Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 98-144).

VI


Le lendemain, Jean, qui laissait d’ordinaire sa fenêtre ouverte pendant la nuit, fut réveillé d’assez bonne heure par un roulement de voiture. Il se dit que M. Fininger partait pour Thoune. C’était à peu près cela, avec cette différence que le landau rentrait déjà de cette course matinale. Durant l’été, chevaux et voiture restaient à la villa, à la disposition du maître de la maison et de sa famille. Le banquier préférait ce mode de locomotion à la traversée par le lac, laquelle eût été très désagréable en cas de gros temps.

Le docteur se leva. L’aiguille de sa montre, qu’il alla d’abord consulter, marquait bientôt huit heures. Il eut presque honte de son long sommeil.

En toute hâte, il procéda à sa toilette. Elle ne lui prit que le temps strictement nécessaire. Il craignait de paraître le dernier dans la salle à manger.

C’est ce qui lui advint. La table, pour le déjeuner, était dressée dans le jardin, sous un large tilleul feuillu, tout près d’un bassin en marbre du Valais où tombait une source d’eau cristalline. De grandes plantes aquatiques émergeaient de l’onde, dans laquelle se promenaient des poissons rouges, auxquels Dougaldine jetait de temps à autre quelques miettes de pain. Les oiseaux chantaient dans les arbres des bosquets ; derrière une grille, un paon faisait la roue en étalant ses brillantes couleurs. Bruno, couché au soleil du matin, occupait toute une marche de l’escalier, et, pour compléter cette idylle champêtre, un chat, d’une beauté et d’une grosseur extraordinaires, regardait sa maîtresse, Dougaldine, qui, en peignoir de mousseline blanche, était assise à la table, ayant plutôt l’air d’une épousée de la veille que d’une jeune fille. Quand le docteur arriva dans le jardin, elle était seule. Mlle Marthe et Amédée avaient déjà déjeuné. Ils couraient aux alentours du domaine, comme pour en reprendre de nouveau possession et renouveler connaissance avec les endroits qui leur étaient le plus familiers.

— Cela me réjouit, fit Dougaldine, dès que Jean l’eut saluée, de voir que vous avez bien et longtemps dormi sous notre toit.

Le fin sourire qui, à ces mots, effleura ses lèvres joliment retroussées, prêtait à sa physionomie un charme tout féminin. Franchement, ce matin-là, elle n’avait rien contre Jean. Ses yeux reflétaient l’allégresse du printemps qui étincelait autour d’eux.

Le docteur, debout en face d’elle, eut comme l’impression fugitive que le monde sortait seulement des mains de Dieu et qu’ils étaient les deux premiers êtres de la création, respirant la vie et les brises paradisiaques. La fleur peut être flétrie par la brûlante chaleur de midi, et le soir tomber en poussière, feuille après feuille, qu’importe ! Le matin, sa corolle, en s’épanouissant, a bu la divine goutte de rosée et elle a vécu et répandu son délicieux parfum. Quoi que lui réservât l’avenir, Jean Almeneur se disait, en ce moment, qu’il n’oublierait jamais cette heure bénie. Il en avait la profonde sensation. Aussi répondit-il, comme enivré, au regard que Dougaldine lui avait adressé.

Généralement, en ces instants trop rares de notre existence, ce ne sont pas les mots que balbutient nos lèvres, mais bien ce qu’éprouve notre âme, qui constitue pour l’homme la suprême félicité terrestre. Un célèbre psychologue français enseigne quelque part qu’il n’y a, entre l’homme et la femme, rien de plus vrai que les sentiments que n’exprime pas la parole. Le docteur aurait pu, à son tour, signer lui-même cette pensée.

Et tout en savourant un café parfumé, Jean s’entretenait avec Dougaldine de choses pour ainsi dire insignifiantes, du départ de M. Fininger, de l’avantage de se lever tôt à la campagne, du printemps et de la joie que causait à Amédée cette existence libre au milieu d’une belle et riche nature. Dans cet échange d’impressions et d’idées, si les mots ne leur rappelaient que les simples faits de la vie, il leur semblait pourtant que bien haut, dans une région lumineuse, leurs esprits se cherchaient, pour se séparer de nouveau, comme effrayés l’un de l’autre, une fois qu’ils s’étaient rencontrés.

Le retour de Mlle Marthe et d’Amédée rompit le charme de leur tête-à-tête matinal. À peine le frère de Dougaldine eut-il salué son maître qu’il parla de ses livres.

— Quoi ? Des livres maintenant ! fit le docteur. Par ce beau jour de printemps, on ne doit se servir que d’un seul livre, celui qui est ouvert sous le ciel bleu.

L’enfant, surpris, regarda son précepteur.

— Vois-tu, en hiver, la nature que tu trouves si belle, c’est une vaste page blanche. Mais vienne la belle saison ! Alors, les pages de notre ouvrage se couvrent de lettres nombreuses, non plus noires, mais aux couleurs les plus variées et les plus éclatantes !

— Les fleurs ! les fleurs ! s’écria Amédée. À présent, je comprends, je comprends.

— Tu as bien deviné, répondit Jean. Ce serait presque un crime d’étudier une autre science que la botanique.

— Et le latin ? observa Dougaldine.

— Nous n’aurons garde de l’oublier, mademoiselle. Toutes les plantes portent, avec leurs noms vulgaires, un autre nom latin. Il vaut peut-être mieux que votre frère fasse connaissance avec des expressions telles que : Salvia pratensis, Campanula et Primula officinalis que de se tourmenter la tête avec de vieilles formules. Donc, pour le moment, il ne sera pas question de livres. Quant au papier, nous n’en emploierons que pour notre herbier, ou, si tu préfères, pour notre collection de plantes et de fleurs.

Cela dit, le docteur s’inclina et, prenant Amédée par la main, ils s’éloignèrent et gagnèrent les champs. L’enfant était tout heureux à l’idée d’étudier la botanique.

Mlle Marthe les avait suivis du regard, en murmurant pour elle seule, mais assez haut pour que sa nièce l’entendit :

— Voilà un homme comme on en rencontre peu.

Dougaldine se détourna, sans doute pour cacher à sa tante la pourpre de ses joues. Ses beaux yeux, comme illuminés d’un éclat merveilleux, parurent interroger l’avenir de sa vie de femme. Et, involontairement, elle s’étonna de ce que cette heure s’était écoulée si vite, tandis que, la veille au soir, à l’arrivée du docteur, elle ne lui avait souhaité la bienvenue qu’entièrement persuadée que chaque jour amènerait la lutte, ou à tout le moins une nouvelle cause d’aversion plus profonde.

Oui, elle ignorait comment cette joie lui était venue tout d’un coup. Peut-être ces abeilles, qui sortaient déjà de leurs ruches, le savaient-elles en voletant vers la prairie émaillée de fleurs ; ou bien les feuilles gonflées de sève des grands hêtres qui, au sommet de la colline, balançaient lentement la cime orgueilleuse de leurs fûts puissants ; ou encore ce petit roitelet, dont les notes ailées, dans le bosquet voisin, chantaient le bonheur des cœurs et du printemps. Mais, s’ils le savaient, ils n’en disaient rien à la jeune fille. Et celle-ci, toute troublée, constatait derechef et non sans effroi, que sa volonté devenait impuissante.

Un vieux proverbe, peut-être emprunté à la sagesse des nations, sinon à la connaissance que les hommes ont de l’existence, dit simplement : les jours se suivent, mais ils ne se ressemblent pas. Jean et Dougaldine en firent l’expérience. Ils ne vécurent pas beaucoup de matins comme celui qu’ils passèrent ensemble sous le vieux tilleul de Beau-Port. Une force irrésistible les poussait cependant l’un vers l’autre ; mais, il n’était pas rare qu’après une heure d’intime causerie ne surgît de nouveau ce levain d’orgueil qui gâtait leurs meilleures impressions. La plus futile circonstance leur servait de prétexte. Semblablement, des peuples ennemis se font des armes d’objets utiles ou de questions pratiques. Bientôt même ils trouvèrent un terrain propice où ils purent se mesurer et où toujours ils se rencontrèrent en adversaires décidés. Dougaldine défendait l’éducation française ; le docteur Almeneur, tout en reconnaissant les qualités de cette dernière, penchait plutôt vers l’éducation allemande.

De même que toutes les jeunes filles des familles patriciennes, Mlle Fininger avait été élevée à la française. Aussi, depuis qu’elle était maîtresse de ses actions, elle ne lisait que des ouvrages édités sur les rives de la Seine ou sur les bords du Léman. C’est un de ces livres qui fut la cause de leur première dispute.

Un jour, le docteur rentrait d’une excursion faite avec son élève sur l’autre rivage du lac. Ils rapportaient, d’un jardin qu’ils avaient visité, quelques exemplaires de fleurs exotiques que Jean voulait utiliser pour une leçon sur les diverses parties de la plante. Contents de leur butin, le docteur et Amédée amarrèrent leur barque et se dirigèrent ensuite vers la villa, en passant près du kiosque où justement Dougaldine se trouvait, plongée dans la lecture. Au bruit de leurs pas, elle leva la tête et les aperçut. Elle essaya d’échapper à leurs regards. Mais, c’était déjà trop tard. Jean l’avait vue. Remarquant et s’expliquant son mouvement, loin de continuer son chemin, il s’arrêta devant la grille ouvragée qui protégeait cette légère construction et dit, après avoir salué la jeune fille :

— Je crains, mademoiselle, que vous ne vous fassiez mal aux yeux. Le format de votre livre est bien petit.

La patricienne, ne pouvant plus éviter l’entretien, lui tendit le volume.

