La Parcelle 32/Partie 3/Chapitre 4

Librairie Plon (p. 242-257).


CHAPITRE IV


Le dimanche, 29 septembre, à deux heures du soir, il y eut réunion, en assemblée générale extraordinaire, des membres de la Beurrerie Coopérative de Fougeray et de la société d’assurance mutuelle contre la mortalité des bovins.

Il s’agissait de régler les paiements à faire aux sociétaires qui perdaient des bêtes dans l’épidémie. Les deux sociétés n’en faisaient qu’une au fond. Cette fois l’assurance-bovins pèserait lourdement et le prix du lait allait s’en ressentir de façon bien fâcheuse.

Le vieux Dabin, président du Conseil d’administration, avait voulu mettre les sociétaires au courant de la difficulté et leur faire approuver les décisions prises.

Mazureau pensa d’abord qu’il ne se dérangerait point ; il devait en effet battre sa récolte le lendemain et il restait un coin de l’aire à approprier. Mais Marcireau qui passait lui apprit une grosse nouvelle : l’héritier de la Millancherie se décidait enfin à annoncer la vente de façon ferme ; le garde champêtre était même parti coller une affiche à la porte de la beurrerie.

Alors Mazureau dit :

— Attends-moi, je t’accompagne.

Bernard, qui était occupé dans le cellier, sortit en hâte et les suivit.

— Tu n’as point fermé la porte du cellier, remarqua Mazureau.

— Bah ! fit l’autre.

Le voisin cligna de l’œil :

— N’aime point l’eau, votre petite vieille !

Bernard riposta tout aussitôt :

— Elle se saoule, mais elle est allante ! Je n’en dis point de mal.

À la beurrerie, qui se trouvait à l’autre bout du village, dans la vallée, ils virent bien la grande affiche fraîchement posée. Un groupe de bavards discutaient déjà l’allotissement ; le laitier Zacharie lisait à haute voix et faisait de grands projets. Des vieux passaient à côté sans rien dire, d’un air désintéressé ; mais leurs regards, sous le chapeau rabattu, filaient tout de même vers l’affiche.

Bernard se glissa dans le groupe ; tout était marqué sur cette affiche ; chaque parcelle figurait avec son numéro, sa contenance et la mise à prix.

Il lut : « Parcelle no 32, section D… » Ses yeux sautèrent au bout de la ligne… 18 000 francs.

Il recula, joua des coudes et rejoignit son grand-père dans la salle.

— Elle y est ! souffla-t-il, pâle d’émotion ; ils mettent le plus bas prix à dix-huit mille francs.

— Cela ne veut rien dire, murmura Mazureau ; elle montera sûrement à vingt-cinq, peut-être à trente !

Autour d’eux, la même discussion animait tout le monde. L’expert savait bien ce qu’il faisait en posant une affiche en cet endroit ! C’était le grand émoi du jour et un émoi qui ne s’apaiserait pas vite.

La question du lait était oubliée ; des mots couraient, toujours les mêmes : papiers d’État…, six du cent…, placement sûr… Car personne évidemment ne songeait à acheter ! Personne ! à l’exception de Zacharie et de Sicot, c’est-à-dire à l’exception d’un fou et d’un vantard…

Le président Dabin frappa enfin sur l’estrade à grands coups de sabots.

C’était un vieux tout rond, rouge de visage et le poil dru.

— La séance est ouverte, cria-t-il ; qui demande la parole ?

Alors, un grand bonhomme maigre leva le bras.

— Je demande la parole.

— Monte à la tribune, dit le président.

Le vieux monta sur l’estrade où était déjà le Conseil d’administration. Des rires coururent.

— C’est Menon !… Ah ! si c’est Menon !…

Menon demandait toujours la parole. Autrefois, avant la guerre, quand on avait le goût de s’amuser on le laissait parler deux heures d’affilée. Aujourd’hui, ce n’était pas bien le moment ; d’ailleurs le temps manquait. Il parla pourtant.

