La Parcelle 32/Partie 4/Chapitre 5

Librairie Plon (p. 258-278).


CHAPITRE V


Le dimanche 3 novembre, Bernard attendit le facteur au coin du courtil comme faisait autrefois Éveline. Le facteur n’avait rien pour les Mazureau ; Bernard l’injuria entre ses dents.

À la maison, Mazureau balayait. Sous le prétexte qu’il faisait trop de poussière, Bernard lui ôta le balai des mains. Depuis que la vieille était partie, Bernard dirigeait la maison.

Ils déjeunèrent sans parler, d’un peu de fromage et d’une salade à l’oignon. Quand ils eurent fini, Bernard demanda :

— Alors, comme ça, c’est bien décidé ; vous ne cherchez plus d’argent ?

— Je n’en cherche plus chez les autres… non ! Nous achèterons si nous pouvons, sans faire de dettes.

Bernard haussa les épaules ; il ne voulait plus discuter. Comme trois jeunes gens passaient sur la route, il dit sèchement :

— Je suis bien bête après tout ! Je m’en vais jouer au palet avec ceux-ci…

Il prit des sous dans le tiroir et sortit en faisant claquer la porte.

Rester seul à songer, entre les quatre murs d’une maison, était au-dessus des forces de Mazureau. Il sortit lui aussi ; mais que faire ?

À Fougeray, la question religieuse laissait à peu près tout le monde indifférent. Quelques-uns avaient cependant gardé de leur jeunesse l’habitude du repos dominical. Mazureau était de ceux-là. Il n’occupait les soirées du dimanche qu’à de menus passe-temps, non aux besognes essentielles de la terre.

Il prit une fourche, une faucille et s’en alla au cimetière des Brûlons. Le cimetière était en effet négligé ; un buisson de laurier-tin s’échevelait, n’ayant pas été taillé depuis longtemps ; des ronces, agrippées aux pierres, lançaient leurs tiges autour des tombes.

Mazureau, minutieusement, sarcla, coupa les herbes, égalisa les branches de laurier, arracha les ronces. Puis, avec sa fourche, il rassembla la jonchée de rameaux et la jeta par-dessus le mur de pierres sèches.

Aussitôt, il songea qu’il avait mal choisi l’endroit : il avait jeté les broussailles juste sur la jachère cornière de la parcelle à vendre. Pour ne pas encombrer la terre d’autrui, il sortit du cimetière et poussa le tas un peu plus loin, sur son champ à lui.

Et tout geste nouveau lui fut soudain pesant.

Il revint s’asseoir à sa place choisie, sur la tombe du glorieux Mazureau. Il faisait froid ; le vent d’est venait de tout son élan du côté de la plaine et, sur cette hauteur, il choquait dur.

Mazurceau bombait l’échine. Il sentait le froid sur son visage, mais il commençait aussi à le sentir en son âme ; ses regards tombaient à ses pieds sur le petit rectangle de terre, qu’il s’était réservé, non à côté de sa défunte, mais dans la rangée des anciens, grands lutteurs.

À la même heure, Sicot, abandonnant la route de Quérelles, prenait la direction des Brûlons. Il venait jeter un coup d’œil aux terres qu’il se proposait d’acheter.

Les mains au dos, il suivit la lisière du champ de luzerne, examinant le bornage comme un nouveau propriétaire qui vient prendre possession de son bien.

Songeant à l’immanquable défaite de Mazureau, il se mit à tirer plus fort sur sa pipe.

Il traversa la jachère et arriva au mur du cimetière. L’idée lui vint de regarder par-dessus ; comme il était de courte taille, il dut mettre le pied sur une pierre qui dépassait.

Le bruit qu’il fit tira Mazureau de son triste songe. Ils se regardèrent et leur premier geste fut de surprise. Mais Mazureau, tout de suite, ne prit pas son air mignon pour dire :

— Que fais-tu ici ? Depuis quand t’ai-je donné droit de passage sur mes terres ?

