La Parcelle 32/Partie 3/Chapitre 1

Librairie Plon (p. 199-223).

TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER


Bernard avait entendu toutes les paroles de son grand-père, mais celles d’Honoré lui avaient échappé. Quand il comprit que les sept mille francs avaient été là, sur la table, et que son grand-père les avait repoussés avec dédain, la colère le secoua si fort qu’il ne put rien dire sur le coup. Il siffla son chien et, la gorge serrée, il s’en alla, laissant le vieillard seul devant sa table servie.

En réfléchissant à cette affaire, il sembla à Bernard que son grand-père était devenu subitement fou. Il revint à la maison, se fit de nouveau expliquer les choses.

— Il avait apporté les sept mille francs…, mais il ne voulait pas vous les prêter ?

— Si ! il voulait me les prêter quand même.

— Alors, c’est qu’il désirait autre chose en échange ? Il vous demandait un trop fort intérêt ?

— Non ! Il n’a pas été question de cela.

Bernard regarda son grand-père, attentivement.

— Pourtant, vous ne les avez pas pris… Pourquoi ?

Mazureau hésita ; ces raisons d’honneur, très confuses en lui, mais fortes cependant comme sa vie même, il ne savait comment les expliquer clairement maintenant que son exaltation était tombée.

— Je ne pouvais pas !… On n’emprunte pas aux étrangers…, on ne fait alliance qu’avec son égal.

— Mais tout le monde emprunte…, à n’importe qui !

— Non ! pas chez nous…, rappelle-toi cela… Un Mazureau ne s’humilie pas de la sorte…, ce n’est pas fier.

Voyant que son petit-fils ne comprenait pas et le regardait avec des yeux étonnés, il ajouta :

— Et puis, je suis vieux…, je puis mourir bientôt…, je ne veux pas te laisser de dettes.

Bernard se dressa sur son banc, les poings serrés, la figure ardente.

— Vous ne voulez pas me laisser de dettes ? Je les paierais, les dettes, aussi bien que vous ! Dites donc plutôt que vous ne voulez pas me laisser de biens !… Comment achèterons-nous la parcelle 32 ? Comment l’achèterons-nous ? Y avez-vous seulement pensé à la parcelle 32 ?

Mazureau baissait la tête.

— Que veux-tu ? La malchance est sur nous !

— Alors, vous ne voulez pas l’acheter ? Nom de nom ! Dites-le, que je vous entende bien.

Le grand-père lui mit la main sur l’épaule.

— Apaise-toi, nous l’achèterons quand même, nous l’achèterons sans aide, ce sera plus beau !

Mais l’agitation de Bernard ne tomba pas facilement. Ils discutèrent longtemps.

Ils étaient tous les deux de ceux qui ne cèdent jamais, qui ne plient jamais, qui luttent jusqu’au bout, pied à pied, sans toujours bien distinguer le possible. L’âpre volonté de son petit-fils rasséréna Mazureau ; il finit pas se persuader lui-même qu’il arriverait au but malgré tout.

— Bernard ! Nous l’achèterons !

Bernard réfléchissait.

— Quand nous l’aurons achetée, faudra-t-il que je partage encore avec tante Éveline ?

— Ne parle plus de tante Éveline ! dit Mazureau.

— Elle ne reviendra pas ?

— Non !

Bernard montra la table encore servie.

— Mais qui va donc nous faire la soupe à présent ?

— Écris à ta mère que nous avons besoin d’elle… Qu’elle vienne tout de suite.

Bernard secoua la tête.

— Elle ne voudra pas, dit-il !

Il écrivit cependant le soir même. Il écrivit nettement, selon sa manière qui était arrogante et sans détours. Il ne priait pas, il ordonnait et il faisait valoir ses droits d’orphelin de guerre.

La bru vint trois jours plus tard. Elle occupait à Nantes une place de vendeuse dans une grosse boucherie. Elle devait prendre huit jours de repos vers la fin d’août ; la lettre de Bernard lui fournit l’occasion de demander son congé un peu plus tôt.

