La Parcelle 32/Partie 4/Chapitre 7

Librairie Plon (p. 280-288).


CHAPITRE VII


Cette première attaque laissa à Mazureau l’usage de ses membres ; la jambe droite resta seulement un peu paresseuse.

La parole revint aussi mais elle perdit son âpreté ; l’âme avait été touchée bien plus que le corps ; l’âme, à cause de sa douceur nouvelle, était méconnaissable.

Le second dimanche de décembre, Mazureau dit à Éveline :

— Je veux sortir de la maison. Bernard m’accompagnera mais, si tu voulais venir aussi, ce serait mon plaisir, ma fille.

— Où irons-nous, père ?

— Si mes jambes sont assez vaillantes, nous irons à notre cimetière, au milieu de nos terres.

Ils allèrent aux Brûlons dans la soirée. Il faisait un clair soleil, mais le vent piquait. Mazureau s’assit à sa place habituelle, face à l’entrée du cimetière. Éveline et Bernard étaient debout à côté de lui. Il ôta son chapeau, respira largement.

— N’avez-vous point peur de prendre froid ? demanda Éveline.

Il sourit.

— L’air d’ici est bon pour mon sang.

Bernard montra sur le sol des traces de lutte, encore visibles.

— S’il est bon aujourd’hui, il a failli être bien mauvais il n’y a pas longtemps… Voici, encore bien marqués, les pas de l’oncle Sicot.

Mazureau répondit avec gravité :

— Je lui pardonne le mal qu’il m’a fait…, moi-même, je n’ai pas toujours été juste à son égard.

Mazureau, la figure levée, regardait sa terre autour de lui.

— Je ne l’avais pas encore vue comme je la vois… Je ne l’avais pas vue depuis qu’elle est toute à moi… Elle est belle devant mes yeux !

Il tendit un peu la main et ses doigts jouèrent lentement comme pour caresser une forme imaginaire.

En son vieux cœur endurci, une extraordinaire émotion bourdonnait.

— Voici que ma récolte est faite ! Dites-moi, mes enfants, que j’ai bien engrangé ! Ma chair, maintenant, peut se détacher de mes os, car ma vie est remplie… Qu’il me soit pardonné si j’ai été dur aux faibles et si j’ai levé la main contre l’innocent ! Qu’il me soit pardonné si je n’ai pas toujours marché sur les bons chemins d’amour !… Je n’ai jamais voulu que l’honneur de la famille.

Il reprit avec un tremblement dans la voix :

— À cette heure, je voudrais tous les miens autour de moi… Il en manque trop pour ma joie. Le soleil vient sur mes yeux et beaucoup qui m’étaient chers ne le voient plus… S’ils pouvaient se lever de leur poussière et mettre leur main dans la mienne !… Je n’ai pas eu le temps de les aimer comme ils le méritaient ; ils sont partis trop tôt… Je les voudrais autour de moi… Éveline, je voudrais ta mère qui était douce comme toi, et je voudrais mon gars que les ennemis ont tué et je voudrais mes anciens qui ont lutté dans la misère.

Ses yeux s’abaissèrent et, pour la première fois dans sa vie d’homme, deux larmes coulèrent sur son visage.

Bernard le regardait avec ennui. Cette émotion surprenante lui semblait un mauvais présage ; à coup sûr le grand-père allait tomber en innocence.

Bernard sortit du cimetière. Trouvant, au coin de la jachère nouvellement achetée, une pierre de bornage, il l’arracha et la porta vers la route.

Le grand-père vit ce geste et son cœur s’éclaira.

— Regarde, Éveline ! c’est le rêve de mes jours qui s’étend sous ma vue. Cette pierre qui nous arrêtait, Bernard la porte librement. Il est de cœur ferme et vaillant et je puis sans crainte le laisser seul après moi… Ce n’est pas par lui que tombera le nom des Mazureau ! Il arrachera d’autres bornes, il les portera bien loin et ma part d’honneur sera petite auprès de la sienne !… Pourvu qu’il soit toujours juste ! C’est le seul tourment qui me vienne de lui.

Il prit la main d’Éveline.

— Ma fille, à cause de ta faiblesse, je t’ai peut-être parlé sans miséricorde… et mes paroles ont fait blessure parce que tu es sensible et tendre comme ta pauvre mère…

— Père, dit Éveline, vous prenez trop d’inquiétude, aujourd’hui ; le médecin vous a commandé de vivre sans émotions.