L’autre se dressa un peu plus au-dessus du mur, ôta sa pipe et cracha loin devant lui.

— Crois-tu par hasard que je veux salir mes sabots dans ton fumier, grand innocent ? J’ai passé sur un terrain qui n’est pas à toi, qui ne sera jamais à toi…, qui sera mien, au contraire, avant longtemps !

— Sicot, reprit Mazureau, descends, que je ne te voie plus ! Je n’aime pas que les chiens grimpent sur mon mur pour aboyer après moi.

— Ton mur ! Ne chante pas si haut, mon ami… Tu ne connais pas la loi ! Quand j’achèterai le terrain que je viens de traverser, j’aurai ton mur en même temps. Il y a des pierres passantes, il est mitoyen !

Il frappait sur les pierres avec sa pipe et il riait grassement.

— Il est mitoyen, mon ami ! Si tu ne connais pas la loi, je te l’apprendrai.

— Chien ! Je t’ai déjà fait commandement de descendre ! C’est ici le champ de mes morts ; va hurler plus loin !

Mais l’autre, sûr de faire une blessure cruelle, s’établit au contraire solidement sur le mur.

— J’achèterai tout ça, mon ami ! Plus tard, quand ta carcasse sera ici, j’achèterai peut-être bien le cimetière aussi… Parce que, faut que tu saches : l’argent ne manque pas chez moi !… Toi, t’as volé tout le monde : tu m’as volé dans les partages, t’as volé ton gars, t’as volé ta fille…, t’as vendu, dernièrement une vache crevée à un pauvre sot de Saint-Étienne… Seulement, cela ne te profite pas, parce que t’es bête !… T’as pas le sou à cette heure, tandis que moi…

Il fouilla sous sa blouse, sortit un portefeuille, en tira des billets.

— Un… deux… trois… quatre ! Celui-ci c’est mille, mon ami ! Je viens de toucher ça à Quérelles… et, chez moi, il y en a d’autres !

Mazureau se baissa, prit une pierre et la jeta dans la direction de son beau-frère. Sicot eut juste le temps de baisser la tête.

— Grand lâche ! cria-t-il ; je m’en vais te dire deux, mots !

Il descendit, courut derrière le mur et arriva à l’entrée du cimetière. Mazureau était debout et l’attendait.

— Sicot, je t’ai dit deux fois de t’en aller. C’était déjà trop d’une.

L’autre, ramassé sur lui-même, le cou rentré dans les épaules comme un bœuf prêt à foncer, crachait de basses injures.

Mazureau se campa ferme sur ses jambes, releva la ceinture de son pantalon, écarta les bras.

— Sicot ! dit-il, je t’ai corrigé dans ma jeunesse ; je puis le faire encore malgré que je sois vieux.

Sicot montra la terre du cimetière.

— Je vais prendre ta mesure ! rugit-il.

— À ton idée ! Nous sommes seuls dans la plaine ; si tu n’es pas craintif, viens !

Sicot déboula tout d’un coup et arriva, la tête basse, entre les bras de Mazureau qui se refermèrent.

Ils s’étreignirent en silence. Sicot, à demi étouffé, encerclait la taille de Mazureau et s’efforçait de lui plier les reins. Leurs bras étaient encore durs et puissants mais le jeu de leurs jambes manquait d’aisance. Tout un moment, ils luttèrent sur place, chacun cherchant à déraciner l’adversaire.

À la fin, Mazureau sentit mollir les bras de l’autre. Il se dégagea d’un coup de reins ; Sicot, basculé d’un grand effort, roula à terre. Il n’y fut pas très longtemps ; sa force était moins grande, mais sa vivacité égalisait les chances. À peine debout, il chargea encore ; le poing de Mazureau lui arriva sur la tête comme une massue ; essoufflé, étourdi, il riposta par un coup de pied.