— Tenez, et voyez vous-même. Si le format est petit, le texte, pour la grosseur et la beauté, ne laisse rien à désirer.

C’était un volume des Comédies et Proverbes d’Alfred de Musset, en beaux caractères, tels qu’on sait les imprimer en France.

Le précepteur était battu. Cependant, il répliqua :

— L’impression des livres français est parfois merveilleuse. Pourquoi ne peut-on pas en dire autant de leur contenu ?

— Ah ! riposta Dougaldine, d’un ton sarcastique, le grand poète Alfred de Musset ne plaît pas au docteur Almeneur ! Il n’est donc pas assez bon pour vous ?

Jean répondit, sans toutefois attacher d’autre importance à ses paroles :

— Comme tel, c’est peut-être le meilleur des poètes français. Mais, ne vous semble-t-il pas aussi qu’on les estime extraordinairement chez nous ?

— Si c’est là votre opinion, vous ne devez pas aimer beaucoup Victor Hugo, fit la jeune fille, frappée de l’observation.

— Il n’est pas question de mes préférences, surtout lorsqu’il s’agit de talents de premier ordre, de poètes qui manient leur langue en maîtres. Ils sont assurés du respect et de l’admiration de tous. Mais, et j’ose le dire ici, je ne comprends pas cet enthousiasme exclusif pour les écrivains français. Nous avons aussi des poètes allemands. Ils n’ont peut-être pas le génie des premiers ; néanmoins, ils sont dignes d’être lus et mieux connus !

— Cela, en effet, ne doit pas être agréable à un Allemand d’au delà du Rhin. Mais, nous, en Suisse, où les langues française et allemande vivent côte à côte, il faut laisser à chacun ses goûts et ses auteurs favoris.

— Vous avez dix fois raison, mademoiselle, dit le jeune savant. Je vois même avec infiniment de plaisir qu’on cultive ces deux littératures. Toutefois, ce que vous me permettrez sans doute de ne pas complètement approuver, c’est que l’on ne veuille entendre parler, dans un certain monde, que d’éducation française, comme l’on n’accepte, sans réflexion, que la religion de ses ancêtres. Je crois pourtant que l’on juge mieux des qualités ou des défauts d’une langue, si l’on en connaît et en parle une autre. Est-ce bien naturel, votre prédilection si hautement affirmée ? Que si une famille d’origine gauloise se contente du français, je n’ai rien à objecter ; c’est un peu dans le tempérament de la race et l’esprit de sa langue, si claire et si élégante ; mais nous, enfin, qui avons du sang germain dans les veines, il me semble que nous ne devons pas négliger nos propres auteurs pour nous vouer exclusivement à l’étude d’une littérature étrangère.

— Tous ne le font pas, s’écria Dougaldine, vous, par exemple, M. le docteur. Pour moi, j’aime le français, à cause de sa pureté, de sa netteté, de sa limpidité. Pouvez-vous en vouloir à une jeune fille de cette préférence ?

En parlant ainsi de pureté et de netteté, Dougaldine, quelque peu animée, était si belle, si vraie et si charmante que pour Jean elle personnifiait, à vrai dire, les idées contenues dans ces qualités de la langue de Voltaire et de Musset. Tout en elle était gracieux, correct, parfait. Une toilette claire moulait les fermes contours de sa taille ; ses cheveux blonds formaient une sorte de diadème au-dessus de sa nuque, d’une blancheur de marbre de Carrare. Rien n’égalait la fraîcheur des joues, l’éclat doux mais pénétrant des yeux ; ni l’ivoire éblouissant des dents qu’un léger sourire laissait entrevoir, dans le rouge vermeil des lèvres. Le docteur en fut vivement impressionné. Oui, dans la bouche de cette vierge chaste et fière les mots de pureté et de limpidité étaient bien à leur place.

Et, pourtant, le précepteur n’était rien moins que convaincu. Au contraire, plus il admirait la séduisante jeune fille, dont la physionomie trahissait l’émotion d’une âme élevée, plus aussi il redoutait l’influence que certaines lectures, peut-être mal comprises et mal digérées, pouvaient exercer sur l’esprit et les sens de celle qu’il aimait. Tous, nous sommes forcés de le reconnaître : il y a des pages, dans quelques-uns de nos écrivains, qui font parfois de profonds ravages dans un cœur de vingt ans. Est-ce la mélodie harmonieuse de la langue, les images passionnées que ces auteurs déroulent devant nos regards, qu’il faut rendre responsables de ce danger ? Nous ne savons, mais cela existe et le docteur ne l’ignorait pas. Aussi, emporté par la surexcitation du moment, où il y avait autant d’indignation que d’amour, il s’écria d’un ton amer, le ton d’un confesseur qui blâme les écarts d’une jolie pénitente qu’il veut sauver en dépit d’elle-même :

— Oui, c’est vrai. Vous aimez ces écrivains, et cependant plusieurs, quelques romanciers contemporains surtout, ont comme la saveur du péché.

Dougaldine rougit. Une boudée de colère lui monta aux lèvres, colora son visage. Vraiment ce jeune homme tranchait du pédant, du moraliste avec elle ! Il avait déjà la prétention de lui désigner les livres qu’elle ne devait pas lire.

— Voyez, dit-elle, en montrant de la main son frère qui semblait chercher quelque chose autour d’un bosquet, je crois qu’Amédée a fait une découverte… découverte qui a sans doute la même importance que celle que vous venez de faire dans ce volume.

Elle prononça ces mots d’une voix brève, en les accompagnant d’un geste quasi royal. Jean comprit qu’elle le congédiait et qu’elle n’avait plus du tout envie de continuer cet entretien. Il s’inclina donc devant elle et disparut bientôt après dans la villa avec son élève.

Cette divergence de vues et d’opinions s’affirmait à propos de tout. Ils reprenaient souvent le même sujet de discussion. L’un et l’autre auraient voulu se faire réciproquement le sacrifice de leurs idées, mais ce sacrifice était au-dessus de leurs forces. Jean, par conviction, Dougaldine, par fierté, suivaient deux sentiers qui couraient parallèlement sans jamais se rencontrer.

Un matin, la Feuille d’avis de Berne, que M. Fininger envoyait tous les matins à sa fille, apporta la nouvelle qu’une troupe française, en tournée de province, allait jouer au théâtre de la ville Le Maître de Forges, de Georges Ohnet.

On déjeunait, sous le tilleul. Après avoir jeté un coup d’œil dans le journal, Dougaldine le passa à sa tante, en exprimant le regret de ne pas être à Berne, le soir, pour assister à la représentation.

— Malgré les prix élevés, dit le docteur, le théâtre sera comble. Il n’y aura aucune place vide.

— On croirait bientôt que vous le regrettez, remarqua la jeune fille, qui n’était pas d’humeur à éviter la bataille.

— Moi ? Et pourquoi donc, je vous prie ? J’ai en grande estime les dramaturges français…

— Ah ! pour le coup, nous y voilà ! s’écria Dougaldine.

— Eh ! mademoiselle, que peuvent bien renfermer mes paroles pour vous surprendre ainsi ? Nous autres hommes, nous sommes assez objectifs pour reconnaître et admirer le beau et le vrai partout où ils se présentent. À mon humble avis, l’artiste français, ou, si vous aimez mieux, l’acteur, — est bien supérieur à l’acteur allemand, non seulement dans les pièces de simple conversation, mais aussi et particulièrement dans les hautes tragédies. En premier lieu, ce qui le distingue, c’est le ton naturel, tranquille ou vif, tel enfin qu’il existe dans la bonne société. Chez nous, on n’a rien de semblable. Si l’un de nos acteurs doit dire : Veuillez vous asseoir, ou : Ayez la bonté de me donner un verre d’eau, il prononce ces mots en roulant de gros yeux ; s’il avait des plumes, il ferait la roue comme ce dindon que j’aperçois dans la cour. En outre, dans la tragédie, les Français ont encore cette belle qualité de ne pas se laisser entraîner par le réalisme. Ils sont amoureux des beaux vers ; ils savent et ils sentent qu’un drame est avant tout une œuvre littéraire de grande valeur. Aussi se gardent-ils bien de réciter sur un rythme monotone cette magnitique poésie.

Les Allemands — de même les Anglais — ont pris et conservé cette mauvaise habitude, d’un effet déplorable au théâtre. On dirait vraiment qu’ils ne comprennent pas, car ils ne mettent souvent ni sens ni idéal dans leur jeu. Des passages entiers d’alexandrins admirables sont jetés à la tête du public, tout d’une haleine, pour l’éblouir sans doute, comme un feu d’artifice qui part tout à coup, de telle sorte que les belles et les grandes lignes, les richesses et les modulations harmonieuses d’une langue échappent aux auditeurs ou sont complètement défigurées.

— Ah ! M. le docteur, quel partisan enthousiaste vous êtes de la littérature française ! Mais, c’est vous qui devez aller à Berne, ce soir.

— Non, répliqua Jean Almeneur — car la médaille a son revers. Si, à ce point de vue spécial, sans parler d’autres encore, j’admire l’art français, je ne puis que condamner les théories de quelques célèbres écrivains. Mais revenons au Maître de Forges.

C’est un mélange assez bien arrangé de sentiments extrêmes, de choses invraisemblables et parfois révoltantes. Prenez un seul fait, le nœud de la pièce, « la pointe d’aiguille » sur laquelle repose tout le drame : Claire de Beaulieu devient la femme d’un riche industriel pour la simple raison qu’il la demande en mariage au moment même où son premier fiancé, un duc, rompt leur projet d’union, aussitôt qu’il apprend que Claire vient d’être complètement ruinée par un procès. Voyons un peu. Est-ce qu’un galant homme, parmi les spectateurs, peut encore s’intéresser à une femme qui se marie par vanité ou par vengeance, qui trompe son mari dès le premier pas, puisqu’elle ne l’aime point ? Je ne dirai rien, et pour cause, de cette scène d’un goût fort douteux, du soir des noces. Il faut qu’un public soit bien vulgaire, ou bien grossier, pour trouver quelque charme à cette sensualité, ou à ce sentimentalisme qui, sous prétexte d’art dramatique, lui est offert dans Le Maître de Forges. Enfin, pour conclure par les paroles même d’un jeune critique français, j’ajouterai : C’est de la triple essence de banalité.

