis-je ? J’avoue moi-même ce que je ne pensais pas devoir vous révéler. Car, vos oreilles sont trop chastes pour apprendre…

— Oui, pour apprendre ce que vous faites ! s’écria-t-elle, hors d’elle-même, et regrettant déjà ses paroles.

— Ce que je fais ! dit-il, d’une voix sourde.

S’il avait eu plus d’expérience, surtout s’il avait mieux connu le cœur de la femme, loin de se fâcher de l’accusation qu’on lui lançait à la face, il aurait dû, au contraire, extrêmement s’en réjouir. La réponse de Dougaldine, les soupçons qu’elle exprimait étaient bien la meilleure raison de ses brusques fiançailles. Elle avait cru et croyait encore que le précepteur de son frère avait une liaison douteuse avec une autre femme. Et c’est pour lui faire voir et sentir qu’il n’avait aucune empire sur elle, que le projet de s’unir avec Max de Rosenwelt avait germé et mûri en une nuit et un jour dans sa capricieuse tête de patricienne. Quand on peut se venger de cette façon, on aime follement, passionnément. Mais, Jean, à ce moment suprême, ne songeait qu’à l’injustice qu’on lui faisait. — Aussi avait-il répondu :

— Ce que je fais ? Si, pendant les dernières vingt-quatre heures qui viennent de s’écouler, quelque chose de mauvais, de lâche a été accompli, ce n’est pas à moi qu’il faut en adresser le reproche.

Elle éclata :

— C’est alors à moi, peut-être ?

— En tous cas, vous êtes la victime de manœuvres indignes. Et, — pourquoi suis-je forcé de le dire ? — vous n’en êtes pas l’innocente victime.

À ces mots, Dougaldine bondit comme une lionne blessée. Elle se rapprocha tout à fait de lui et, la voix sèche, elle reprit :

— Monsieur, vous êtes allé trop loin pour reculer. Je veux, je désire, au besoin j’exige des explications. Trop longtemps vous parlez en énigmes : la vérité ! la vérité !

Jean réfléchit quelques secondes :

— Eh bien ! soit ! la vérité, et rien que la vérité ! Puisque vous l’exigez, je dois vous satisfaire.

L’homme que vous me désignez comme votre fiancé est un misérable que la justice va rechercher, aujourd’hui encore. Je ne crois pas qu’il ait sur la conscience ce que l’on est convenu d’appeler crime : mais ses papiers ne sont pas en ordre, et on est dans le doute quant au nom et au titre qu’il porte.

Ce n’est pas tout, malheureusement. À mes yeux, Max de Rosenwelt n’est digne que de mépris. Votre beau fiancé, mademoiselle, a séduit une pauvre jeune fille, la gouvernante d’une famille livonienne. Je ne prends pas la défense de cette dernière, qui me semble avoir agi bien à la légère. Mais, enfin, les aveux sont complets : c’est avec elle qu’il s’est enfui. Elle l’a suivi, sous des vêtements d’homme, et ne l’a plus quitté depuis plusieurs mois qu’ils sont en Suisse. Quand nous avons fait, Amédée et moi, notre excursion dans l’Oberland, nous les avons rencontrés dans un hôtel où ils avaient passé la nuit. Il nous présenta le soi-disant jeune homme comme un ami d’étude, un compagnon d’enfance.

Cette femme est à Thoune, et il va la rejoindre. N’ayez aucun souci : il ne l’aime plus, il ne l’a probablement jamais aimée, comme il n’aimera toujours que lui. C’est elle qui, hier, est venue seule ici, tourmentée, poussée par la jalousie, ou l’impérieux désir de savoir à quoi s’en tenir. On lui avait dit que son amant, de Rosenwelt, faisait à Beau-Port une cour assidue à une belle et riche patricienne. Elle voulait observer les alentours de la villa, pénétrer jusqu’à vous, pour vous avertir ; ce qu’elle aurait fait si je ne l’en avais empêchée. Par hasard, après le souper, vous vous le rappelez, je suis descendu au jardin. C’est ici même qu’un moment après elle abordait-La pauvrette m’a raconté toute sa douloureuse histoire. Et si je ne l’ai pas laissée partir seule, c’est que j’ai craint qu’elle ne cherchât la mort, la fin de ses souffrances morales dans les eaux profondes du lac.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que me dites-vous là ? murmura Dougaldine, anéantie.