Dans la salle, les discussions avaient recommencé. Le président lui-même était aux prises avec son Conseil d’administration, non point sur la question assurance-bovins, mais sur le prix de revient d’une boisselée et les frais d’acte.

Pour se faire entendre, Menon parla avec véhémence. Rouge, le poing tendu, il posait d’âpres questions :

— Qui que c’est, messieurs ? Je vous le demande !

Ou bien il prenait de grands élans qui, par différents chemins, le menaient toujours au même point.

— Messieurs ! La Compératif !…

Quand il en était là, sa parole semblait s’élargir, se gonfler et elle restait suspendue comme un ballon.

Personne ne riait, car personne ne s’occupait de lui.

Sur l’estrade, le président venait d’être battu par ses propres troupes. Il se retourna tout d’une pièce, hérissé.

— N’as-tu core pour longtemps, té ? demanda-t-il à Menon en lui lançant un mauvais regard.

L’autre étendit ses grands bras et répondit avec emphase :

— P’têt’ pour une heure, monsieur le président ! P’têt’ pour une heure et demie !

Le président était rageur.

— Tu ferais mieux de soigner tes vaches, grand cocotté ! dit-il.

Et, sans plus de façons, il poussa l’autre en bas de l’estrade en annonçant :

— La parole est au directeur-comptable pour le compte-rendu financier !

Comme personne n’y prenait garde, il rua encore sur les planches et cria pour se faire comprendre :

— Nom de Bleu ! c’est pas ce soir la vente ! Vous avez le temps d’en parler !… Le lait va baisser d’un demi-sou. Je vas vous faire expliquer porquoué !

À cette nouvelle, tous écoutèrent. Le comptable lut son papier, mais rapidement, sans prendre haleine ; il bredouillait et ses chiffres avaient l’air de courir les uns après les autres sur des pattes courtes, comme des canetons dans un champ de mottes. Il arriva vite à la fin :

— Le Conseil d’administration propose de fixer le prix du lait à 82 centimes 5.

Et là-dessus, il s’arrêta, essoufflé.

Le président reprit d’une voix forte :

— Vous avez compris ? le lait ne sera qu’à seize sous et demi !

Cela jeta un froid. Le président dit encore :

— Qui demande la parole ?

— Je demande la parole, dit Menon.

— Va te coucher !

Alors Sicot leva son bras court.

— J’ai mon mot à dire !

— Sicot, t’as la parole, dit le président ; monte à la tribune.

Il y eut des protestations. Pourquoi Sicot plutôt que Manon ?… Sicot était l’homme du président ; la chose était bien connue. Mazureau se fit entendre.

— Dubin ! ce n’est pas la justice.

Le président devint cramoisi ; il ôta sa pipe qu’il venait d’allumer.

— Qui est-il celui qui réclame ?

— C’est mé, Amand Mazureau !

— C’est té ! C’est té !…

Appuyé des deux mains à la table, le président chercha un moment la réplique qui abattrait l’adversaire. Il la trouva enfin et la lança à pleine gorge, en brandissant sa pipe fumante.

— Ah ! c’est té ! Eh bien, qu’as-tu donc à dire, grand vendeux de puces ?

Sous les rires, Mazureau accusa le coup ; on le vit blêmir, puis ses yeux s’allumèrent et il serra les poings.

— Dubin ! tu n’as pas le droit de m’insulter. Tu agis en traître !

Un conseiller vint à l’aide de Mazureau.

— Parfaitement ! cria-t-il ; le président doit être juste et n’insulter personne.

Deux camps se formèrent dans la salle. Sur l’estrade, le président et Sicot honnissaient Mazureau ; celui-ci marcha sur eux.

Tout à coup, une voix aiguë fila au-dessus du tumulte.

— Mazureau ! Il y a le feu chez vous !

Chacun pensa qu’un mauvais plaisant voulait engeigner le bonhomme. Mais la voix reprit, pressante et tremblée :

— Il y a le feu ! Il y a le feu à la Marnière des Mazureau !