La fureur, alors, les aveugla complètement. Ils se colletèrent, se bousculèrent à bras tendus, cognant, poussant, tirant, se heurtant aux tombes. Sicot alla à terre encore une fois mais il entraîna Mazureau. Ils luttèrent couchés, roulèrent l’un sur l’autre, s’étranglèrent.

Soudain, la main de Mazureau rencontra le portefeuille de Sicot qui venait de glisser de sa poche. Il poussa un grognement de joie. Une main à la gorge de l’autre, il porta le portefeuille à sa bouche, le déchira d’un coup de dent.

— Tu achèteras ! mon mur !… mon cimetière !… Tiens ! achète donc !

Il s’était relevé, il piétinait le portefeuille…

Sicot se dressa aussi, les yeux fous. Sa main tomba sur la fourche qui était là ; il fit deux pas en arrière, revint et han ! il poussa la fourche dans la poitrine de son beau-frère. Comme il voulait la retirer pour frapper encore, un long jet de sang ruissela sur le manche.

Mazureau chancela ; son pied heurta une tombe et il s’abattit.

Sicot fut dégrisé du coup. La peur le prit aux entrailles. Ayant ramassé en son chapeau les morceaux de son portefeuille mêlés à la terre, il s’avança hors du cimetière et inspecta furtivement la plaine. Comme il n’y avait personne en vue, il se sauva sans regarder derrière lui.

La blessure de Mazureau était sérieuse mais non mortelle ; à la nuit tombante il se traîna jusque chez lui.

Bernard l’attendait et commençait à s’impatienter. Mazureau, les dents claquantes, lui apprit ce qui s’était passé, moins l’affaire du portefeuille.

Le jeune gars, d’abord, lui mena une belle danse.

— Moi aussi, disait-il, je me suis battu…, avec un qui m’accusait de tricher… Je n’ai pas eu besoin de fourche pour le rosser ! Est-ce qu’on se bat à coups de fourche, voyons ! Qu’allons-nous faire maintenant ?

Et puis, il s’apaisa soudain. Il s’apaisa et même il se mit à sourire. Il souriait en déshabillant son grand-père, il souriait en lavant ses plaies, il souriait en l’aidant à se coucher.

— Demain matin, je vais chercher les gendarmes. Je vais à Quérelles demain matin…, et, bientôt, l’oncle sera en prison, je pense bien !

Le grand-père avait une fièvre intense ; il finit cependant par s’assoupir. À côté du lit, Bernard veillait et, de temps en temps, il se frottait les mains.

— Les gendarmes l’emmèneront : il a bien choisi son moment !

Mais, le lendemain matin, comme il se préparait à partir, le grand-père l’appela auprès de lui.

— Bernard, dit-il, en le regardant fixement, je suis tombé sur une fourche en travaillant…, tu m’as bien compris ?

— Vous avez la fièvre ! Taisez-vous donc ! Je vous ferai voir, moi, si vous êtes tombé sur une fourche…

Le hasard voulut que les gendarmes fussent justement en tournée à Fougeray ce matin-là. Bernard les pria d’entrer. Mais Mazureau ne fit que s’excuser devant eux :

— Le petit a le cerveau dérangé, dit-il ; je me suis blessé hier au soir par maladresse ; je n’ai à me plaindre que de moi-même.

— C’est votre affaire, dit le brigadier.

Et il sortit en grommelant : il n’aimait pas beaucoup qu’on vint le déranger pour rien.

— Bernard, dit le grand-père fièrement, j’entends régler moi-même mes différends… À se plaindre en justice, il n’y a que déshonneur !

Bernard tendit le poing vers le lit.

— Cré nom ! Si je ne vous laisse pas mourir tout seul !…

Il sortit à son tour, monta droit vers la Baillargère.

— Que veux-tu, petit ? demanda Marie qui était dans le courtil.

Il la toisa.

— Ce n’est pas aux femmes que je veux parler. C’est à l’oncle Sicot. Où est-il ?

— Il est peut-être par là, dit-elle, en montrant la grange.

