La Parcelle 32/Partie 4/Chapitre 8

Librairie Plon (p. 289-293).


CHAPITRE VIII


Aux premiers beaux jours, lorsque les pluies printanières firent trêve, Mazureau entreprit de labourer la terre nouvelle des Brûlons.

Bernard y avait emmené l’areau dès le mois de février, mais, à ce moment-là, le grand-père s’était trouvé indisposé et il n’avait pas voulu que ce glorieux travail se fît sans lui. Plusieurs semaines de pluie avaient ensuite rendu la terre inabordable.

Enfin, le premier dimanche d’avril, Mazureau suivit Bernard dans la plaine et ils décidèrent de commencer le travail le lendemain matin.

Une difficulté venait de l’attelage. Ils n’avaient plus de bœufs ; or, leurs vaches, ardentes sous le joug, trop peu ménagères de leurs forces et, de plus, maladroites, se fatigueraient vite à tirer le soc dans cette terre compacte et tissée de racines.

— Il faut pourtant que nous faisions beau travail, disait le grand-père, car notre champ sera regardé. Je vais passer chez Marcireau afin qu’il nous prête sa jument que nous mettrons en flèche ».

Il alla donc prier le voisin. Quand cette question d’attelage fut réglée, Mazureau vérifia la charrue, serra les écrous, mit un soc neuf et bien acéré.

La nuit, il ne dormit guère ; dès le fin jour il se leva et réveilla Bernard.

La voix claire des coqs emplissait le courtil.

Mazureau ouvrit la porte et s’avança dans l’air frais.

— Bernard, dit-il, nous aurons le temps qu’il faut ! Hâte-toi ! Je veux que nous soyons dans la plaine au soleil levant.

Près de la grange, la charrue était prête, la flèche sur l’avant-train ; dans le demi-jour, l’oreille faisait une tache pâle.

Mazureau se dirigea vers l’étable et fit manger ses bêtes, puis il alla chercher la jument chez le voisin. Il ne sentait pas le poids de sa jambe paresseuse ; il marchait d’un pas ferme comme au temps de sa force. Passant près de la charrue, il soulevait les mancherons, faisait jouer la flèche, maniait l’aiguillon.

— Et hâte-toi, Bernard !

Bernard mangeait ; il sortit enfin de la maison.

— Vous ne voulez tout de même pas partir à jeun ? demanda-t-il à son grand-père.

Celui-ci, qui attendait à la tête de ses bêtes, répondit impatiemment :

— Viens donc !

Ils gagnèrent les Brûlons, montèrent au cimetière.

Ils avaient, depuis longtemps, tracé leur plan. Du cimetière à la route, en mordant un peu sur un de leurs anciens champs, ils pousseraient des sillons de trois cents pas.

Un bâton fiché en terre et supportant la veste de Bernard devait leur servir de point de repère pour le premier tour. Mais, quand ils mirent leurs bêtes dans la bonne direction, ils virent que le soleil se levait juste sur le point marqué ; et le grand-père dit, d’une voix exaltée :

— Droit au soleil, Bernard Mazureau !

Bernard se mit à la tête de la jument, Mazareau saisit les mancherons et, tous les deux, le front dressé, marchèrent vers la lumière naissante.

D’un bout à l’autre, ils firent ainsi trois voyages ; et Bernard dit :

— Les bêtes vont seules, maintenant…, laissez-moi prendre la charrue et labourer ; c’est mon tour !

Mazureau montra le sillon derrière lui.

— Il y a un défaut non loin d’ici ; je veux le corriger afin que tu n’aies plus qu’à suivre le bon chemin tracé.

Il reprit les mancherons. Une joie vaste emplissait sa poitrine. Il dit à Bernard qui marchait à hauteur de l’avant-train :

— Chante donc ! Je vois des gens dans la plaine. Chante ! afin qu’ils dressent l’oreille et qu’ils sachent ce que nous faisons.

Bernard prit à chanter ; sa voix sèche faisait tressaillir les bêtes ; le vent la soulevait, en chassait les éclats et les éparpillait au loin comme balles de grain.

Et Mazureau pensait :

— Gens de Fougeray, gens de Quérelles, vous tous qui travaillez par ici, arrêtez-vous et regardez vers nous ! La terre des Brûlons est revenue à ses maîtres anciens… Celui-ci qui chante, c’est mon petit-fils, le dernier des Mazureau ; il a quitté la ville en son enfance et il a pris de la force chez nous… C’est lui qui, bientôt, va porter l’honneur de la famille !

Quand ils furent de retour près du cimetière, ils s’arrêtèrent pour regarder derrière eux.

— C’est du grand travail ! dit Mazureau.

— Il n’y a pas de champs semblables autour d’ici, dit à son tour Bernard ; Honoré lui-même n’en possède pas d’aussi grands !

— Il n’en possède pas ! dit Mazureau avec orgueil. Toi, Bernard, tu feras mieux que je n’ai fait… Il y a encore de belles terres autour de celles-ci… C’est également mon désir que tu t’agrandisses du côté des Jauneries.

Bernard pensa que c’était beaucoup parler et que le travail n’était pas fini. Il s’approcha de la charrue.

— Cette fois, dit-il, c’est mon tour !

Le grand-père lui remit les mancherons et dit :

— Va, maintenant ! Bernard Mazureau, laboure ton champ !

Le jeune gars poussa l’areau et les bêtes démarrèrent.

Le grand-père fut un instant immobile à regarder la terre s’ouvrir. L’émotion le serrait à la gorge et lui piquait les yeux ; ses jambes se mirent à trembler. Il passa dans le cimetière et s’assit.

Le jeune gars s’en allait vers le soleil levant, d’une belle allure régulière. Arrivé à la route, il fit tourner ses bêtes avec sûreté et l’attelage remonta.

Le grand-père murmura :

— Mazureau, laboure ton champ !

Il se leva soudain, se rassit, se leva encore… Il se sentait ivre ; une paresse étrange coulait en ses membres ; il lui semblait qu’un bourdonnement infini emplissait sa poitrine, emplissait sa tête, emplissait le monde.

Bernard revenait. Mazureau voulut s’avancer vers lui ; il voulut l’appeler ; il souhaita obscurément traverser la plaine, encore une fois, à côté de son petit-fils. Mais ses jambes n’obéissaient plus et ses lèvres jouaient sans qu’il s’en rendît compte.

— Mazureau, laboure ton champ ! Mazureau, laboure !…

Déjà Bernard était passé ; il redescendait vers le soleil.

Appuyé des deux mains sur une tombe, Mazureau vit une large goutte de sang s’étaler sur la pierre blanche ; ses bras fléchirent.

Il comprit que la mort venait pour lui. Se redressant d’un immense effort, il cria :

— Bernard, à moi !

Puis ses yeux s’élargirent, reflétèrent une dernière fois toute la terre d’amour et il s’écroula, à la place qu’il s’était marquée, près de Mazureau le Riche.

Bernard entendit bien un cri derrière lui ; mais il ne prit pas le temps de se retourner, car le travail n’allait pas assez vite, à son gré. Penché sur l’areau, il avait saisi l’aiguillon et il poussait ses bêtes d’un poing barbare.



FIN