Le silence tomba comme un plomb. Et puis ce fut une bousculade enragée. Mazureau et Bernard fonçaient vers la porte ; le petit gars, tête basse, renversait les vieux qui ne se rangeaient pas assez vite. En un clin d’œil tout le monde fut dehors.

Une haute fumée montait au-dessus du courtil de la Marnière et l’on percevait même le ronflement des flammes.

Un homme d’une cinquantaine d’années, qui était le lieutenant des pompiers de Fougeray, commanda :

— À la pompe ! et au trot !

C’était très bien dit, mais il y avait là peu de gens en âge de courir vite. Chacun fit du mieux qu’il put. Bernard, en tête, filait à toute vitesse ; Sicot avait l’air de rouler sur ses jambes courtes ; il allait de front avec le grand Monon et Marcireau ; à l’arrière, le président, ses sabots en mains, trottinait sur ses chaussons.

La pompe était déjà à la Marnière. Honoré était allé la chercher, avec quatre ou cinq autres qui, absents de la réunion, avaient vu les premières flammes.

Le lieutenant jeta ses commandements et plaça son monde. Bien en vain ! Le feu avait pris dans la barge de foin, puis gagné le tas de gerbes. Le foin brûlait avec une énorme fumée ; la paille, au contraire, flambait clair et de hautes flammes montaient. Jeter de l’eau là-dessus ne signifiait pas grand’chose. On se contenta d’arroser la façade de la maison où la chaleur allumait les feuilles de treille. Quand la flamme commença à baisser, on réussit à sauver un peu de foin ; mais, de toutes les gerbes, il ne resta qu’un petit tas de cendres.

Mazureau avait vu tout de suite l’inutilité de lutter. Laissant les gens se démener, il était entré dans sa grange et il avait refermé le portail sur lui. Des femmes s’approchèrent pour voir ce qu’il faisait là. Il ne bougeait pas ; il était assis dans un coin ; entre les planches disjointes, il regardait ses rêves s’envoler dans les grimaces des flammes.

Quant à Bernard, il s’était mis à la pompe. Autour de lui, les gens faisaient leurs suppositions.

— Qui a mis le feu ?… Personne n’en sait rien !… C’est peut-être un vagabond,.., un prisonnier boche…

La Marciraude, qui était par là, entendit ces paroles.

— Qui a mis le feu ? dit-elle ; ce n’est pas difficile à voir… Il y a un réchaud renversé près de la barge de foin ; c’est la vieille qui n’aura pas pu se tenir debout…

Bernard abandonna la pompe. Au risque de se brûler il fit le tour de la barge ; le réchaud de fer dont se servait Francille était bien là en effet…

Bernard sauta dans le jardin, cherchant la vieille. Il appelait :

— Francille ! Francille !

— N’aie pas peur ! lui dit un gars ; elle n’est point morte.

Et il montra le cellier…

Bernard y courut. La vieille était étendue auprès d’une barrique. Elle se redressa sur un coude et le regarda d’un air hébété.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, mon joli ?…

Elle n’eut pas le temps d’achever. De toutes ses forces, Bernard lui envoya son poing en pleine figure. La vieille retomba et sa tête sonna sur le sol. Bernard s’agenouilla sur sa poitrine et, silencieusement, sauvagement, il se mit à cogner comme une bête folle.

Heureusement, Honoré, du dehors, vit la scène. Il se précipita, suivi de Marcireau et de plusieurs autres.

— Petit chien gâté ! criait Marcireau, il ne faut pas la tuer !

Ils attrapèrent Bernard par les épaules, mais il se cramponnait à la vieille et ils eurent de la peine à lui faire lâcher prise. Marcireau réussit pourtant à le mettre debout et il le colla au mur.

— Ne bouge plus, où je vais te moucher !

Bernard tremblait, les dents crissantes et les babines retroussées comme un jeune carnassier. Aussitôt qu’il se sentit lâché, il se ramassa sur ses jarrets et bondit, la tête basse, sur Honoré qui était devant lui. Honoré tomba ; un autre gars fut chaviré d’un coup de genou dans le ventre. À cinq, ils le maîtrisèrent enfin, mais, comme il cherchait toujours à frapper et à mordre, ils durent l’enfermer dans le cellier.