Tournant la tête, Bernard aperçut l’oncle qui se glissait dans son écurie et qui fermait la porte sur lui.

— Je le vois ! Il n’a pas l’air fier !

Sicot n’était pas fier en effet, car il s’imaginait à chaque instant voir arriver les gendarmes.

Bernard se dirigea vers l’écurie ; la porte, verrouillée, résista sous sa poussée. Alors il cria, pour se faire entendre de Sicot et aussi des femmes qui étaient sorties :

— Dites donc, l’oncle ! c’est-il que vous avez peur, que vous vous renfermez si bien ?… Oncle Sicot ! Sortez donc avec votre fourche ! il y a un gars ici qui veut acheter la parcelle 32 des Brûlons : vous n’en aurez pas pour longtemps à l’embrocher !

Avisant un gros moellon, des deux mains il le souleva au-dessus de sa tête et le jeta dans le haut de la porte. Les planches, à moitié pourries, cédèrent et la pierre tomba dans l’écurie.

Bernard avança sa tête jusqu’au trou qu’il venait de faire.

— Hé ! l’oncle ! J’ai à vous dire une petite chose !… La terre des Brûlons ne sera pas pour vous ; si je vous vois ouvrir la bouche au moment de la vente, le lendemain, les gendarmes vous emmèneront, les mains attachées sur les fesses, comme un assassin que vous êtes !… Peut-être bien aussi qu’ils vous emmèneront avant…

Il se retourna vers les femmes.

— Vous avez bien compris, vous autres ? Il a fait un coup de galères…, s’il bouge, ça lui coûtera plus cher qu’au marché ! car personne ne m’empêchera de parler, moi !

— Mais enfin, qu’y a-t-il donc ? demanda Marie.

— Il y a que mon grand-père a reçu un coup de fourche dans la poitrine…, et demande donc à ton père s’il connaît celui qui le lui a donné !

Là-dessus, il tourna les talons et s’en alla. Éveline, un moment après, descendit derrière lui, mais quand il la vit venir, il entre-bâilla seulement la porte.

— Le grand-père ne t’a point demandée…, retourne-t’en d’où tu viens ! dit-il.

Pendant toute la semaine, Mazureau dut garder le lit. Bernard le pansait, lui mettait à boire sur une chaise, à portée de sa main, et puis sortait travailler au dehors.

Le blessé grelottait de fièvre ; la nuit, il battait la campagne, luttant contre des ennemis invisibles ou bien parlant à ses champs comme à des créatures vivantes.

Bernard songea qu’il serait bon d’avoir un certificat dont on pourrait se servir contre Sicot. Il profita du dimanche pour aller demander le médecin de Quérelles ; l’oncle paierait, les frais.

Le médecin vint le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi. Quand il vit la blessure il jura un grand coup. C’était un rude bonhomme qui soignait ses paysans avec énergie ; il leur flanquait des remèdes à fortes doses et ne leur mâchait pas ses mots.

— Depuis quand as-tu ça ? demanda-t-il à Mazureau.

— Depuis huit jours… Je suis tombé sur ma fourche…

— Espèce de sauvage ! depuis huit jours !… Et d’abord, tu n’es pas tombé sur ta fourche !

— Non ! dit Bernard.

— Si fait ! reprit Mazureau,

— Non ! Non ! Après tout, je m’en moque, tu sais, dit le médecin.

Il lava les plaies ; il y en avait deux au côté droit et une autre au bras. Les plaies de la poitrine étaient assez légères, mais une dent de la fourche avait traversé le bras de part en part.

Quand il eut fini le pansement, le médecin fit ses recommandations et écrivit une ordonnance. Bernard lui dit :

— Il nous faudrait un certificat.

— Je veux bien, dit le médecin, certifier que ton grand-père a le cuir dur.

Comme il écrivait ce certificat, il tendit soudain l’oreille et puis il se leva et sortit.

Les cloches sonnaient à Fougeray et elle sonnaient à Saint-Étienne ; à la ville le canon tonnait ; une rumeur joyeuse faisait le tour de l’horizon.