— Ah ! permettez, je dois relever une de vos observations, M. le docteur ! Vous qualifiez de vulgaire, voire de grossier, le public de Berne qui sera, ce soir, très nombreux au théâtre. Sachez que vous parlez de gens qui ont droit à votre estime, répondit presque avec colère la jeune patricienne. Car, si j’étais à Berne, j’irais certainement. Je n’ai lu que le roman d’Ohnet, je ne connais pas la pièce qu’il en a tirée ; mais je crois que si j’assistais à cette représentation, je n’éprouverais rien de ce que vous exprimez. Je suis donc aussi très vulgaire, même…

— J’ai peut-être été trop loin, dit Jean, en interrompant Dougaldine et en l’invitant du regard à rester, car elle se levait pour partir. Il désirait, lui, que cette conversation ne se terminât pas sur ces derniers mots. J’aurais dû modifier ma pensée ainsi : Les spectateurs sont pour la plupart incapables de juger une pièce quelconque. On ne réfléchit jamais assez à ce que l’on nous présente avec une certaine autorité. Le meilleur auteur peut faire passer des niaiseries sur une très grande scène. Son nom est un talisman. Il a composé un chef-d’œuvre : donc, tout ce qu’il écrira désormais portera le sceau du génie. Ohnet, mais c’est aussi un nom, maintenant. On joue ses drames sur tous les théâtres. De ce fait, nos objections en sont considérablement affaiblies. Et, d’ailleurs, pourquoi irions-nous, seul, condamner l’œuvre qui paraît supportable à tout le monde, que des personnes de notre connaissance, personnes honorables entre toutes et intelligentes, approuvent et admirent ? Qu’à cela ne tienne, soit ! Mais je n’en persiste pas moins dans mon idée : Le Maître de Forges est une pièce brutale, sans valeur aucune. Je vous céderai sur un point, et un seul : jamais les Français n’auraient admis ce drame sur leur théâtre, s’il avait été composé à l’étranger. Ils ont infiniment trop d’esprit et de bon sens pour cela. Il faut être Allemand pour le faire.

Heureusement, reprit le docteur, après un instant de silence, il y a encore en France assez d’écrivains qui cultivent l’idéal, le drame simplement poétique. Cet hiver, par exemple, on a donné à Paris quelques représentations que tous les meilleurs crifiques ont déclarées parfaites, supérieures. Et qu’avaient fait les auteurs ? S’emparant de fables antiques, ils ont mis leur talent à écrire de beaux vers, d’un lyrisme élevé, dans lesquels reparaissent, sans que cela ait blessé personne, des réminiscences mythologiques et l’une ou l’autre idée chère aux philosophes païens.

En Allemagne, au contraire, on méprise les chefs-d’œuvre de l’art dramatique. Le poète est puni par l’indifférence du public, s’il ose remonter jusqu’aux jours héroïques de la Grèce. Symptôme très curieux ! Sur les théâtres de Berlin, entre autres, à l’anniversaire de la bataille de Sedan, on n’a joué que des traductions de pièces françaises ; de même à Vienne, où le célèbre Burgtheater n’a plus, sur ses affiches, que du Sardou, du Dumas, du Georges Ohnet et aussi de l’Émile Augier, le meilleur parmi les premiers. Dans les journaux, on se moque alors des dramaturges allemands et, cependant, si ceux-ci étaient français, ils seraient acclamés avec honneur par tout un public enthousiaste.

— Existe-t-il vraiment quelques drames allemands de réelle valeur ? demanda Dougaldine.

— Sans doute ! Je ne parlerai pas des écrivains contemporains, car on risque parfois de se tromper dans le jugement que l’on porte sur eux. Prenons seulement les auteurs de l’époque qui suit immédiatement Schiller et Goethe, et où nous voyons briller les Kleist, les Grillparzer, les von Grabbe, les Immermann, les Otto Ludwig et tant d’autres. C’est à peine si l’Allemagne les connaît. Aussi peut-on à bon droit accuser les Allemands de négliger leur littérature pour imiter, copier servilement celles de l’étranger.

— La conclusion de notre entretien serait donc, fit Dougaldine, avec un sourire, en se levant maintenant tranquillement, que les Français publient bien quelques ouvrages frivoles, mais que, cependant, ils ont un goût plus sûr, une nature plus affinée, plus délicate que les Allemands. Ceux-ci possèdent aussi d’excellents poètes, mais ils ne se soucient absolument pas de leurs œuvres.

— « Avec quelle concision s’exprime cet homme ! » est-il écrit quelque part dans un drame de Grillparzer, répliqua le docteur, en se levant également et lui renvoyant son sourire. Mais, vous aussi, mademoiselle, vous concluez de même avec une virile netteté. J’ai le plaisir de vous dire que nous sommes parfaitement d’accord.

— S’il en est ainsi, reprit-elle, eh bien, prêtez-moi pour quelque temps, afin de compléter mon instruction, une histoire de la littérature allemande, dans le cas où vous auriez un tel livre à ma disposition. Vous avez éveillé ma curiosité.

Ce désir appela un éclair de joie dans les yeux du docteur. Il s’empressa de répondre :

— Vous serez satisfaite à l’instant même. J’ai pris avec moi l’excellent ouvrage de Guillaume Scherer.

— Mais peut-être que vous vous en servez, objecta timidement Dougaldine, qui semblait déjà regretter ses paroles.

— Nullement. J’aime tant ce volume que je ne voulais pas le laisser à Berne. Je le traite un peu en ami. D’ailleurs, je le sais pour ainsi dire par cœur. C’est assurément un des meilleurs du genre.

Et, sans tarder plus longtemps, Jean alla chercher ce livre.

Dougaldine le lut d’un trait. Il lui fut même bientôt impossible de s’en séparer. Dans le parc ou dans sa chambre, elle l’avait entre les mains, des heures entières, et ne le fermait qu’avec regret. Peu de jours après, elle faisait venir d’autres ouvrages de Berne, qu’elle-même avait commandés. Car cette étonnante personne ne se contentait pas seulement des jugements qu’on portait sur tel ou tel écrivain ; elle voulait aussi connaître ses œuvres, les lire, pour en avoir une idée, une clarté, comme dit Molière, plus fraîche, plus durable et plus exacte. Et ces lectures fui procuraient d’exquises jouissances. Elle avait commencé par le Nathan et l’Émilie Galotti, de Lessing, dont elle avait déjà entendu parler ; puis elle aborda Le Tasse, de Gœthe. Ce dernier ouvrage lui révéla la grandeur du génie allemand. Elle en fut profondément impressionnée. N’était-ce pas aussi d’elle, de son pauvre cœur tourmenté qu’il s’agissait dans ce drame ? Et elle s’en allait, sous les ombrages de Beau-Port, redisant les vers harmonieux du maître, avec la vague certitude qu’on les avait écrits à son intention.

On eût dit que le poète avait voulu peindre leur villa, dans le passage suivant :

« Déjà le murmure de ces fontaines revient nous récréer ; les jeunes rameaux se balancent, bercés par le souffle matinal ; les fleurs des parterres nous regardent amicalement de leurs yeux enfantins. Le jardinier consolé dépouille de leur vêtement d’hiver l’oranger et le citronnier ; le ciel bleu dort au-dessus de nos têtes, et, vers l’horizon, la neige des montagnes lointaines se dissout en légères vapeurs[1]. ».

Elle-même écrivit, dans son journal, ces paroles de la princesse :

« Pourquoi faut-il que nous négligions si facilement de suivre les simples et muettes inspirations de notre cœur ? Un dieu est dans notre âme, qui nous avertit tout bas, qui nous indique doucement, mais avec clarté, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut fuir[1]. »

Elle se laissa emporter par le charme de cette poésie toute puissante ; tout son être en tressaillit. C’étaient des sensations nouvelles dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. La fin du poème se déroula sous ses yeux comme un événement possible, qui lui arriverait peut-être un jour. À cette dernière pensée, un frisson la secoua violemment. Non, jamais elle n’aimerait Jean ! Jamais elle ne serait à lui ! Et, pour montrer que c’était bien sa résolution irrévocable, elle relégua ces livres dangereux dans un coin de sa chambre de jeune fille et s’occupa de nouveau des travaux du ménage, comme si, dans la villa, on eût eu besoin de son aide. Elle se surveilla aussi plus sévèrement ; son visage n’exprima plus que l’indifférence. En face du docteur, elle prit une contenance très réservée, un air froid et, à toute occasion, elle ne manqua pas de lui faire sentir le peu d’intérêt qu’elle croyait lui porter dans son cœur.

Mais l’hiver ne dure pas toujours. Le soleil du printemps fond la neige des hautes montagnes et sème dans les prés ses fleurettes blanches, jaunes, rouges ou bleues. Dougaldine avait bu le nectar divin ; ses lèvres en étaient altérées : elle y retourna, reprit ses livres… et ne songea plus à elle-même.