À huit heures du soir, il n’y avait plus rien à faire à la Marnière. Honoré s’en alla avec les autres. Il sentait au creux de l’estomac une douleur sourde ; Bernard avait vraiment heurté fort ! Quel triste petit gars !

Honoré songeait à Éveline si douce, à Éveline au corps délicat et à l’âme fragile. Que deviendrait-elle si Mazureau ne revenait pas sur sa parole ? Et si, au contraire, il la rappelait, comment pourrait-elle vivre avec son enfant, entre ce rude vieillard et ce mauvais petit être acharné dont la volonté commençait à s’imposer à la Marnière.

Il se la représentait telle qu’elle serait sans doute dans quelques années : vieillie, fatiguée par les durs travaux, rudoyée, volée et incapable de se redresser et de rompre sa chaîne.

Et lui, que ferait-il ?… Que ferait-il en sa grande maison délabrée ?… Il amasserait sottement des écus pour quelque arrière-neveu. Ou bien il irait chercher…, chercher qui ? une jeune évaporée ou la cousine barbue ?

Il se surprenait à murmurer :

— Si elle était veuve, je l’épouserais bien quand même !…

Mais il n’osait pas pousser sa pensée plus avant.

Il rejoignit Sicot et remonta avec lui du côté de la Baillargère. Comme il avait sur le cœur l’affaire de la lettre de dénonciation, il annonça au bonhomme que, décidément, il augmentait le fermage de dix francs par boisselée. C’était à prendre ou à laisser.

— C’est à laisser, mon ami, dit Sicot. Si je n’ai pas tes terres, j’en trouverai d’autres avant qu’il soit longtemps…, et qui seront à moi.

Honoré parla sèchement, en propriétaire :

— En attendant, ce sont les miennes que vous cultivez. Ne lancez pas vos paroles trop à la légère… vous avez deux mois pour réfléchir.

Sicot hésita, puis la colère l’emporta sur la prudence :

— Veux-tu que je te dise ?…. Ces deux ou trois bouts de mauvais champs, les veux-tu tout de suite ?… Dis, les veux-tu ? Tu peux les prendre…, si tu en as besoin pour t’occuper et rester sursitaire pendant que les autres se font tuer.

— Merci ! dit Honoré ; je sais que je vous dois déjà beaucoup. Mais ce qui est dit est dit : à deux mois votre parole !

Et il tourna par un petit chemin qui allait vers la Commanderie.

Cette fois, sur ce chemin, il eut la chance de rencontrer Éveline. Elle était avec Marie et elle rougit vivement à son approche. Lui, sentit son cœur mollir.

— Je suis content de vous saluer, Éveline, dit-il ; mais je vous revois en un mauvais moment ; il y a eu du malheur chez vous aujourd’hui.

— Nous avons vu le feu d’ici, dit Marie ; il y avait de grandes flammes dressées comme des sabres.

Honoré continua doucement :

— Si vous étiez restée là-bas, cela ne serait pas arrivé ; c’est le bonheur de la maison qui est parti avec vous…

Il ajouta, plus bas :

— Je n’ai pas pu y retourner depuis que vous êtes ici. J’espère que vous n’êtes pas malheureuse, Éveline ?

Toute troublée de honte, elle balbutiait :

— Je vous remercie, Honoré… Vous êtes bien aimable, Honoré.

Marie les regarda l’un après l’autre.

— Rentrons, Éveline ! dit-elle sévèrement.

Et elle emmena sa cousine.

Le lendemain, Honoré fut encore en tourment à cause de cette rencontre et il n’eut pas le goût de travailler. Le mercredi, il s’en alla à la ville parler à son notaire. Comme il revenait, les gendarmes de Quérelles l’arrêtèrent sur la route : il n’avait ni brassard, ni permission. Les gendarmes lui annoncèrent qu’il aurait à rejoindre son dépôt de régiment où l’on commencerait par le mettre en prison.