Le médecin courut à travers le courtil. Près de son automobile, son domestique criait, en balançant sa casquette au bout de son bras levé ; dans le village, tous étaient sortis pour écouter la nouvelle de délivrance.

Le médecin revint à la maison et il annonça, du seuil :

— Ça y est, mes amis ! C’est fini, tout de même !

— Quoi ? fit Mazureau.

— Eh bien, la guerre donc !

Et il se mit à tourner dans la pièce, parlant, riant, sacrant, frappant dans ses mains. Bernard l’arrêta.

— Vous n’avez pas achevé le certificat, monsieur.

Le médecin reprit son siège et traça rapidement quelques mots illisibles. Comme il signait, une larme tomba sur le papier ; il l’essuya du bout de son doigt et jura très doucement le nom de Dieu.

Bernard serra soigneusement le certificat ; quant à l’ordonnance, il n’en avait cure.

— La guerre est finie, dit Mazureau en se relevant sur son bras valide, mais ton pauvre père ne reviendra pas.

— Non, dit Bernard, il ne reviendra pas.

Mais il ajouta aussitôt, d’un ton fort sec :

— Vous, le médecin défend que vous bougiez…, si vous voulez guérir vite !… Tenez-vous donc tranquille, car il faudra que vous vous leviez, dimanche prochain !

Le lendemain matin, ils eurent une lettre d’Honoré.

— Je lui avais écrit, malgré vous, expliqua Bernard.

Il vint auprès du lit et lut la lettre d’un air triomphant.

Honoré disait :

Mon cher Mazureau, j’ai été bien content d’apprendre que vous vouliez tenir tête à Sicot. Sa conduite envers moi n’a pas été belle ; je ne l’aime pas. J’avais l’idée d’écrire à Boutin pour le charger d’acheter en mon nom, mais, puisque vous voulez acheter vous-même, il est bien préférable que je vous aide ; car j’ai déjà assez de soucis avec les terres que je loue. Donc, achetez sans crainte ; je suis derrière vous. Je vous prêterai jusqu’à dix mille francs.

Mazureau interrompit :

— Si je dois me lever pour acheter, je préfère que ce soit sans aide étrangère.

Bernard haussa les épaules et continua :

Mon cher Mazureau, votre lettre m’a montré le bon chemin à l’heure où j’hésitais encore. Malgré la faute d’Éveline, j’ai toujours de l’amitié pour elle ; quand son chagrin sera passé, je l’épouserai si elle veut bien, et son enfant sera le mien. J’espère que ce sera votre contentement. La guerre est finie et je pense aller vous parler de tout cela bientôt.

Honoré.

Mazureau s’était redressé sur son séant ; à son tour il prit la lettre. À cause du mauvais jour, il ne pouvait pas la lire ; il la mania amoureusement. Dans ses yeux brillants de fièvre, une flambée d’orgueil monta.

— Bernard, nous achèterons ! Il y aura de l’honneur pour nous !… Va chercher Éveline !

Éveline rentra chez son père dès qu’elle en fut priée.

Quand Bernard vint à la ferme et dit à sa tante :

« Viens à la maison, j’ai besoin de toi ! » personne ne sonna mot.

C’est que l’inquiétude régnait à la Baillargère !

Sa colère tombée, Sicot avait été pris de peur, d’une peur comique qui, pendant plus de huit jours, ne le lâcha point.

Il ne fumait plus, ne buvait plus son vin, ne se vantait plus. Il n’apparaissait ni au village ni dans la plaine et ne restait pas longtemps non plus dans sa maison. Il vivait dans son écurie, dans sa grange, passait de longues heures au fenil dont la lucarne donnait du côté de Quérelles…, du côté de la gendarmerie.

