La Parcelle 32/Partie 4/Chapitre 6

Librairie Plon (p. 274-279).


CHAPITRE VI


La vente eut lieu dans la salle du Cercle démocratique. Car il y avait à Fougeray, avant la guerre, un Cercle démocratique, c’est-à-dire une petite auberge coopérative, ouverte seulement le dimanche soir et où chacun, à tour de rôle, rinçait les verres et faisait le service.

La salle du cercle était, après celle de la beurrerie, la plus vaste de Fougeray. Ce jour-là elle fut insuffisante.

La joie de l’armistice avait amené des gens que la vente n’intéressait pas directement. Les filles du village avaient entrepris de tenir réunion dans la salle, quand les gens d’affaires seraient partis, afin de nommer une présidente, une trésorière et de décider la bonne façon de s’y prendre pour donner des bals comme avant la guerre. Aussi, toute la petite jeunesse était là, caqueteuse et fringante.

Des vieux en blouse ou en veste de cotonnade avaient devant eux leurs petites-filles, gantées de clair, bottées jusqu’aux genoux et drapées dans des robes de soie. On se montrait les cousines Léchelier, deux rivales en élégance. Leurs parents, avant la prospérité de guerre, eussent tondu sur un œuf ; maintenant ils achetaient à leurs filles des toilettes de mille francs que la tailleuse de Fougeray façonnait hardiment. Les deux petites, brûlées de soleil, noires comme des grillons, portaient le sautoir, la montre, le collier, l’épinglette, les boucles d’oreilles, les bagues, et, à chaque poignet, un bracelet avec médaillon tintant. Tout cela neuf, à la mode et en or.

Et il restait aux parents tout ce qu’il fallait pour batailler encore au profit des hommes d’affaires et du gars parisien, héritier de la Millancherie.

Sur une petite estrade, Boutin renseignait le notaire de la ville qui était chargé de vendre ; ils chuchotaient tous les deux et souriaient. Boutin fit le tour de la salle ; avant la lutte, il vint saluer les combattants. La plupart étaient de Fougeray, mais on en voyait aussi de Saint-Etionne et de Quérelles ; leur idée, à ceux-ci, n’était pas bien connue et on les regardait avec méfiance.

Mazureau se tenait dans un coin, le bras en écharpe ; la chaleur de la salle l’incommodait et il sentait ses jambes trembler sous lui ; il s’appuyait sur l’épaule de Bernard.

Celui-ci, les yeux sur la porte, épiait les arrivants.

— L’oncle ne viendra pas, dit-il tout bas ; il n’osera pas se faire voir.

— Qu’il vienne donc, au contraire ! répondit Mazureau ; nous passerons devant lui et il aura la honte.

Bernard protesta vivement :

— Ah ! non ! par exemple ! Je me demande à quoi vous pensez !… S’il vient…

Il s’interrompit.

— Cré nom ! le voilà !

Sicot arrivait en effet, mais non point bruyamment, selon son habitude de gros homme vantard. Il était seul et il se glissa tout de suite dans la salle.

À la dernière minute, il n’avait pu y tenir ; il avait échappé à ses femmes et il arrivait, le cœur battant, décidé à jouer son jeu — si, du moins, le risque n’apparaissait pas trop grand…

Mais il n’avait pas fait quatre pas dans la salle qu’il se sentit tiré par le bras avec autorité : ombrageux, il sursauta. Reconnaissant Bernard, son trouble fut visible.

— Que venez-vous faire ici, mon oncle ? Je m’en vais vous faire voir, moi !

Sicot riposta mollement :

— Méchant drôle, veux-tu que je t’envoie ma main sur les oreilles ?

Bernard se dressa devant lui et parla entre les dents, à voix basse et dure :

— Allez donc chercher votre fourche, si vous voulez !… Moi, de mon côté, j’irai chez nous… il y a un fusil : il pétera !… Mais ce n’est pas tout ça ! Si vous mettez sur nous, vous savez ce que j’ai promis ! Ouvrez seulement la bouche et je crie à l’assassin…, ici, devant tout le monde !

À ce moment, le notaire fit annoncer le premier lot. Sicot gagna le milieu de la salle et Bernard le suivit, disant :

— Je reste à côté de vous pour vous soutenir.

Le premier lot fut adjugé à un gars de Saint-Étienne. Il en fut de même du second. Le troisième, après une vive lutte, resta à Boutin agissant pour une veuve de Quérelles.

Ceux de Fougeray étaient dans la consternation. Menon prit la parole. Il s’efforça de remontrer aux étrangers combien leur conduite était contraire aux bons usages ; en même temps, il parlait de l’armistice. Le notaire, qui ne le connaissait pas, se mêla bien de lui répondre ! Cela ramena la gaieté et la jeunesse battit des mains.