Elle partit donc de Nantes un matin, passa toute la journée dans un wagon à moitié démoli qui démarrait, s’arrêtait, revenait et tamponnait si dur qu’à chaque coup il chavirait les voyageurs. Débarquant à Quérelles au crépuscule, elle arriva à Fougeray à nuit noire. Son premier mot fut :

— Quel pays de sauvages !

Exténuée, elle prit à peine le temps d’embrasser Bernard et le grand-père, but trois ou quatre verres d’eau fraîche et s’en fut se coucher dans le lit d’Éveline.

Le lendemain, elle parla.

Premièrement, sur l’affaire d’Éveline. Elle déclara sans se gêner que sa belle-sœur n’était pas la première fille qui eût fauté et que des barbares seuls pouvaient lui en faire un si grand crime. Elle se promit d’ailleurs d’aller chercher Éveline et de la ramener à la Marnière. Mazureau laissa dire.

Elle conta ensuite ses propres affaires. Elle gagnait bien sa vie. Habitant en famille, avec sa mère et sa sœur, elle pouvait, avec sa rente de veuve, faire des économies, sans se priver pourtant de ce qui lui plaisait. Elle comptait prendre plus tard un petit commerce.

Elle fit le projet d’emmener son fils avec elle ; dans l’état de boucher, on pouvait se faire, à Nantes ou ailleurs, une jolie situation. Bernard haussa les épaules.

— Puisque tu as de l’argent d’économie, dit-il, il faudra que tu nous le prêtes.

— Ah ! bien non, par exemple ! J’en aurai besoin si je veux m’établir.

Il la regarda de côté, les dents serrées. Comme elle lui rabattait le bord de son chapeau, disant :

« Tu as l’air tout à fait pésan ! » il lui jeta hargneusement :

— Dis donc ! les pésans valent bien les autres ! Je pense qu’ils valent bien les coupeurs de charognes.

Elle voulut le questionner. Pourquoi avaient-ils besoin d’argent ? Que voulaient-ils faire ? De l’argent, il devait y en avoir chez tous les croquants puisqu’ils vendaient leurs produits au poids de l’or…

Mazureau ne répondit rien, sachant bien qu’elle ne comprendrait pas. Mais Bernard dit avec orgueil :

— C’est que nous voulons nous agrandir.

— Vous agrandir ?

— Oui… Nous voulons acheter du bien… des terres…, des champs, si tu veux, puisqu’il faut tout t’expliquer.

Elle leva les bras, les laissa retomber, partit d’un bel éclat de rire.

— C’est pour cela que vous me demandez mon argent ? En quel pays vivez-vous ? Vous ne savez donc rien ?

Elle leur montra leur ignorance. Les riches vendaient, eux, pour mieux placer leur avoir. Ils n’étaient pas fous, sans doute !

Pour l’exemple, elle supposa mille francs en argent, puis mille francs placés en terre, compta le rapport, recompta, fit la preuve… C’était clair !… On perdait, en achetant des terres, tout ce qu’on voulait. Elle les considérait avec pitié, surprise de les trouver si naïfs.

— Vous feriez bien mieux de vendre ce que vous avez, mon beau-père…, et de vous établir fermier

Ils se regardèrent et tous les deux parlèrent en même temps.

— Vos raisons sont celles d’une femme de ville, dit Mazureau.

— Ne parle pas de nos affaires ; tu n’y connais rien, dit Bernard.

Elle n’insista pas, sûre d’avoir raison. Elle se plaignit de son voyage pénible, conta l’embarras d’une vieille croquante qui n’avait jamais pris le train.

À la fin, elle sortit son mouchoir et pleura son mari.

Eux, s’en allèrent travailler, l’un contre l’autre, du même pas allongé qui les soulevait en mesure.

Pour le premier repas qu’elle leur servit, ce fut tout un tralala. Elle vivait assez mal chez elle, mais, avant son mariage, elle avait été cuisinière dans de bonnes maisons et elle tenait à montrer son savoir-faire.

Ils la trouvèrent en tablier blanc avec des frisettes et de la poudre de riz. Elle avait acheté des huîtres à un marchand passager, mis du vin dans une bouteille, de la piquette dans une autre, de l’eau dans une carafe et, dans le pichet à la boisson, un bouquet d’œillets et de passe-roses. Le pain était coupé d’avance en tartines minces et elle avait également préparé de belles tranches de beurre dans un petit plat.