— J’ai été sans doute vendu ? demanda Honoré au brigadier qu’il connaissait.

— Oui, dit l’autre, et plus d’une fois ! mais toujours par la même personne ; l’écriture n’a jamais changé.

Honoré n’était pas de caractère trop ardent ; il n’était pas impitoyablement rancunier. Pourtant il se jura bien que Sicot se repentirait de cette affaire ; car, évidemment, c’était Sicot…

Honoré rejoignit donc son dépôt et on le mit bien en prison pendant deux jours. Le troisième jour on l’envoya avec des Annamites décharger des obus, dans une gare du front. Le métier était dur et les ouvriers peu considérés. Il ressentit pourtant quelque orgueil d’être si loin de Fougeray, Et, bien qu’il eût à sa disposition de l’encre et du papier portant en tête le nom de l’hôtel où il dînait chaque soir, il envoya le bonjour à Éveline par une méchante carte écrite au crayon ; et il mit pour commencer : « Zone des armées. »

Mazureau était assuré contre l’incendie, mais seulement pour les bâtiments ; et encore pour une somme bien inférieure à leur valeur actuelle ! La compagnie, assurément, ne paierait rien. Au lieu de recevoir le prix du grain, les six mille francs tant espérés, il faudrait acheter de la paille et du foin.

Ce fut un coup terrible. Pour la première fois de sa vie, Mazureau se sentit ébranlé, touché dans ses fibres secrètes, blessé, peut-être inguérissablement.

Il fit effort pour n’en laisser rien voir. Si l’espoir vacillait en lui, du moins l’orgueil le redressait toujours.

Il ne perdit pas un jour de travail. Un voisin ayant offert de lui prêter de la paille, il refusa hautement ; il acheta la paille et ne marchanda point.

Quand de bonnes gens le voulaient plaindre, il changeait la conversation. Il parlait de la guerre maintenant, et se réjouissait des grandes nouvelles qui venaient enfin par les journaux. Il inventait des supplices pour Guillaume. Il avait appris le nom du général français et il disait :

— C’est cette sacrée tactique qu’il a !

Mais, après tout cela, il s’en allait aux Brûlons et, quand il n’y avait personne en vue, il se laissait choir sur la belle pierre qui marquait la place de Mazureau le Riche. Et il ne songeait point à Guillaume, ni à l’adroit général, ni à la victoire prochaine des Français. Comme un coureur s’arrête hébété devant le but qu’il n’atteindra pas, il regardait d’un œil terne les champs ensoleillés de la plaine tentatrice.

Au bout de quelques jours, Bernard prit à le harceler. Bernard, lui, n’était pas abattu ; la fièvre le soulevait. Pourquoi n’emprunteraient-ils pas ? Il y avait encore cette ressource… Bernard eût fait volontiers le tour de toutes les maisons de Fougeray pour trouver les sept ou huit mille francs qui manquaient. Les raisons d’honneur de son grand-père ne lui entraient pas dans la tête ; il ne décolérait pas.

— Allez donc trouver votre ami Marcireau, ou bien Menon, ou les frères Léchelier…, ils ont de l’argent à ne savoir qu’en faire !

— Non, répondait Mazureau, je n’irai pas !

— Mais enfin, pourquoi ?

— D’abord, parce qu’ils ne me prêteraient pas un sou. Ensuite parce qu’ils ne me sont rien. On n’emprunte pas aux étrangers. Cela se sait toujours. Ce n’est pas fier ! Et j’ai l’honneur de la famille à porter…

Bernard serrait les dents.

— Cré nom ! c’est que vous ne voulez pas acheter !

Mazureau se taisait, la tête basse. Parfois il essayait d’endormir son petit-fils en lui montrant des chimères lointaines.

— Ce que je ne pourrai pas faire, tu le feras toi-même ; tu achèteras, plus tard… Rien n’est perdu puisque tu es de même volonté que moi… Tu auras l’honneur pour toi seul.