Les gendarmes venaient assez souvent à Fougeray. À leur approche, le bonhomme se cachait dans le foin ; et là, suant, à demi étouffé, il ne pensait plus à la parcelle des Brûlons ni à aucune autre ; il se voyait en prison pour le reste de ses jours ou bien galérien, par delà la mer, dans les pays sauvages.

Au bout d’une huitaine, la nouvelle vint que celui de la Marnière s’était laidement blessé en travaillant… Le mal devait être assez grave car le médecin avait été appelé ; cependant, on disait que Mazureau pensait être sur pied avant peu.

Sicot respira !

Comme c’était le jour de l’armistice, il se risqua à sortir dans le village, rôda même du côté de la Marnière et trinqua enfin plusieurs fois chez des amis, buvant à la honte des Boches.

Il rentra chez lui la mine prospère et l’on entendit sa voix.

Mais il ne chanta pas longtemps si haut ! les femmes avaient pris barre sur lui et elles le lui firent sentir.

Réellement inquiètes d’ailleurs, sachant fort bien à quoi s’en tenir sur les menaces de Bernard, elles ne songeaient qu’à chambrer le bonhomme en attendant que l’oubli tombât sur cette fâcheuse histoire.

Marie ne se gêna pas pour remontrer à son père quel bruit cela ferait à Fougeray si Bernard ou Mazureau parlaient.

— Mazureau ne parlera point ! répliqua le bonhomme.

— Peut-être ! mais le petit, lui, a l’air décidé… Que les hommes de justice s’en mêlent ou non, la honte sera sur vous… Un homme de votre âge !

Sicot était sensible à cette raison. Au village, on retenait en effet les noms des gens assez peu sensés pour échanger des coups. Il s’agissait généralement de jeunes coqs qui, par un petit jeu d’éperons, vidaient lestement une querelle et n’y pensaient plus.

Mais deux vieillards, deux beaux-frères, se battant comme des loups, c’était une chose honteuse et qui ferait du bruit ! Quand on songeait que lui, Sicot, un des notables de l’endroit, connu de tous et dont la parole comptait, s’était laissé aller à frapper à main armée, à frapper pour la mort comme un voyou de ville !

Marie disait :

— L’affaire sera mise en complainte.

Et la mère, doucement, sûrement, semait aussi en bon terrain.

— Aux prochaines élections, tu serais pourtant entré au Conseil ! murmurait-elle.

Sicot, à propos des réquisitions de guerre, avait toujours parlé hautement contre les conseillers en place. Aux premières élections, tous ces tristes maladroits seraient à coup sûr remplacés… Il avait bien souvent rêvé qu’il prenait rang en séance, qu’il s’asseyait, en toilette et la pipe à la main, sur une chaise avancée respectueusement par le garde champêtre.

Sicot voulait entrer au Conseil : chacun savait cela à Fougeray.

Mais le bonhomme avait encore une ambition plus haute — et secrète celle-ci. Il visait la présidence du Conseil d’administration, à la beurrerie coopérative.

Son ami Dabin l’avait prévenu, lui seul, qu’il comptait se retirer après la guerre.

Or, s’il y avait douze conseillers municipaux à Fougeray et douze à Saint-Étienne, il n’y avait qu’un Président de beurrerie pour les deux endroits.

Et ce Président présidait véritablement, parlait, commandait. On le connaissait aux alentours ; son nom était sur les lèvres des gens, à la ville comme aux champs. Il entrait hardiment chez le chef de gare, marchandait avec le préfet et, de temps en temps, sa place était marquée à des banquets riches, servis aux frais de la grande association beurrière, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, à des banquets où l’on buvait dans plusieurs verres, où des avocats, des députés, des ministres même, chantaient les louanges des Présidents de beurrerie et où il pleuvait des rubans et des médailles d’honneur.

Cela, c’était grand !

Mais, jusqu’à ce jour, on n’avait jamais pris les présidents parmi ceux qui flanquent leur fourche dans le ventre des gens de leur parenté. Et si Bernard parlait…

Sicot se tint coi pendant toute une semaine encore. Il promit à celles de chez lui qu’il n’irait pas à la vente, qu’on ne le verrait pas, qu’il ne dirait rien. Il promit tout ce qu’elles voulurent.