Et, tout à coup, comme si elle allait tomber, elle étendit les mains en avant, n’ayant plus qu’une vague notion du monde qui l’entourait.

Le docteur la reçut dans ses bras. Elle était évanouie. Son beau visage pâle, les yeux clos, la bouche entr’ouverte ne donnaient plus aucun signe de vie. Tout le corps frémissant, Jean la contemplait. Ah ! comme il aimait cette femme ! Toute sa passion, cet être frêle, dont l’orgueil ne pliait pas. Et maintenant il la tenait serrée contre son cœur. La tentation était trop forte. Comme s’il eût été aveuglé par l’éclat marmoréen de ces joues, il se pencha sur cette blanche figure et imprima un long, un bien long baiser sur ces lèvres qui n’avaient pour lui que des paroles toujours dures. Ce baiser d’amour, ce fut le premier, un baiser passionné, où se mêlait la douleur amère, infinie de la séparation éternelle.

Mais elle reprenait déjà ses sens. Elle le regarda longtemps, nullement fâchée, peut-être étonnée d’être dans ses bras. Même on eût dit qu’elle attendait plutôt, en cet abandon, une nouvelle preuve d’amour… un murmure d’aveux doux et caressants

À ce moment, que nous pouvons qualifier de psychologique, on entendit la voix d’Amédée sur la route. Il revenait de sa course au sommet du Niesen. Dougaldine se dégagea rapidement. Elle était de nouveau libre et maîtresse d’elle-même. Jean, d’ailleurs, avait retiré sa main dès qu’il avait remarqué que son aide n’était plus nécessaire. Puis, sans rien dire, il entra dans la barque et la détacha du poteau où elle était amarrée.

— Que faites-vous ? Où voulez-vous aller ? interrogea la patricienne, la voix tremblante, épeurée.

— Je pars, répondit le docteur. Je vous renverrai l’embarcation par un homme de confiance et j’écrirai à M. votre père pour lui annoncer ma résolution. Embrassez votre frère et saluez-le pour moi. S’il vous demande la raison de mon départ précipité, dites-lui ce qu’il vous plaira…

— Que signifient vos paroles ? Vous partez ? balbutia-t-elle. Un violent tremblement la secouait, un frisson d’angoisse et d’épouvante. Ses yeux, ses beaux yeux d’un bleu de turquoise, s’emplirent de larmes. Ah ! si cet homme au cœur impitoyable l’avait seulement regardée ! avait vu ce qui se passait en elle, non, jamais, il n’eût accompli son fatal projet ! Mais, il eut la sauvage énergie de ne pas se laisser attendrir. Aussi répliqua-t-il, cette fois d’une voix dure, au son de laquelle on percevait nettement la lutte terrible qui se livrait en lui et contre lui. Plus la bataille est vive, plus grand est le roulement du canon.

— Mademoiselle, mes paroles signifient que je m’en vais pour toujours. Je ne puis rester plus longtemps dans la maison où j’ai souffert la plus profonde douleur de ma jeune vie. Ah ! fou, oui, fou que j’ai été ! Je croyais qu’un jour aussi le soleil luirait pour moi. Et il a suffi d’un rien, un vague soupçon, un caprice pour qu’on fasse saigner mon cœur, en jetant à un autre, à un indigne, et à pleines mains, tout ce que, dans l’intimité de moi-même, j’envisageais comme le suprême bonheur auquel j’aie jamais osé rêver. À présent, tout est fini. Ah ! je ne le comprends que trop, votre regard froid et votre refus méprisant, lorsque, à ce bal de l’hiver dernier, je vous invitai à danser ! Ils devaient alors me révéler mon propre sort. Oui, pourquoi ai-je été entraîné dans votre existence ? Pourquoi suis-je sorti de mon obscurité ? Qu’avait-il besoin, l’enfant du peuple, d’aller à cette lumière qui l’a brûlé. « Vous avez jeté vos richesses à un méchant, et moi, c’est en mendiant que je vous quitte. »

Puis, en lui criant ces derniers mots, il imprima un léger mouvement à la barque, sans regarder Dougaldine. Car lui aussi avait les yeux humides. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Une souffrance inouïe l’affolait. Mécontent de cette faiblesse à laquelle il ne pouvait plus résister, il joua des rames avec une sorte de désespoir et s’éloigna du rivage.