— L’honneur ! L’honneur !… Je n’aurai tout de même pas la parcelle 32… Et c’est celle-ci que je veux ! c’est celle-ci qu’il me faut !

Comme le grand-père ne cédait pas, Bernard le menaça carrément de le quitter. À la fin, Mazureau dut se soumettre ; il consentit à aller demander d’abord deux mille francs à Marcireau.

Le voisin l’écouta avec étonnement et lui répondit par de bonnes paroles d’amitié, mais de l’argent, non ! il n’en avait pas.

— Vous irez chez Léchelier le jeune ! ordonna Bernard.

— Je n’irai pas ! dit le grand-père.

Il y alla cependant. Mais Léchelier non plus n’avait pas d’argent. Or, il venait de vendre pour dix mille francs de grain… La vérité, c’était que Léchelier et Marcireau, et tous les autres, accumulaient jalousement leurs sous dans l’idée de porter un grand coup quand se présenterait la belle occasion d’achat.

Quand Mazureau rentra de chez Léchelier, il dit amèrement :

— Tu m’as fait mendier deux fois, Bernard ; c’est une faute que je n’aurais jamais pensé commettre… Ne me parle plus jamais de cette espèce d’entreprises.

Bernard comprit bien lui-même qu’il n’y avait aucun espoir de trouver de l’argent à Fougeray, mais il ne lâcha pas prise pour cela. On en trouverait ailleurs ; on irait à Saint-Étienne, à Quérelles, on irait à la ville, on irait au diable, mais on en trouverait !

Mazureau, là-dessus fit nettement rébellion.

— Tu es un peu jeune pour me tracer mon chemin ! Et moi je suis trop vieux pour me déshonorer !

Ils se querellèrent tout un jour. Quand Bernard parla de s’en aller retrouver sa mère à Nantes, le grand-père dit :

— Va-t’en donc, si tu veux ! Abandonne-moi comme a fait ton père ! Je n’en ai plus pour longtemps à être seul.

Bernard ne s’en alla point, mais le lendemain il dit au grand-père :

— Vendez au moins les bovillons…, puisque nos bêtes ne sont plus consignées, maintenant !

Mazureau fit cette folie. Il vendit, à moitié prix, ses bêtes à peine guéries, au risque de ne plus pouvoir faire ses labours d’automne.

Les bovillons partis, il ne restait plus rien à la Marnière dont on pût faire argent. Pourtant, en recevant le prix de ses bêtes, Mazureau se sentit ranimé ; l’ardeur de la lutte réchauffa encore un peu.

Bernard cherchait toujours. Il écrivit à sa mère une lettre menaçante. La mère envoya cinquante francs.

Pourquoi n’écrivait-on pas à celui de la Commanderie ? Il essaya d’en parler à son grand-père, mais, au premier mot qu’il risqua, Mazureau lui imposa silence.

Il se tut, bien décidé à agir seul. Au nom de son grand-père, il écrivit donc à Honoré. Il lui rappelait que la vente de la ferme avait lieu le 17 novembre et que les prix, vraisemblablement, monteraient. Sicot voulait la parcelle 32 ; à cause de l’incendie, il serait difficile de lutter contre lui… Si Honoré pouvait promettre d’avancer quelque argent…

Bernard, pour finir, demandait à Honoré des nouvelles de sa santé et s’il s’accoutumait à l’armée. Il souriait laidement en écrivant ces derniers mots.

Une semaine passa. Honoré ne répondit pas. On était à quinze jours de la vente ; on était aussi, visiblement, à la fin de la guerre. Cela faisait, chez ceux de Fougeray, deux grandes émotions à la fois.

Mazureau, toujours droit et raide sur les chemins, semblait las parfois, quand il entrait chez lui, et ses épaules s’affaissaient. Cependant il ne s’abandonnait pas encore complètement.

De son côté, Bernard, le front barré de rides comme un vieux, songeait, calculait, cherchait de l’argent. Il eût volé sans hésiter s’il en eût trouvé l’occasion ; tous les matins, en cachette du grand-père, il mettait de l’eau dans son lait.