Le docteur, auquel rien n’échappait, avait éprouvé tout à coup une joie profonde que les caprices de la fière patricienne avaient à peine troublée. Certains jours, il la voyait s’absorber complètement dans la lecture des ouvrages qu’il lui avait indiqués et il lui semblait alors qu’elle perdait de sa fierté et s’abandonnait à celui qui l’aimait. Les plus grands génies de la littérature allemande parlaient en sa faveur, cela était évident. Cette jeune fille, dont il admirait la haute intelligence, entrait ainsi en rapport avec un monde nouveau pour elle ; son être moral subissait une influence élevée, qui devait insensiblement transformer, du moins il l’espérait, son caractère et son jugement. Et sans doute elle-même, se rendant enfin compte de la révolution qui s’opérait dans son esprit bien équilibré, finirait naturellement par donner son cœur — et sa main — à l’homme qui venait de lui ouvrir des horizons jusque-là inexplorés.

C’est ainsi que plusieurs semaines s’étaient écoulées. Rarement le calme de leur existence avait été rompu. De temps en temps, M. Fininger annonçait son arrivée par un des trains de l’après-midi, en gare de Thoune. Le landau le ramenait ensuite à Beau-Port, où il ne passait que la nuit, pour repartir le lendemain, à moins que sa visite ne tombât sur le samedi. Alors, il restait le dimanche, jour qu’il consacrait d’ordinaire à ses enfants.

Tous l’accueillaient, cela va sans dire, avec la plus sincère affection, même le docteur qui s’habituait facilement à cette nature loyale, dont l’unique désir, paraissait-il, était de voir le monde heureux autour de lui. En son absence, la vie était bien un peu monotone ; mais, dès qu’il se trouvait là, une plus grande intimité régnait entre tous les habitants de la villa.

Ce fut après l’une de ces visites du banquier, quand Juliette eut desservi la table, que Jean Almeneur, sans autre préambule, dit à Dougaldine :

— Je m’étais bien promis d’adresser une demande à M. votre père ; mais, j’ai tout à fait oublié. C’est pourquoi je me vois forcé de l’adresser à vous-même.

— Et quelle est-elle ? interrogea la jeune fille, non sans que son regard décelât une certaine émotion.

— Il me faudrait un congé de quelques jours. Voici longtemps que je n’ai plus vu mon père. Or, comme je ne suis guère qu’à six ou sept lieues de notre village, je voudrais lui faire une visite.

— Mais, M. le docteur, répliqua vivement Dougaldine, vous savez bien que, pour cela, vous avez la liberté la plus complète.

— Permettez, mademoiselle ! Je suis à présent au service de M. Fininger. Mon temps lui appartient, et, comme il n’est pas là, je me trouve sous vos… ordres ; en un mot, je vous dois obéissance, ainsi que le doit un serviteur fidèle à sa maîtresse.

Ce dernier mot, pris dans son sens le plus noble, et que certains amoureux réservent à la femme de leur choix, avait aussi, en passant sur les lèvres du jeune homme, qui tremblèrent légèrement, un son d’une infinie douceur, exprimant le plus profond respect. Dougaldine en fit la remarque. Toutefois, avant qu’elle répondît, Amédée, qui était présent, s’écria vivement :

— Dougaldine, n’est-ce pas ? tu veux que j’accompagne M. le docteur. Ah ! ce serait pour moi une si grande joie !

— Mais, il n’est pas en mon pouvoir de te satisfaire, observa Dougaldine. J’ignore si ta société est agréable à M. Almeneur. C’est à lui à décider.

— S’il en est ainsi, dit Jean, j’emmène votre frère. J’avais même l’intention d’en solliciter auprès de vous la permission. Une course dans les montagnes ne lui fera que du bien.

— Alors, c’est entendu. Quand partez-vous ?

— Le temps est maintenant très favorable, répliqua le docteur. La pluie d’hier a balayé la poussière des routes. Elle aura sans doute aussi fondu la dernière neige de l’hiver, qui recouvrait encore les sommets, au-dessus de notre village. Nous visiterons quelques sites pittoresques et, entre autres lieux remarquables, une vallée étroite, mais d’une beauté grandiose, où les ruines de cabanes abandonnées indiquent que jadis elle était encore habitée. À coup sûr, les gens qui restaient là-haut en ont été chassés par les éboulements et les avalanches.

— Au moins, vous ne courez aucun danger ? dit la sœur d’Amédée, son visage étant devenu instantanément très pâle pour s’empourprer de nouveau quelques secondes après. Elle craignait d’avoir, par cette question, montré l’intérêt qu’en dépit d’elle-même elle prenait pour le docteur. Et comme les femmes, en pareille circonstance, ont toujours mille moyens de réparer leurs imprudences, elle attira son frère près d’elle, en ajoutant :

— Amédée n’est pas habitué à la montagne comme vous, M. le docteur. Vous ne le perdrez pas de vue, n’est-ce pas ? Je crois même qu’il vaudrait mieux qu’il n’allât pas avec vous, dans cette vallée abandonnée. Car si elle est véritablement ravagée par les avalanches, le péril doit être d’autant plus grand en cette saison, par la fonte des neiges.

— Soyez sans inquiétude, fit Jean. Je vous en réponds sur ma vie. Et pour ce qui est de ce vallon, dont je viens de parler, nous nous bornerons à le voir de loin, c’est-à-dire du passage qui traverse la montagne, à droite de la gorge. Je suis à la maison, dans ces parages ; plus jeune qu’Amédée, j’y conduisais déjà les quelques chèvres que l’on voulait bien confier à ma garde.

— Encore un mot, reprit Dougaldine, qui avait paru réfléchir après les dernières paroles du docteur. Vous avez projeté de faire cette course à pied ; mais, ne serait-il pas assez tôt de marcher seulement dès l’endroit où commence la montée ? La route, jusqu’à l’entrée de la vallée, est bien longue, presque monotone, et nos chevaux ont besoin d’exercice tous les jours. Jacques attellera le landau et vous conduira. Vous arriverez tout frais à la montagne.

— Oui, oui, c’est cela ! fit Amédée, très joyeux, tandis que le docteur, qui n’avait rien à objecter, s’inclinait en signe de remerciement.

L’après-midi fut consacrée aux préparatifs de l’excursion. Car il est nécessaire, même si la course que l’on se propose de faire dans les Alpes ne doit durer que quelques jours, de se munir de choses indispensables, telles que viande froide, liqueur, sucre, pain, etc. En outre, Amédée, dont la passion pour la botanique grandissait, prendrait sa boîte en fer-blanc et l’eustache à l’aide duquel ils coupaient les racines des plantes qu’ils étudiaient.

Le soir, au souper, on causa du voyage. Le jeune garçon ne se sentait plus d’aise ; il en aurait à raconter pour des semaines et des mois. Dougaldine, elle, paraissait plus ou moins triste. Elle ne disait rien. De même, le docteur tomba bientôt sous l’empire d’un sentiment étrange, qui le tourmenta, et dont il ne put s’expliquer ni la raison ni la nature. C’était comme une sorte d’inquiétude, la vague appréhension que cette absence momentanée allait modifier ses relations avec la sœur de son élève ; en d’autres termes, qu’il ne la retrouverait peut-être plus telle qu’il la quittait. Quand, après le souper, il se leva de table, Mlle Fininger en lit autant, machinalement ; et, pour la première fois, sans y songer, elle lui tendit sa fine main blanche, aux longs doigts fuselés, en balbutiant :

— Je vous souhaite bon voyage et retour heureux.

Elle s’efforça de sourire, mais une émotion indicible lui serrait le cœur.

Jean avait pris sa main. Il la pressa dans la sienne, doucement, les lèvres frémissantes et un grand frisson par tout le corps. Ensuite, il sortit de la chambre, sans avoir prononcé aucune parole.

Le lendemain, de bonne heure, le docteur et Amédée étaient dans la salle à manger, où ils déjeunaient hâtivement d’une tasse de chocolat, pendant que le cocher faisait atteler. Contre toute attente, Dougaldine parut, en simple peignoir et les cheveux négligemment noués sur la nuque.

— Je voulais voir, dit-elle, si l’on vous avait préparé quelque chose.

Puis, très avenante, avec des recommandations de mère, ou d’amante, elle les accompagna jusqu’au landau, dans lequel ils montèrent aussitôt. Les chevaux partirent ; le docteur et Amédée saluèrent encore Dougaldine en agitant leurs chapeaux. Bruno gambadait autour de la voiture, manifestant sa joie par des*aboiements bruyants.

Bientôt nos voyageurs eurent perdu de vue Beau-Port et les jardins qui lui formaient comme un vaste écrin de verdure et de fleurs. La route s’élevait insensiblement sur le bord du lac, à travers des prairies et des champs cultivés.

Le soleil ne tarda pas à se montrer. La magique féerie de son lever éclata soudain aux yeux émerveillés des deux jeunes gens. En quelques instants, ses rayons inondèrent les pentes des collines d’une douce lumière matinale. Sur la pointe des montagnes, à l’orée des forêts profondes, près des villages clairsemés, au-dessus desquels se dressaient déjà des colonnes de fumée, on voyait la faulx des faucheurs resplendir tout à coup, comme un éclair rapide. L’air était pur et vif. À côté du chemin, une rivière roulait ses eaux blanchâtres qui passaient, en bonds désordonnés, sur des rochers ou de grosses pierres errantes. On entendait, très loin et très haut, le chant d’un pâtre sur l’autre rivage ; la cloche d’une petite église égrenait ses sons argentins dans les premières clartés du jour. Et, dominant ce tableau, d’une beauté grandiose, les Alpes développaient leurs pyramides géantes, tandis que, à leur pied, le feuillage sombre du sapin recouvrait des sommités plus basses. Par-ci, par-là, rompant l’uniformité de la teinte, d’immenses rochers, pour ainsi dire taillés en châteaux forts du moyen âge, avaient l’air d’être là pour défendre l’entrée du pays.