Ils s’assirent un peu saisis. Devant eux, il y avait deux assiettes, l’une dans l’autre ; la cuiller manquait.

Bernard repoussa le bouquet.

— Ça pue ! grogna-t-il.

— Apportez-nous la soupe, dit Mazureau.

Elle s’excusa ; il n’y avait pas de potage : le temps lui avait manqué et aussi la viande.

— J’ai préparé une volaille, dit-elle ; à défaut de bœuf, vous vous en contenterez…, mais ce sera pour ce soir. Pour un bon pot-au-feu, il faut au moins sept heures.

Ils mangèrent les huîtres, puisqu’elles étaient ouvertes maintenant ; ensuite ils ébréchèrent une grande omelette. Quand elle leur apporta à chacun une épaisse et longue tranche de jambon, Mazureau devint rouge et Bernard jura.

— Cré nom !

La bru s’affairait, contente d’elle-même. Elle leur brassa un fromage frais entier avec du sucre et de la crème — un fromage qu’Éveline eût vendu trois francs ! — Ils refusèrent de le manger avec une petite cuiller, comme elle les y invitait. Se coupant un épais quignon, ils étendirent dessus une couche mince de fromage et se levèrent de table.

— Que faut-il prendre à la boucherie ? demanda la bru.

— Il n’y a point de boucherie ici, répondit Mazureau.

— Alors, comment faites-vous ? où prenez-vous la viande ?

— Nous n’en mangeons pas, dit Bernard ; nous ne faisons pas comme les gens de ville qui passent leur vie à table et ne se gardent pas un sou.

Elle les regarda, étonnée. Elle n’était pas au courant de leur vie, n’étant venue que rarement à Fougeray.

Mazureau expliqua, le plus doucement qu’il put :

— De la viande de boucherie, nous en avons quelquefois ; nous en prenons à la ville, quand il faut… Ne vous donnez pas tant de soucis pour notre manger. Veillez bien à la maison, donnez du grain aux volailles et ne vous tracassez pas du reste… Pour nous, c’est toujours assez bon.

Il montra la table, les plats à peine entamés, la marmite où cuisait une poule pour le souper.

— Nous avons ici tout ce qu’il faut pour quatre jours, dit-il.

— Ils sont devenus sauvages ! pensa-t-elle en sa petite tête étroite.

Et elle se tut, ne voulant pas discuter avec ce pauvre vieux.

Dans la soirée, elle alla questionner une voisine.

Ayant appris qu’Éveline était à la Baillargère, elle prit son chapeau, son ombrelle et s’en fut rendre visite à l’oncle Sicot. Il se trouvait chez lui, justement. Ce fut à lui surtout qu’elle parla parce qu’il lui sembla plus civilisé que les autres.

Il lui fit un petit bout de conduite quand elle sortit.

— Je veux arranger l’affaire d’Éveline, disait-elle d’un air entendu. Je suis venue tout exprès.

— Vous ferez ça, ma nièce ! Il n’y a que vous pour le faire !

— Mon beau-père est rude et il a des idées que les autres n’ont pas.

De son index pointé, elle montra son front.

— Il doit avoir quelque chose là !

— D’accord ! fit Sicot.

— N’est-ce pas ? Vous l’avez remarqué aussi ?…

Il ne boit ni ne mange et la raison s’en va… Si je vous disais qu’il veut acheter, lui, maintenant, à l’heure où les autres vendent !

Sicot s’esclaffa.

— Il veut acheter ? Lui ? Ce n’est pas vrai, ma nièce ?

— Il m’a demandé de l’argent…, ainsi ! Mais mon argent, où il est, je le trouve bien !

Elle acheva d’un ton de mystère :

— Il est à la banque !

— Ah bien !… oui, alors, ma nièce !… S’il est à la banque !

Elle se rengorgea et partit contente. Sicot la rappela :

— Ma nièce, dites donc à Mazureau que je lui en prêterai de l’argent, s’il veut acheter… Pour lui remettre les esprits, je ferais tout !