— Je suis heureux de parler, répondit-il ; il me semble que mon cœur est gonflé dans ma poitrine… Éveline, je voulais dire que ton bonheur viendrait quand même ; si tu as eu de la peine, bientôt, plus d’une t’enviera parmi les filles de chez nous. Bernard à la Marnière, toi à la Commanderie : notre famille sera parmi les grandes… Honoré est sur le point de revenir ; il a dû t’écrire la semaine dernière ?

— Oui, dit-elle en rougissant.

— Ne penses-tu pas que c’est un homme honnête et de sûre affection ?

— Oui, il est honnête.

— J’espère que tu suivras la raison, Éveline !

Elle détourna la tête.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

Mazureau lâcha sa main et fut un instant songeur.

— Ma fille, dit-il enfin, fais selon ta volonté.

Il leva les yeux vers la plaine. Bernard revenait ; à côté de lui marchait un homme endimanché. Mazureau, dont la vue était basse, demanda :

— Quel est celui qui monte vers nous avec Bernard ?

Éveline regarda à son tour et elle rougit encore une fois.

— C’est celui dont vous parliez, dit-elle ; c’est Honoré de la Commanderie.

Mazureau tendit la main.

— Aide-moi à me lever, dit-il ; je veux marcher au-devant de lui.

Honoré fut près d’eux avant qu’ils fussent sortis du cimetière. Il prit les deux mains de Mazureau et puis celles d’Éveline qu’il garda dans les siennes, un petit moment. Après les propos d’accueil, il expliqua qu’il venait de la ville où ou l’avait libéré.

— Je n’ai encore vu personne au pays… Je passais sur la route quand je vous ai aperçus et j’ai désiré vous saluer avant tous les autres.

Il montra le bâton de Mazureau.

— J’ai appris, là-bas, votre accident…, croyez bien que j’ai pris part à votre peine !

Mazureau fit tourner son bras à hauteur de ses yeux.

— La grande nouvelle, dit-il, c’est que tout ceci est à moi, maintenant. Je n’ai pas de peine, mon bon gars !

Il dit encore :

— Nous avons à parler : viens dans ma maison ! Puisque nous sommes réunis, nous souperons ensemble en grande amitié.

Ils rentrèrent au village. Mazureau et Bernard allaient en avant ; à quelques pas derrière eux, Honoré parlait à Éveline qui marchait les yeux baissés.

À la maison, Éveline prépara le souper ; de son côté, Bernard dut s’occuper des hôtes. Mazureau et Honoré s’assirent à la table, l’un en face de l’autre et ils établirent leurs projets. Ils parlèrent non point en rivaux, âpres et rusés, mais largement, à cause de la joie qui était en eux.

Mazureau disait :

— Mon désir le plus grand serait qu’il y eût un homme de mon nom à la Marnière après moi.

Et, tout de suite, Honoré répondait, comme bon gendre :

— Ma maison n’est-elle pas assez grande pour me loger, moi, ma femme et mes enfants ?

— J’ai toujours rêvé aussi que mon bien demeurerait en son entier, au lieu de s’émietter en partages.

— Bon ! Qu’ai-je besoin de vos terres, moi qui loue les miennes ? Je préfère bien l’argent !

Honoré parlait comme un homme de loi ; il indiqua la façon de faire le partage et à quelles difficultés on se heurterait à cause de la présence d’un mineur.

— Il faut faire bien les choses, dit Mazureau ; et aussi, il faut les faire vite, car je suis vieux et je voudrais mourir tranquille.

Ils parlèrent ensuite de Bernard.

— Il peut rester seul bien jeune, dit le grand-père. Il est aussi capable qu’un homme de conduire sa culture, mais qui mettra-t-il en sa maison ? Sa mère n’est qu’une femme de ville…, il faudra qu’Eveline lui cherche une sûre compagnie.

Il ajouta, avec un peu d’embarras :

— Il est ardent aux soins de la terre et je ne m’en plains pas…, mais il faut l’éclairer pour qu’il agisse toujours selon la justice.

Honoré promit tout.

Bernard arriva de la grange et s’assit sur le banc à côté de son grand-père. Éveline mit une nappe propre et installa les assiettes. Puis elle alluma la lampe au-dessus de leurs fronts et Bernard dit :

— Mangeons !

Mazureau prit le chanteau de pain, mais au lieu d’y couper à chacun son morceau, il le garda sous sa main.