Après une course de trois heures, ils atteignirent enfin Schwarzbach, un assez grand village où la vallée se partage en deux autres vallées plus petites. Il fallait suivre celle de gauche pour se rendre chez le père du docteur.

La voiture s’était arrêtée devant l’Hôtel de l’Ours. Le cocher ne détela pas ses chevaux ; il leur fit donner simplement deux rations d’avoine, car, après une halte de quelques minutes, il allait conduire encore son jeune maître et le précepteur jusqu’à l’endroit où la route commence à monter sensiblement, trois quarts de lieue plus loin.

Jean et Amédée avaient pris place à une table, devant l’auberge. Ils commandèrent du lait chaud, du pain bis et du beurre. L’air frais du matin avait excité leur robuste appétit.

Ils attaquèrent bravement ce second déjeuner, tout en s’amusant à regarder, de temps en temps, le spectacle qu’offrait à cette heure l’unique rue du village. Des garçons et des filles partaient d’un pas lent pour l’école ; une jeune paysanne, debout sur le seuil d’un chalet de belle apparence, jetait des grains de blé à tout un monde de poules et de poulets ; le facteur passait, clopin-clopant, avec son sac bourré de lettres, de journaux et de petits paquets. Leur premier travail accompli, quelques faucheurs rentraient des prairies cachées sous les forêts de la montagne ; une bonne odeur de soupe à la farine s’échappait de plusieurs portes entr’ouvertes, pendant que, au-dessus des toits d’un gris sale, montait paresseusement la fumée bleue des chaumières.

Tout à coup, le docteur entendit une forte voix d’homme résonner derrière lui, au rez-de-chaussée de l’hôtel. À l’accent, on reconnaissait aisément l’étranger. Il se plaignait du chiffre élevé de sa note. Cette voix n’était pas inconnue à Jean, du moins il s’imagina en avoir un vague souvenir. Une autre voix, cette fois la voix d’un enfant ou d’une femme, cherchait à calmer la personne qui formulait ainsi ses plaintes. Et bientôt, dans le rude langage de l’Oberland, l’aubergiste répondit. La jolie sommelière, qui venait de servir le maître et son élève, se mêla également à la dispute.

— Mais, c’est une caverne de voleurs, cette maison ! pestait l’étranger.

— Vous êtes le premier à me dire une telle injure, riposta l’hôtelier, contenant avec peine son indignation.

Et il ajouta :

— Au surplus, quand on ne peut payer, on ne commande pas, comme vous l’avez fait, de fines truites, du thorins et du bordeaux pour son souper.

— Dispensez-moi de vos sottes observations. Je paierai, mais je me plaindrai à qui de droit.

Tenez, voilà votre argent.

Et un bruit de pièces qu’on jette sur une table arriva aux oreilles de Jean et d’Amédée devenus attentifs. Puis, un instant après, deux personnes sortaient de l’établissement, l’une de haute taille, une valise à la main, habillée avec soin ; l’autre, beaucoup plus petite, à l’air presque maladif, avec des traits de jeune fille, rappelant ce bel adolescent du Sposalizio de Raphaël, qui brise sa baguette avec une expression de tristesse élégiaque et duquel on dit qu’il serait le portrait même du divin Sanzio. Il n’avait aucun bagage. La pièce principale de son costume était un vaste châle à carreaux écossais, dont il s’enveloppait la taille. Comme coiffure, un chapeau de feutre, qui couvrait imparfaitement de folles boucles blondes.

Au premier coup d’œil, le docteur avait reconnu l’étranger. C’était Max de Rosenwelt. De même Amédée, qui l’avait vu quelquefois dans la maison de son père. Si le frère de Dougaldine n’avait pas été là, les deux jeunes gens ne se seraient probablement pas salués, car ils n’éprouvaient rien moins que de la sympathie l’un pour l’autre. Max de Rosenwelt, très en colère par la discussion qu’il avait eue avec l’hôtelier, s’éloignait en effet avec une certaine hâte. Son compagnon avait peine à le suivre. Jean ne songeait pas à le retenir ; il n’eût même fait aucun pas pour cela. Mais, Amédée s’était écrié :

— Bonjour, M. de Rosenwelt.

Celui-ci se retourna brusquement, très désagréablement surpris d’entendre son nom dans le pays. Mais, à peine eut-il jeté un regard sur le jeune garçon et son précepteur, et sur le landau aux armes des Fininger, que ses traits prirent aussitôt, avec une habileté de comédien, l’expression la plus sincèrement amicale ; puis, s’approchant de la table où le maître et l’élève étaient assis, il leur dit :

— Ah ! quelle agréable rencontre ! Tiens, mais c’est M. Fininger ! Et aussi M. le docteur ! Vous êtes de même en voyage, comme je vois. Est-il permis de savoir où vous allez ?

Jean le salua avec une froide politesse et nomma le but de leur excursion.

— Et il n’y a pas d’autre personne de la famille Fininger ici ? demanda Max, pendant que ses yeux erraient aux alentours.

— Nous sommes seuls, répliqua le docteur. À ces mots, de Rosenwelt parut plus à l’aise. Il était visiblement soulagé. Aussi continua-t-il, en s’adressant cette fois à Amédée :

— Comme je le regrette ! J’aurais présenté si volontiers mes respects à M. votre père et à Mlle votre sœur. Voici plusieurs semaines que je ne les ai vus ni l’un ni l’autre, par le fait que j’habite Thoune.

— Ah ! fit Amédée, vous êtes si rapproché de nous ! Vous ignorez sans doute encore que nous sommes à Beau-Port, pour tout l’été ?

— Vous m’en donnez à l’instant même l’a première nouvelle. Je suis fort heureux de l’apprendre. Je ne manquerai pas, demain, de me faire annoncer, car je m’en retourne maintenant. Nous venons, un ami d’enfance et moi, de passer quelques jours dans les montagnes. Nous aimions à voir les Alpes, avant de partir définitivement. Comme je l’ai dit, nous rentrons à Thoune. C’est vraiment fatal que nos itinéraires se croisent.

Quand Max avait parlé de son compagnon, le docteur n’avait pu s’empêcher d’examiner à la dérobée cet intéressant jeune homme, qui se tenait à une certaine distance du groupe qu’eux-mêmes formaient. Il avait baissé les paupières et, de sa petite canne, il frappait, nerveusement, les cailloux roulants du chemin. Les paroles de M. de Rosenwelt avaient semblé lui déplaire.

— Alors, dit Amédée, toujours prudent et très poli, vous pourriez profiter de notre voiture. Pour nous, nous n’en avons plus réellement besoin. Que nous marchions d’ici ou seulement du fond de la vallée, où commence la montée, il n’importe ! Qu’en pensez-vous, M. le docteur ?

Ce dernier ne fit aucune objection, cela va de soi. Max de Rosenwelt refusait, protestait, et d’une manière si vive, si inquiète qu’on voyait bien qu’un motif secret le forçait d’agir ainsi. Quel était ce motif ? Et, pourtant, ce landau, avec ses coussins moelleux, avait un air, ma foi ! très engageant. Mais l’étranger prétexta encore que lui et son compatriote voyageaient pour des raisons de santé, ils voulaient donc achever pédestrement leur course.

— La route est tout unie et sans grande variété d’aspect, observa le docteur, que ce refus étonnait.

— Précisément, riposta de Rosenwelt. Un tel chemin est le plus agréable par une belle matinée comme celle d’aujourd’hui. Et nous allons nous mettre aussitôt en route, car nous sommes en retard. Nous avons décidément dormi trop longtemps.

— Eh bien, ajouta encore Amédée, avec ce même malin sourire qui flottait parfois sur les lèvres de sa sœur, si vous vous repentez de n’avoir pas accepté notre offre, vous attendrez simplement la voiture. Dans une demi-heure, une heure au plus tard, nous la renvoyons. Quand elle vous atteindra, si vous avez changé d’idée, vous n’aurez qu’à monter. Le cocher recevra des ordres en conséquence.

— Merci et bon voyage ! dit le hobereau poméranien, d’une voix bruyante.

Et, sans autre mot, il partit avec son compagnon qui, de la place où il était, leva son chapeau pour saluer Jean et Amédée.

— Je serais curieux de connaître cet ami d’enfance, murmura le docteur, à part lui. Et quelle singulière manière de vous le présenter !

— Savez-vous qui est ce jeune homme ? demanda-t-il ensuite à la sommelière, qui avait, de la fenêtre du rez-de-chaussée, assisté à l’entretien et sortait à présent de l’hôtel.

— Ce jeune homme ? fit-elle, en éclatant d’un rire bref. Mais, un instant après, elle devint rouge comme une pivoine, sembla chercher une phrase, gênée peut-être par le fait que le docteur paraissait entretenir des relations avec M. de Rosenwelt.

Non, vraiment, je ne le sais pas, dit-elle enfin, rapidement et d’un ton presque méprisant, du moins à en juger par la moue qui souligna sa réponse.

— Oh ! ces étrangers ! ajouta-t-elle encore, tout en desservant la table, où le précepteur et Amédée venaient de prendre leur déjeuner.

Pendant ce temps, le cocher avait soigné ses chevaux. Ils étaient à même de continuer la course.

Jean paya la note, non sans remarquer qu’elle n’était du tout point enflée. Pour que Max de Rosenwelt eût eu des raisons de se plaindre, il fallait que l’hôtelier l’eût traité d’une autre façon ; ce qui n’était pas impossible non plus. Les aubergistes de la contrée avaient sans doute mis sur son compte, non seulement sa qualité d’étranger, mais aussi ses manières hautaines et impolies.