Elle était là, elle, comme la personnification de la tristesse, de la douleur. Pourquoi ne le rappela-t-elle pas ? Ah ! si elle avait poussé un cri, un seul cri de poignante angoisse, de plainte violente, si elle lui avait dit :

— Reviens, cruel, reviens ! Crois que je t’aime ! Oui, c’est parce que je t’aime comme on n’a jamais aimé que je voulais sacrifier ma vie, la gâcher, la donner à un misérable ! Je me disais que tu en aimais une autre, et je soutirais tant à cette pensée ! Eh bien, puisque je te devrai mon salut, ma rédemption, prends-la, cette existence, et moi avec : Nous serons heureux, ô mon ami !

Mais, non ! Aucun cri, aucun mot n’effleura ses lèvres……

Comment ? Elle, rappeler cet homme ! Mais, c’est lui qui s’en allait ! Ah ! il est vrai, ses adieux étaient l’explosion d’un impérissable amour ! Ils signifiaient aussi une séparation éternelle. Jamais elle ne lui crierait de revenir. Cette barque, pourtant, ce frêle esquif, portail le jeune homme qu’elle aimait de toutes ses forces. Là-bas s’envolait son bonheur. Chaque coup de rame éveillait un douloureux écho dans son cœur meurtri. Leurs destinées, à eux deux, s’accomplissaient.

Elle ne succomberait pas.

Involontairement ses regards suivaient la marche de la chaloupe qui s’éloignait toujours. Lui, le visage tourné du côté du bord, ramait sans cesse, évitant de la voir. Où courait-il ainsi ? Était-ce vers l’oubli, la misère ou la mort ?

La barque contourna une langue de terre qui s’avançait en pointe dans les eaux du lac. Elle disparut bientôt aux yeux de Dougaldine. Dans un instant, toutefois, on allait la revoir de nouveau. Mais, la pauvre fille n’en pouvait plus. Ses nerfs se détendirent, son orgueil se brisa : il était trop tard. La respiration haletante et versant d’abondantes larmes, elle tomba sur le gazon, pressant son mouchoir sur sa bouche pour étouffer les cris qu’elle avait peine à retenir.

Elle était encore dans cette position lorsque Bruno, le chien fidèle, accourut sur le rivage. Elle se redressa soudain, car elle avait entendu le pas de son frère qui descendait au lac pour s’y baigner, à la fraîcheur du soir. De loin, Ainédée il avait aperçu sa chère sœur couchée sur l’herbe. Dès qu’il fut près d’elle, il lui dit :

— Comment ? Tu dormais ici, Dougaldine ?

— Oui, répondit-elle, très pâle, j’ai dormi et j’ai rêvé !…

En effet, c’était bien un rêve, mais le triste rêve de sa vie qu’elle venait de faire, tandis que la barque s’évanouissait à l’horizon…

. . . . . . . . . . . . . . .

Une semaine après, le steamer le Neptune, en partance pour Buenos-Ayres, voguait à toute vapeur le long des côtes de France. Parmi les passagers qui encombraient le pont, un jeune homme à la mâle figure frappait tout d’abord les regards. Le jour tombait. Un crépuscule gris enveloppait de ses brumes légères le cap Finistère, ce lambeau de la vieille Europe, que salua d’un dernier cri de joie le monde du vaisseau. Le docteur Almeneur, d’une voix mélancolique, murmura pour lui seul :

Finis terrae ! Oui, c’est bien cela. C’est la fin de ma jeunesse, de mon amour et de mes divins espoirs.