CHAPITRE VI


La vente eut lieu dans la salle du Cercle démocratique. Car il y avait à Fougeray, avant la guerre, un Cercle démocratique, c’est-à-dire une petite auberge coopérative, ouverte seulement le dimanche soir et où chacun, à tour de rôle, rinçait les verres et faisait le service.

La salle du cercle était, après celle de la beurrerie, la plus vaste de Fougeray. Ce jour-là elle fut insuffisante.

La joie de l’armistice avait amené des gens que la vente n’intéressait pas directement. Les filles du village avaient entrepris de tenir réunion dans la salle, quand les gens d’affaires seraient partis, afin de nommer une présidente, une trésorière et de décider la bonne façon de s’y prendre pour donner des bals comme avant la guerre. Aussi, toute la petite jeunesse était là, caqueteuse et fringante.

Des vieux en blouse ou en veste de cotonnade avaient devant eux leurs petites-filles, gantées de clair, bottées jusqu’aux genoux et drapées dans des robes de soie. On se montrait les cousines Léchelier, deux rivales en élégance. Leurs parents, avant la prospérité de guerre, eussent tondu sur un œuf ; maintenant ils achetaient à leurs filles des toilettes de mille francs que la tailleuse de Fougeray façonnait hardiment. Les deux petites, brûlées de soleil, noires comme des grillons, portaient le sautoir, la montre, le collier, l’épinglette, les boucles d’oreilles, les bagues, et, à chaque poignet, un bracelet avec médaillon tintant. Tout cela neuf, à la mode et en or.

Et il restait aux parents tout ce qu’il fallait pour batailler encore au profit des hommes d’affaires et du gars parisien, héritier de la Millancherie.

Sur une petite estrade, Boutin renseignait le notaire de la ville qui était chargé de vendre ; ils chuchotaient tous les deux et souriaient. Boutin fit le tour de la salle ; avant la lutte, il vint saluer les combattants. La plupart étaient de Fougeray, mais on en voyait aussi de Saint-Etionne et de Quérelles ; leur idée, à ceux-ci, n’était pas bien connue et on les regardait avec méfiance.

Mazureau se tenait dans un coin, le bras en écharpe ; la chaleur de la salle l’incommodait et il sentait ses jambes trembler sous lui ; il s’appuyait sur l’épaule de Bernard.

Celui-ci, les yeux sur la porte, épiait les arrivants.

— L’oncle ne viendra pas, dit-il tout bas ; il n’osera pas se faire voir.

— Qu’il vienne donc, au contraire ! répondit Mazureau ; nous passerons devant lui et il aura la honte.

Bernard protesta vivement :

— Ah ! non ! par exemple ! Je me demande à quoi vous pensez !… S’il vient…

Il s’interrompit.

— Cré nom ! le voilà !

Sicot arrivait en effet, mais non point bruyamment, selon son habitude de gros homme vantard. Il était seul et il se glissa tout de suite dans la salle.

À la dernière minute, il n’avait pu y tenir ; il avait échappé à ses femmes et il arrivait, le cœur battant, décidé à jouer son jeu — si, du moins, le risque n’apparaissait pas trop grand…

Mais il n’avait pas fait quatre pas dans la salle qu’il se sentit tiré par le bras avec autorité : ombrageux, il sursauta. Reconnaissant Bernard, son trouble fut visible.

— Que venez-vous faire ici, mon oncle ? Je m’en vais vous faire voir, moi !

Sicot riposta mollement :

— Méchant drôle, veux-tu que je t’envoie ma main sur les oreilles ?

Bernard se dressa devant lui et parla entre les dents, à voix basse et dure :

— Allez donc chercher votre fourche, si vous voulez !… Moi, de mon côté, j’irai chez nous… il y a un fusil : il pétera !… Mais ce n’est pas tout ça ! Si vous mettez sur nous, vous savez ce que j’ai promis ! Ouvrez seulement la bouche et je crie à l’assassin…, ici, devant tout le monde !