En moins d’une demi-heure, la voiture conduisit nos deux touristes jusqu’au pied de la montée. Il y a là un pont de bois qu’on a jeté avec une certaine hardiesse sur le torrent écumeux. Jean et Amédée descendirent. Le docteur dit au cocher qu’il était inutile de venir le lendemain à leur rencontre, car ils resteraient probablement deux ou trois jours dans la montagne. Ils effectueraient le retour à pied, ce dont Mlle Fininger devait être nécessairement avertie.

Tandis que Jean donnait ces ordres, une toute petite fille, sortant d’une pauvre hutte perchée sur un monticule voisin, s’était approchée craintivement jusqu’au bord du pré et offrait aux jeunes gens une jolie couronne de myosotis, à coup sûr un ouvrage de ses faibles menottes. Le docteur fut sur le point de l’acheter pour Dougaldine ; mais il n’osa. Et, comme il ne vint pas à l’esprit d’Amédée de le faire, il prit quand même ces fleurs symboliques, glissa une pièce blanche dans la main de la fillette et déposa la couronne sur le coussin du landau, mais sans prononcer aucune parole. Ensuite, Amédée ayant recommandé au cocher d’inviter M. de Rosenwelt à profiter de l’occasion, dans le cas où il le rejoindrait, la voiture reprit le chemin de Beau-Port, tandis que le maître et son élève s’engageaient enfin dans la montagne.

La recommandation d’Amédée était bien inutile : Max de Rosenwelt et son compagnon avaient pris par un sentier qui, tout en courant à travers les collines parallèlement à la voie publique, était cependant assez éloigné de cette dernière pour qu’on ne pût les apercevoir…

Le tableau qui se déroulait sous les yeux de nos voyageurs, à mesure qu’ils montaient, devenait de plus en plus digne de leur attention. La route, en une pente assez rapide, serpentait le long d’un ravin escarpé, au fond duquel roulait la rivière, grossie par la fonte des dernières neiges. De magnifiques forêts ombrageaient les lianes des premières terrasses alpestres qui s’étageaient les unes au-dessus des autres, en un ordre sauvage. Sur l’un des côtés du chemin, on voyait des chalets, construits souvent avec beaucoup de goût et de style et qu’entouraient des prairies fertiles, plantées d’arbres fruitiers. Les érables mêlaient leur feuillage clair à celui plus sombre des sapins. Et, afin que le caractère romantique de la vallée fût bien complet, une vieille tour démantelée, couronnée de lierre et de buissons, se dressait au sommet d’un coteau boisé. Par les fenêtres du castel, on distinguait un pan de ciel bleu ou un coin de glacier. Tout s’accordait là pour prêter un grand charme à ce beau pays : la nature, jeune, vigoureuse et géante ; le passé, avec ses misères, ses légendes et son histoire. Un peu plus loin, Jean et Amédée traversèrent une vaste forêt, au milieu de laquelle se trouvait un lac, grand comme la main, d’une limpidité cristalline et sur les bords duquel ils s’arrêtèrent pendant quelques minutes pour se reposer et jouir en même temps de la délicieuse fraîcheur du lieu. Puis, ils se remirent en marche et, après avoir gravi les derniers lacets du chemin, ils arrivèrent au village natal du docteur, qui était comme perdu au fond d’une haute vallée.

On eût dit que le monde finissait là. Aucun sentier praticable ne paraissait plus exister dans ces parages, et, pourtant, en été, c’est assez fréquenté, surtout par les touristes qui veulent se rendre au sud de la chaîne bernoise. Les cimes les plus gigantesques de l’Oberland entourent ce vallon, et il semble que, vues de si près, elles sont infranchissables.

Ce spectacle, qu’il faut voir pour comprendre et sentir, fit une profonde impression sur l’esprit d’Amédée. C’était d’ailleurs la première fois qu’il visitait cette contrée, peuplée d’alpes grandioses, dont l’immobilité de non-vie vous plonge dans un long étonnement. Il suivait sans rien dire son précepteur qui, après avoir abandonné la route, se dirigea vers une petite cabane, de maigre apparence, égarée au pied de la montagne. Amédée aperçut devant la maisonnette un homme occupé à fendre des souches de sapins.

— Voilà mon père, fit le docteur, simplement.

Le jeune garçon, une fois arrivé près de la haie du jardinet, qui était à gauche de la cabane, ouvrit tout grands ses yeux profondément surpris. Il n’en revenait pas. Cet homme, si mal vêtu, à la barbe et à la chevelure hirsutes, le père de son cher maître !

Mais déjà le vieillard avait reconnu son fils. Tout en boîtant un peu, il s’avança au-devant de lui et, tendant sa bonne grosse main calleuse, il s’écria, joyeux :

— Comment ? C’est toi, Jean, c’est bien toi !

Et, dominé, entraîné involontairement par l’allégresse du revoir, il ouvrit ses bras et pressa son beau gars sur sa poitrine. Depuis si longtemps il ne l’avait vu !

La première minute d’émotion envolée, le bonhomme reprit :

— Ah ! c’est bien ce que tu viens de faire ! Tu as voulu savoir si nous vivions encore, ici, dans nos montagnes. Ce n’est pas que l’hiver ne nous ait point malmenés. Au contraire, ç’a été dur. Et ce jeune homme, qui est-il ? Serait-ce le fils du « bourgeois » où tu es « en service » ? Je vous salue bien.

Et il offrit de même la main à Amédée.

Celui-ci, d’abord interdit, finit pourtant par mettre sa main blanche et délicate dans celle du brave montagnard. Toutefois, et sans songer à mal, son esprit primesautier établissait déjà une comparaison entre le père et le fils. Ils avaient bien la même taille, haute et souple, quelque parenté dans les traits du visage ; mais là s’arrêtait leur ressemblance qu’un peintre seul eût remarquée, ou, en tout cas, un observateur plus perspicace que ne l’était Amédée. Ce dernier s’en tenait plutôt à l’extérieur et il lui paraissait absolument impossible que cet homme, avec cette barbe négligée, emmêlée de brins de foin, ce visage ridé et jaunâtre, ces habits grossiers, presque des haillons, cette casquette noire et sale ; que ce misérable ouvrier enfin, qui venait d’essuyer, du revers de sa manche, la sueur de son front — il lui paraissait impossible, disons-nous, que ce fût le père de son maître.

Et aussi de quelles expressions il se servait ! Même le docteur avait rougi lorsque son père avait fuit allusion au poste qu’il occupait dans la maison Fininger. Il était « en service », chez « un bourgeois », tout comme un vulgaire domestique, un valet qu’on met à la porte, au jour que cela vous Plaît. Et, alors, plus tard, quand Jean songeait à cet accueil, il souhaitait qu’Amédée n’eût pas été là, car il était plus que probable qu’il conterait à sa sœur, dans tous leurs détails, ses impressions de voyage.

Cette gêne du premier moment ne disparut point, après que les deux jeunes gens, sur l’invitation du père Almeneur, furent entrés dans la hutte. Celle-ci avait l’air si pauvre, si triste ! C’était le désordre, dans sa plus navrante réalité. Des outils de cordonnier jetés pêle-mêle à droite et à gauche ; des souliers a réparer gisant dans tous les coins de la chambre qui, avec la cuisine, composait tout le logis.

— Vous n’avez sans doute pas dîné ? demanda le père. Il y a bien encore, dans le buffet, si le cœur vous en dit, du lait frais et du pain noir. Pour moi, j’ai déjà pris mon repas de midi, ajouta-t-il, en ouvrant une vieille armoire d’où il retira bientôt une miche de pain, à la croûte sèche et dure et un pot de lait, au bord dépoli. Bruno, que la course avait affamé, tendait le museau.

— Père, fit le docteur, tu vas venir avec nous à l’Hôtel des Alpes, où nous pensons loger cette nuit. Tu peux bien, pour un jour, dîner deux fois, d’autant plus que je sois ici et qu’un bon verre de vin ne te nuira aucunement. De cette façon, il n’y aura pas de dérangement et nous pourrons causer tout à notre aise.

— D’accord ! répondit le père de Jean ; et tandis que celui-ci et Amédée sortaient de la pièce, tout heureux de se retrouver à l’air libre, le vieil Almeneur procédait rapidement à un changement de toilette.

— N’est-ce pas ? dit le docteur, avec une hésitation dans la voix et dès qu’ils furent de nouveau hors de la maison, les manières de mon père te semblent plus qu’étranges ? Que veux-tu ? Il n’a jamais quitté son village ; toute sa vie s’est écoulée dans ce pays de montagnes, pays sauvage qu’on aime toujours, malgré les misères et les privations qu’il vous impose. En outre, depuis plusieurs années, il est seul. Il y a longtemps, bien trop longtemps, que ma mère est morte. Elle repose là-haut, dans le cimetière près de l’église, après une existence de labeurs sans nom.

Ah ! pour dire vrai, il lui en coûtait, à Jean Almeneur, d’excuser en ces termes la rusticité de l’auteur de ses jours ! Ce n’était pas d’une pédagogie bien supérieure. Ajoutons toutefois, pour sa justification, que s’il parlait ainsi, c’était pour adoucir les teintes du portrait qu’on en pourrait faire à Dougaldine.

Amédée, quelque peu embarrassé, ne répondit pas. D’ailleurs, un instant après, le père du docteur sortait à son tour de la maisonnette, ayant vraiment meilleur air sous son nouveau costume, un frac, s’il vous plaît, de drap grossier, mais d’une propreté irréprochable. Il avait remplacé sa casquette par un chapeau haut de forme, légèrement usé aux bords, et, de la main, il s’appuyait sur une canne. Sa bonne figure respirait la rudesse naïve du montagnard et ne trahissait aucune gêne.