Il y avait encore dix lots ; au quatrième, un petit vieux de Saint-Étienne, l’air riche, porteur d’anneaux d’or aux oreilles, fut déconfit par Marcireau. À partir de ce moment, les étrangers ne tinrent plus devant ceux de Fougeray.

Au cinquième lot, les frères Léchelier démarrèrent à grandes enjambées, par enchères de cent francs. Quand il virent qu’ils restaient seuls l’un devant l’autre, ils ralentirent la montée ; il fallut un quart d’heure pour régler l’affaire. Le plus jeune l’emporta par une petite enchère de dix francs ; il payait huit mille francs un pré de soixante ares dont la mise à prix avait été de douze cents.

Tourné vers les gens de Saint-Étienne, Menon déclara glorieusement :

— Mesdames, messieurs ! le peuple de Fougeray ont des aptitudes !… Nous revendiquons la logique…

Le notaire annonçait :

— Sixième lot : parcelle sise au lieu dit les Brûlons, section D, n° 32…, mise à prix : dix-huit mille francs.

Menon tendit le bras.

— Enchère !

Il se fit un court silence. Les regards se portèrent sur Sicot. Il ouvrit la bouche, sa figure s’alluma et puis il avala sa salive quatre ou cinq fois, coup sur coup ; il sembla se raccourcir, se tasser. Pour se donner bonne contenance il sortit sa pipe, s’occupa longuement à la bourrer. Près de lui, Bernard haletait.

Léperon prit les devants et monta d’un coup à dix-huit mille cinq cents. D’autres se mirent en ligne ; à vingt et un mille, la plupart s’arrêtèrent.

Alors la véritable lutte commença. Mazureau n’avait encore rien dit ; il était affaissé, très pâle, amaigri, avec une barbe de quinze jours. Bernard le regardait avec anxiété.

Comme Léperon et Menon bataillaient autour de vingt et un mille huit cents, Mazureau se détacha du mur, se dressa de toute sa hauteur et lança, d’un coup de mâchoire :

— Vingt-deux mille !

Menon lâcha pied, mais Léperon se tourna vers ce nouvel adversaire.

— Vingt-deux mille cent ! dit-il.

— Vingt-deux mille cinq cents ! riposta Mazureau en levant encore sa tête impérieuse.

Léperon tint un moment ; mais ce n’était pas un adversaire acharné ; il ne voulait pas payer trop cher. À vingt-trois mille trois cents, il s’arrêta.

— Vingt-trois mille cinq cents ! dit Mazureau.

Boutin répéta plusieurs fois : vingt-trois mille cinq cents… vingt-trois mille cinq cents !… et ses yeux cherchèrent ceux de Sicot, de Sicot qui avait fait de si belles offres avant la vente.

Sicot ôta sa pipe, se balança d’un pied sur l’autre. Derrière lui, Bernard souffla :

— Essayez donc pour voir !

À la fin, le bonhomme fit entendre une sorte de grognement sourd. Boutin sembla croire qu’il avait parlé.

— Vingt-trois mille six cents ? n’est-ce pas Sicot ?

Sicot secoua la tête énergiquement : non ! non !

Alors le notaire adjugea.

Le septième lot n’occupa pas longtemps les gens. La mise à prix ne fut pas plus tôt annoncée que Sicot lança une enchère, puis une autre, puis une autre encore. Il se soulageait enfin ! Rageusement, il répliquait à tous les enchérisseurs sans leur laisser le temps de souffler. Il avait mis son chapeau sous son bras à cause de la chaleur ; sa tête bourrue se hérissait et le bourrelet de son cou semblait un foulard de chair saignante. Il enleva le lot dans le temps que Bernard mit à rejoindre son grand-père.

Celui-ci s’était de nouveau adossé au mur.

— Je veux sortir, dit-il à Bernard.

Quand ils furent dehors, il s’appuya sur l’épaule de son petit-fils et aspira longuement l’air froid.

— Je suis content ! dit Bernard ; nous ne payons pas trop cher…, nous ne devrons pas beaucoup à Honoré.

— Je suis content, dit Mazureau ; c’est un grand jour !

Mais, dans la voix du grand-père, ne sonnait pas le clair orgueil ; sa parole était lourde, pâteuse, embarrassée et une inquiétude rôdait en ses yeux. Il fit quelques pas et, soudain, porta la main à son cou, tira le crochet de sa blouse.

— Bernard, dit-il, je crois…

Il ne put achever ; sa bouche se tordit, ses yeux se renversèrent et, malgré Bernard, il tomba la face en avant.