À ce moment, le notaire fit annoncer le premier lot. Sicot gagna le milieu de la salle et Bernard le suivit, disant :

— Je reste à côté de vous pour vous soutenir.

Le premier lot fut adjugé à un gars de Saint-Étienne. Il en fut de même du second. Le troisième, après une vive lutte, resta à Boutin agissant pour une veuve de Quérelles.

Ceux de Fougeray étaient dans la consternation. Menon prit la parole. Il s’efforça de remontrer aux étrangers combien leur conduite était contraire aux bons usages ; en même temps, il parlait de l’armistice. Le notaire, qui ne le connaissait pas, se mêla bien de lui répondre ! Cela ramena la gaieté et la jeunesse battit des mains.

Il y avait encore dix lots ; au quatrième, un petit vieux de Saint-Étienne, l’air riche, porteur d’anneaux d’or aux oreilles, fut déconfit par Marcireau. À partir de ce moment, les étrangers ne tinrent plus devant ceux de Fougeray.

Au cinquième lot, les frères Léchelier démarrèrent à grandes enjambées, par enchères de cent francs. Quand il virent qu’ils restaient seuls l’un devant l’autre, ils ralentirent la montée ; il fallut un quart d’heure pour régler l’affaire. Le plus jeune l’emporta par une petite enchère de dix francs ; il payait huit mille francs un pré de soixante ares dont la mise à prix avait été de douze cents.

Tourné vers les gens de Saint-Étienne, Menon déclara glorieusement :

— Mesdames, messieurs ! le peuple de Fougeray ont des aptitudes !… Nous revendiquons la logique…

Le notaire annonçait :

— Sixième lot : parcelle sise au lieu dit les Brûlons, section D, no 32…, mise à prix : dix-huit mille francs.

Menon tendit le bras.

— Enchère !

Il se fit un court silence. Les regards se portèrent sur Sicot. Il ouvrit la bouche, sa figure s’alluma et puis il avala sa salive quatre ou cinq fois, coup sur coup ; il sembla se raccourcir, se tasser. Pour se donner bonne contenance il sortit sa pipe, s’occupa longuement à la bourrer. Près de lui, Bernard haletait.

Léperon prit les devants et monta d’un coup à dix-huit mille cinq cents. D’autres se mirent en ligne ; à vingt et un mille, la plupart s’arrêtèrent.

Alors la véritable lutte commença. Mazureau n’avait encore rien dit ; il était affaissé, très pâle, amaigri, avec une barbe de quinze jours. Bernard le regardait avec anxiété.

Comme Léperon et Menon bataillaient autour de vingt et un mille huit cents, Mazureau se détacha du mur, se dressa de toute sa hauteur et lança, d’un coup de mâchoire :

— Vingt-deux mille !

Menon lâcha pied, mais Léperon se tourna vers ce nouvel adversaire.

— Vingt-deux mille cent ! dit-il.

— Vingt-deux mille cinq cents ! riposta Mazureau en levant encore sa tête impérieuse.

Léperon tint un moment ; mais ce n’était pas un adversaire acharné ; il ne voulait pas payer trop cher. À vingt-trois mille trois cents, il s’arrêta.

— Vingt-trois mille cinq cents ! dit Mazureau.

Boutin répéta plusieurs fois : vingt-trois mille cinq cents… vingt-trois mille cinq cents !… et ses yeux cherchèrent ceux de Sicot, de Sicot qui avait fait de si belles offres avant la vente.

Sicot ôta sa pipe, se balança d’un pied sur l’autre. Derrière lui, Bernard souffla :

— Essayez donc pour voir !

À la fin, le bonhomme fit entendre une sorte de grognement sourd. Boutin sembla croire qu’il avait parlé.

— Vingt-trois mille six cents ? n’est-ce pas Sicot ?