De même, Jean et Amédée oublièrent bientôt leur première impression. Car, tout en s’acheminant vers l’hôtel, le vieil Almeneur bavarda gaiement et avec la finesse d’esprit et d’observation qui caractérise les habitants de cette contrée. Il parlait un peu de tout, des misères de l’hiver, d’une institutrice qui était restée dans les neiges et qu’on avait dû retirer à l’aide de pioches et de pelles ; enfin d’un chasseur, dont les ruses, racontées avec verve, mirent les deux jeunes gens de charmante humeur. Voici la plus originale. Pendant la nuit, ce Nemrod plaçait, devant la porte de sa chaumine, un appât pour attirer les renards, qu’il reliait ensuite, par une ficelle ténue, à une sonnette fixée dans l’intérieur de sa demeure, près de sa couche même. Dès qu’un animal venait remuer l’amorce, le chasseur, aussitôt réveillé, n’avait plus qu’à sauter du lit, armer son fusil et ouvrir doucement la fenêtre, d’où il tuait souvent le renard. Ces histoires amusaient grandement le frère de Dougaldine. Cette jovialité de bon aloi lui plaisait, et il sentait battre un cœur sous cette rude enveloppe d’homme presque à demi sauvage. Il avait toujours cru, jusque-là, que la pauvreté était l’inséparable compagne de la tristesse et du malheur.

Mais, ce qui l’étonna plus encore, ce fut l’accueil, les manières et le langage des gens qui étaient à l’auberge. Ils disaient tout simplement « Jean » à son maître, sans autre forme de politesse.

— Ah ! tiens, c’est toi, Jean ! Tu es pourtant revenu chez nous.

Et on l’interpellait de tous les côtés ; on lui offrait aussi à boire. Tantôt c’était un jeune homme, de l’âge du docteur ; ou bien même la sommelière, vigoureuse fille dont les joues avaient des couleurs de rhododendron.

On s’était installé dans la salle du rez-de-chaussée, la chambre du premier étage, où les touristes prenaient ordinairement leurs repas, n’étant pas encore prête pour la saison. Au surplus, la chaleur du poêle, qui se chauffait par les fourneaux de la cuisine, n’était pas de trop à cette altitude. On leur servit donc à manger dans cette pièce, un dîner très simple, qu’ils arrosèrent d’un excellent vin du pays de Vaud. Tous les trois avaient bonnes dents et bon appétit. Si une personne du village entrait, Jean, pour se conformer à l’habitude, présentait son verre et on renouvelait connaissance. Le monde affluait dans la salle ; on savait que le fils du vieil Almeneur, une célébrité déjà, venait d’arriver. Et chacun voulait le revoir et le saluer.

On alluma les pipes, ces belles grosses pipes blanches, avec de naïfs dessins en émail, sujets figurant soit un chalet sur la montagne, soit une plantureuse fille au costume national. Peu à peu la chambre s’emplit d’une fumée épaisse, à la saveur très âcre, ce qui n’arrêta point la conversation. Ces braves gens étaient si heureux de passer une heure ensemble !

Jean avait pris quelques renseignements pour l’excursion projetée. Les vallées supérieures étaient praticables. Par-ci par-là, on rencontrait bien encore les dernières traces de l’hiver ; mais, avec du courage et de la prudence, on ne courait aucun danger sérieux à s’aventurer dans les parages plus élevés.

— Si cela te plaît, dit le docteur à Amédée, nous ne rentrerons à Beau-Port qu’après-demain.

Le jeune garçon, qui avait d’abord regardé tout ce monde avec une certaine surprise, avait cependant fini par trouver un intérêt piquant à observer ces vigoureuses natures. Aussi fut-il de suite d’accord avec la proposition de son précepteur. D’ailleurs, il tenait également à voir de près les merveilles de ces hauts sommets, notamment la gorge sauvage dont lui avait parlé Jean, de même que le lac qui baigne le bord des neiges éternelles.

Il y avait un bureau télégraphique dans le village. Le docteur jugea qu’il était convenable de prévenir Dougaldine. Leur voyage se prolongerait d’un jour ou deux. Il lui expédia donc une dépêche pour lui en demander la permission. Vers le soir, la réponse arriva, ainsi conçue :

— Faites comme bon vous semblera.

Il fut froissé de ce laconisme. Et, avec cela, aucune signature. Naturellement, on ne pouvait guère attribuer ce fait à une pensée d’économie. Si Dougaldine n’avait pas mis son nom au bas de ces quelques mots, c’est parce que le télégramme lui était adressé, à lui, le docteur Almeneur, le précepteur à gages, l’homme du peuple. C’était la seule et unique raison de cet oubli volontaire. Il sentait cela. Leurs noms, à eux deux, ne seraient jamais réunis sur la même feuille de papier. Ah ! décidément, elle ne changeait pas ! Eh bien, soit ! Lui ne ferait point non plus le premier pas. Ils resteraient donc aussi longtemps qu’Amédée le désirerait.

Et il s’en tint à cette résolution.

Il n’est pas dans notre plan de raconter par le menu de quelle agréable façon le docteur et son élève passèrent leurs jours de congé dans le pauvre hameau de la montagne, ni de décrire les beautés de la nature qu’ils admirèrent, les excursions qu’ils entreprirent et les fatigues qu’ils éprouvèrent. De même, nous ne dirons pas qu’Amédée apprit à aimer le père de son maître, devant la maisonnette duquel ils avaient l’habitude de se reposer et de causer, lorsqu’ils rentraient d’une promenade dans les environs.

Seulement au matin du quatrième jour, ils quittèrent enfin le village. Le vieil Almeneur les accompagna un bout de chemin, jusqu’à l’endroit où la route, courant en zigzags, descend rapidement au fond de la vallée. Là, il prit congé de son fils et du jeune garçon, en leur souhaitant simplement un retour heureux.

Ce souhait du père de Jean s’accomplit en toutes lettres. Nos touristes firent de nouveau une halte de quelques instants dans l’hôtel où ils avaient déjeuné et rencontré Max de Rosenwelt. Puis ils continuèrent leur route. Un rien attirait leur attention. Amédée ne se lassait pas de poser question sur question au docteur. Et leur joie fut plus grande encore quand, après avoir atteint le sommet de la dernière colline, ils aperçurent le lac à leurs pieds. C’était comme le décor d’un immense opéra, le tableau qu’ils avaient sous les yeux.

Le soleil était sur son déclin. Ses rayons pailletaient la nappe liquide de miroitements argentés ; et, insensiblement, au fur et à mesure que le jour tombait, ils allaient semant leur poussière d’or dans les arbres des forêts, embrasant les fenêtres des maisons et les parois des rochers à pic qui sont là depuis des siècles, comme des forteresses qu’une force invisible a élevées, semble-t-il, pour soutenir les géants de nos Alpes. Celles-ci, toujours immobiles, belles dans leur infinie splendeur, se couvraient de lueurs pourprées dont les teintes, pendant une heure ou deux, se modifient sans cesse, pour se confondre, tout à coup, avec la pâle clarté de la voûte stellaire. Et tous les êtres et toutes les choses de cette admirable création revêtaient un aspect vraiment majestueux. Ici, des ruines de vieux châteaux ; là, des villages perdus sous les bois ; sur le bord opposé du lac, une route hardie, où le génie humain a dû lutter contre la nature, sauvage et rebelle. Même les pauvres maisons assises nonchalamment le long du rivage avaient un air de gaieté et de poésie dans ce déploiement de lumières. Ah ! comme l’homme paraît petit au milieu de ce monde alpestre ! Et qu’elles sont mesquines, les misères qui nous font pleurer, ravagent, désolent et notre cœur et notre vie ! Ô ma patrie, que je t’aime sous ton pallium de neige, fière et indépendante, invitant tous tes enfants à vivre en paix et à travailler dans le vaste champ de l’activité humaine.

Ils étaient arrivés.

À peine étaient-ils entrés dans la cour de la villa qu’un bruit de voix claires et fraîches, des voix de jeunes filles, parvint jusqu’à eux. Étonnés, ils pénétrèrent dans le jardin, en contournant la maison, et ils virent un groupe de demoiselles qui jouaient au crocket, dans un quinconce formé de tilleuls, de platanes et de châtaigniers. C’étaient elles que Jean et Amédée avaient entendues. Elles paraissaient s’amuser beaucoup, particulièrement Dougaldine. Près de celle-ci, et prenant une part très active à ce divertissement, se tenait un homme de haute taille, dont le complet en drap bleu frappa aussitôt le docteur. Le pauvre précepteur ! Quel coup profond il en reçut au cœur ! Il venait de reconnaître Max de Rosenwelt. Toujours lui ! Vraiment, ce hobereau poméranien serait donc continuellement sur son chemin ? Il le trouverait à chaque instant entre lui et Dougaldine ? Et une colère, à cette pensée, montait à son cerveau, que la passion martelait.

— Dougaldine ! Dougaldine ! Nous voilà de retour ! s’était écrié Amédée, en courant vers sa sœur qui cessa de jouer, sans pourtant se débarrasser du marteau à l’aide duquel elle chassait la balle.

— Bien ! bien ! répondit-elle, d’un ton froid, indifférent. Je le vois que tu es de retour.

Et, en même temps, elle jeta un coup d’œil dans la direction où était le docteur, qui la salua en ôtant son chapeau. Elle fit un simple signe de tête et, s’adressant ensuite à son frère, elle lui dit, mais d’une voix assez forte pour que Jean ne perdît pas un mot :

— Comme tu es arrangé ! Tout couvert de poussière ! Va près de la tente. Tu changeras d’habits et, si vous avez faim, on vous servira à manger. Après, tu peux revenir et jouer avec nous.