Une douceur grave emplissait son cœur et ses yeux. Il chercha des paroles importantes dont les jeunes se souviendraient, mais il n’en sut pas trouver qui fussent à son gré. Alors, pour marquer cette heure, il fit un commandement que, depuis longtemps, on n’entendait plus à la Marnière.

— Éveline, va chercher la Bible !

Éveline alla dans sa chambre et rapporta le livre. Mazureau dit :

— Ouvre-la devant Bernard, car mes yeux n’ont plus leur force d’autrefois.

Bernard feuilleta la Bible.

— Où faut-il que je lise ? demanda-t-il.

— Où tu voudras, dit Mazureau ; c’est toujours la même parole.

Bernard tomba sur une page où il n’y avait que des noms très difficiles.

— Je ne peux pourtant pas lire cela ! dit-il.

— Il y a un endroit où il est dit qu’un semeur jetait du grain sans faire attention…, il en tombait entre les pierres, dans les épines ou sur la route… Si tu pouvais trouver cet endroit… Ou bien, un autre où il est dit que toutes les bêtes ont été malades au pays d’Égypte et que la grêle a saccagé les récoltes…

— Ce serait bien étonnant si je trouvais cela ! remarqua Bernard.

Il tournait les feuillets jaunis et tachés de moisissures et il lisait l’en-tête des pages.

— Ceci, c’est Josué…, voici Samuel… les Chroniques… Job…

Mazureau étendit la main.

— Lis au livre de Job.

Ils se découvrirent et se levèrent autour de la lampe. Les trois jeunes avaient la figure dans la lumière ; le grand-père dominait, le front dans l’ombre.

Bernard lut les premières lignes qui s’offrirent à son regard.

« Si j’ai marché dans le mensonge et si mon pied s’est hâté pour tromper, que Dieu me pèse dans des balances justes et il reconnaîtra mon intégrité. Si mes pas se sont détournés de la voie, et si mon cœur a suivi mes yeux, et si quelque souillure s’est attachée à mes mains, que je sème et qu’un autre mange et que mes rejetons soient déracinés. »

Bernard s’arrêta au bas de la page et ses mains s’abaissèrent, fatiguées par le poids de la Bible. — Lis encore un peu, mon enfant, dit Mazureau.

« Si ma terre crie contre moi et si mes sillons pleurent avec elle ; si je mange ses fruits sans l’avoir payée, si je fais rendre l’âme à ses maîtres, qu’elle produise de l’épine au lieu de froment, de l’ivraie au lieu d’orge ! C’est ici la fin des paroles de Job. »

Le grand-père se couvrit et reprit sa place sur le banc de table. Les jeunes s’assirent après lui.

Le grand-père coupa le pain et ils mangèrent.

Le mois de janvier fut le temps des accords et des réconciliations.

Honoré, qui venait tous les jours à la Marnière, obtint enfin la promesse d’Éveline et le mariage fut décidé pour l’été suivant. Honoré vit le notaire et tous les arrangements furent pris selon le désir de Mazureau.

Sicot renouvela son bail. Il fit un pas en avant, Honoré en fit deux en arrière et ils finirent par se rencontrer. Mazureau avait encouragé Honoré à se montrer conciliant. Parlant de Sicot, il disait :

— C’est mon beau-frère.

Il lui manda qu’il désirait causer avec lui au sujet des billets qu’il avait déchirés le jour de la querelle.

Sicot ne se dérangea point, mais, apprenant que Mazureau venait d’avoir une petite rechute, il envoya sa fille aux nouvelles.

Marie vint à la Marnière ; elle ne vit pas l’oncle dont le malaise avait été passager, mais elle trouva Éveline qui causait avec Honoré au coin du feu.

Marie ne dit rien à Honoré ; à Éveline elle parla amèrement. De retour à la Baillargère, elle déclara qu’elle n’irait plus chez sa cousine. Elle y revint cependant quelques jours plus tard, à la naissance de l’enfant. Elle y resta trois jours et trois nuits.

L’enfant refusait le sein ; il faudrait l’élever au biberon. Alors, Marie offrit de s’en occuper en attendant les relevailles.

Le quatrième jour, donc, elle l’enveloppa dans un grand châle et elle ouvrit la porte pour l’emporter à la Baillargère. Il faisait un vilain temps sombre ; il pleuvait tout bas. Avant de quitter la maison, Marie releva son jupon, le rabattit sur sa tête ; puis, l’enfant serré sur sa poitrine, elle se sauva en boitant comme une sorcière ravisseuse.