Ces paroles prononcées, elle alla se placer de nouveau à côté de Max de Rosenwelt.

Amédée, habitué aux caresses de sa sœur, était tout décontenancé : il ne croyait pas avoir mérité un tel accueil. Mais, Dougaldine ne voulut point voir qu’elle avait fait mal à son frère, car elle était rentrée dans le jeu et venait, par un maître coup, de lancer la balle avec tant de force qu’elle s’envola par-dessus la haie vive du jardin.

— Bravo ! Mademoiselle ! Bravo ! s’exclama de Rosenwelt, qui saisissait habilement toutes les occasions de flatter la jeune patricienne.

— Suis-moi. Amédée, dit le docteur, en prenant son élève par la main.

Et, sans se retourner, ils disparurent dans l’intérieur de la villa, tandis qu’éclataient toujours les rires sonores sous les arbres de la pelouse. Jean Almeneur était mordu au cœur. Une jalousie naissante le tourmentait et il ne pardonnait pas à Dougaldine de le faire souffrir ainsi.

Mlle Marthe les reçut de la façon la plus cordiale. Elle ne les laissa manquer de rien. Sans qu’il eût besoin de le lui demander, le docteur apprit que les amies de Dougaldine, Gisèle, Marguerite et Charlotte étaient déjà depuis deux jours à la villa et qu’elles y resteraient jusque vers le milieu de la semaine prochaine. La veille seulement, Max de Rosenwelt s’était présenté à Beau-Port. Ces demoiselles l’avaient accueilli avec empressement et l’avaient invité à jouer au crochet avec elles, jeu dans lequel, paraissait-il, il excellait.

Dès qu’Amédée eut réparé sa toilette, il redescendit au jardin. Les amies de Dougaldine saluèrent le jeune garçon qu’elles connaissaient depuis longtemps, et elles surent bientôt l’entraîner dans leur cercle.

— Pourquoi n’avez-vous pas amené votre ami ? dit tout à coup Amédée à Max de Rosenwelt, d’un petit ton confidentiel.

L’étranger ne put réprimer un vif mouvement de contrariété, pendant qu’une rougeur montait à ses joues. Mais, cela ne dura qu’une seconde, et il répondit :

— Notre dernier voyage l’a passablement fatigué. Il gardera la chambre ces premiers jours. D’ailleurs, il repart prochainement.

— Vous voyez, répliqua l’élève de Jean, cela ne serait pas arrivé, si vous aviez profité de notre voiture.

Max de Rosenwelt eut un haussement d’épaules qui signifiait autant d’indiflérence que de regret, et ni l’un ni l’autre ne fit plus allusion à leur rencontre dans la montagne.

Le docteur n’avait pas été d’humeur à rejoindre les jeunes gens. On ne l’y avait pas non plus invité. Au contraire, Dougaldine s’était prononcée clairement contre une semblable tentative. — Tu peux revenir, avait-elle dit à son frère, sans adresser aucune parole au précepteur. Au surplus, en admettant même qu’on lui eût reconnu le droit de prendre part à ce divertissement, il eût été obligé d’y renoncer, car ce jeu n’était pas de son goût et il en ignorait les premières règles. Elles se seraient joliment moquées de lui, toutes ces belles et fières patriciennes qui, en hiver, ne faisaient que danser et patiner et, pendant l’été, jouer au crocket sous les ombrages de leurs maisons de campagne. Il se disait ces choses désolantes, le docteur Almeneur, en proie au même sentiment de colère et de jalousie qui s’était emparé de lui à son arrivée.

Tout en suivant le cours de ces pensées, qui n’étaient pas si roses que les sommets neigeux, le précepteur en vint aussi à songer aux misères sans nom que la vie humaine réserve parfois aux natures les mieux trempées, à celles-là que n’effraie même point la lutte quotidienne des intérêts et des passions. De quelle utilité lui était-elle donc, cette science profonde des choses et des hommes qu’il avait cherchée et trouvée dans les livres ? Il entrait à peine dans le monde et voilà que, la première fois qu’il est aux prises avec une difficulté, une situation difficile à dénouer, il ne sait déjà plus ni à quel parti s’arrêter ni commander à sa volonté. Cet insuccès valait-il bien le mal qu’il s’était donné pour acquérir les nombreuses et solides connaissances qui l’avaient fait remarquer de tous ses professeurs ? Et il n’osait répondre à toutes ces questions.

Mécontent de lui-même et éprouvant l’impérieux besoin de respirer l’air du soir, il quitta sa chambre et descendit vers le lac.

Il y avait deux barques dans le petit port de la villa : la chaloupe de M. Fininger et celle qui avait sans doute amené Max de Rosenwelt. Jean resta un moment indécis sur le rivage, les lèvres effleurées d’un triste sourire : non loin de l’endroit où il était, le même ramage de voix jeunes résonnait sous les arbres feuillus, notes de gaîté humaine s’égrenant dans le silence crépusculaire.

Il souffrait horriblement. La blessure s’agrandissait. D’un mouvement résolu, il sauta dans la barque qui appartenait à la famille Fininger. En quelques vigoureux coups de rame, il eut bientôt gagné le large.

Cet effort détendit ses nerfs. Plus il dépensait de forces physiques, plus le calme revenait dans son âme. Après l’agitation fiévreuse de la première heure, la réflexion arriva et la raison reprit le dessus. Et comme l’homme, dans son rare égoïsme, veut tout expliquer à son avantage, notre philosophe se dit que Dougaldine l’avait reçu, il est vrai, très froidement et avec une intention sûrement calculée ; mais, était-ce trop présomptueux de supposer qu’elle avait voulu le punir de ce qu’il était resté dans son village plus longtemps qu’il ne l’avait d’abord annoncé ? Les femmes sont quelquefois si étranges, si fantasques ! Un rien les froisse, comme, aussi une grave impolitesse les trouve souvent indifférentes. Dans ce cas, loin de se plaindre, il devait se réjouir, puisqu’elle paraissait avoir senti si vivement son absence.

Mais… Il y avait un « mais ». C’était Max de Rosenwelt. Cependant, il lui avait semblé que l’étranger n’avait pas eu le don de plaire grandement à Dougaldine, le soir où M. Fininger avait réuni quelques personnes à souper. Et maintenant ? En les voyant jouer ensemble, échanger en riant l’une ou l’autre parole, on aurait cru qu’ils s’entendaient le mieux du monde. Ou bien Dougaldine agissait-elle sous le coup d’un autre sentiment ? Problème difficile à résoudre, surtout pour un savant tel que le docteur qui vogue sur le lac, à droite et à gauche, sans but aucun. L’onde heureusement est très calme ; mais toujours, sous les arbres du jardin, l’odieux rival déploie toutes ses grâces et tous ses talents pour emporter d’assaut le cœur de la belle patricienne.

Et le docteur, s’imaginant peut-être que l’audacieuse conquête avait pleinement réussi, fit décrire, par un mouvement de rage, une courbe rapide à sa chaloupe et reprit la direction du bord. Sans qu’il s’en fût aperçu, il était allé très loin. Aussi le retour lui sembla-t-il d’une longueur sans fin.

Il approchait du port, ramant de toutes ses forces, le dos tourné au rivage, lorsque, derrière lui, il entendit la voix de Dougaldine. Elle parlait haut, en femme qui sait que ses mots blessent, sans pitié, comme si c’était dans sa destinée de torturer les cœurs qui lui sont le plus dévoués :

M. le docteur, hâtez-vous donc un peu de nous ramener la barque. Nous voulons, mes amies et moi, accompagner un instant M. de Rosenwelt.

C’était à devenir fou. À peine arrivait-il qu’elle s’en allait, pour suivre cet homme. Oh ! comme il le détestait, cet Allemand ! Et que faire ? Il n’avait qu’à se soumettre à cette fatalité qui avait l’air de se jouer si cruellement de lui. S’élançant donc sur le rivage, il passa en s’inclinant devant les jeunes filles. Celles-ci, du moins il crut le remarquer, l’observèrent avec des regards curieux et railleurs. Il tressaillit. Retrouvant immédiatement tout son courage, il osa demander s’il pouvait leur être utile pour descendre dans la barque. On accepta gracieusement ses services. Dougaldine, qui n’avait rien dit, dédaigna la main que le docteur lui offrait. D’un mouvement sûr, elle sauta dans l’embarcation, qui fut légèrement secouée, l’avant ne reposant point sur le fond de sable. Alors, s’emparant des rames, elle s’éloigna un peu, afin de manœuvrer plus à l’aise dès qu’il s’agirait de partir.

Cependant, Max de Rosenwelt avait mis la sienne à flot. Amédée était près de lui. Un moment après, les deux barques, l’une à côté de l’autre, autant que le jeu des rames le permettait, traçaient dans l’onde deux légers sillons qu’on ne distinguait plus qu’imparfaitement au milieu de l’obscurité qui grandissait. Et, tandis que les jeunes demoiselles, voguant ainsi, échangeaient des propos joyeux avec Max de Rosenwelt, sur la berge le docteur prêtait une oreille attentive aux voix rieuses qui parvenaient jusqu’à lui. À la fin, n’y tenant plus, il quitta le bord du lac, tourmenté de l’inexprimable désir d’être aimé de cette belle enfant, dont presque toutes les paroles étaient comme autant de lames aiguës qu’elle enfonçait dans ses chairs. Ah ! comme il regrettait maintenant d’avoir accepté cette place et combien il désirait qu’un événement quelconque vint briser les mille liens qui l’enchaînaient, pour ainsi dire, au sourire enivrant de la plus fière des patriciennes !

  1. a et b Traduction d’Albert Stapfer, chez Charpentier, Paris.