— Je le lui dirai.

— Vous êtes bien bonne, ma nièce ! Je ferai ça pour lui… huit, dix mille francs…, ce qu’il voudra.

Elle arriva à la Marnière en même temps que Bernard et Mazureau qui venaient prendre leur collation.

— Je viens de la Baillargère, dit-elle.

Ils firent ensemble :

— Ah !

Et ce fut tout.

Bernard alla chercher le fromage et une tête d’ail. Ils firent une graissée légère sur un chanteau de pain et mangèrent à leur aise, solidement.

Elle les chapitra là-dessus. Dans toutes les maisons où elle était passée, on mangeait à six heures et demie ou sept heures ; à quatre heures, on ne prenait qu’une petite collation, et encore cela ne se faisait pas partout.

— Nous sommes des pésans, nous autres ! ricana Bernard entre deux bouchées.

Mazureau dit de nouveau qu’il ne fallait point se tracasser pour leurs repas. Comme elle pouvait voir, ils n’étaient pas difficiles à contenter.

— Nous mangeons à quatre ou cinq heures en cette saison ; nous prenons encore un bout avant de nous coucher.

Elle ne voulut point en avoir le démenti.

— On ne mange pas à quatre heures, on ne mange pas à la nuit ; on dîne à sept heures ! à sept heures !

Dès qu’ils eurent le dos tourné, elle se mit au travail. Et à sept heures, exactement, bien qu’elle sût parfaitement qu’ils ne viendraient point, elle servit le dîner : potage, bouilli, salade, haricots verts, fraises à l’eau-de-vie. Elle l’eût servi en plein désert.

Un peu avant la nuit, comme ils revenaient pour s’occuper des bêtes, elle marcha au-devant d’eux, en tablier blanc.

— Voici une heure et demie que mon dîner attend.

— Ma bru, vous êtes aussi têtue que moi ! constata Mazureau avec une sorte d’admiration.

Tout de même, cela ne pouvait pas durer ainsi. Il l’attira à l’écart pour lui parler une bonne fois, raisonnablement. Mais elle lui tint dédaigneusement tête sur la question des repas ; et il céda. Il céda en recommandant pourtant le ménagement.

Il ne voulait pas la brusquer. Cette histoire d’argent dont elle avait parlé le matin leur avait fait dresser la tête, à Bernard et à lui. Ils avaient comploté on travaillant. Mazureau ne croyait pas beaucoup à ces grandes économies et, en tous les cas, il eût préféré s’en passer. Mais Bernard avait tenu ferme, disant qu’il ne s’agissait pas là d’un emprunt, qu’il avait sa part là dedans et que son droit était d’en profiter.

— Vous vous habituerez avec nous, ma bru…, vous verrez que tout ira bien.

Elle le regarda, la tête penchée et l’œil rond comme une poule inquiète.

— Pensez-vous donc que je vais rester dans votre pays perdu ? demanda-t-elle.

— Je l’avais espéré ! dit Mazureau sans insister davantage.

— Cela, non ! jamais ! Je suis venue passer quelques jours chez vous, pour vous rendre service…, surtout pour vous remettre avec Éveline envers qui vous vous êtes très mal conduit.

Il ne releva pas le propos et elle continua avec un sourire indulgent :

— Vous n’avez tout de même pas cru que j’abandonnerais ma position pour venir m’enterrer à Fougeray ? Allons, voyons !… Tous les services que vous voudrez, mais pas ça !

Mazureau poussa droit :

— Il y a un service que vous pourriez nous rendre à défaut de celui-ci.

— Quoi donc ? fit-elle.

— Vous avez de l’argent placé, dites-vous… Si vous vouliez me le confier, je l’emploierais selon les intérêts de Bernard.

— Vous achèteriez des champs ?

— Ce serait mon bonheur et celui de votre fils… le vôtre aussi, si vous changiez d’idée plus tard.

Elle sourit encore, frappa doucement sur le bras de Mazureau comme sur celui d’un enfant déraisonnable.

— Mais cela n’a pas de bon sens ce que vous dites là ! Je vous l’ai expliqué ce matin…

Il s’impatienta.

— Voulez-vous nous le confier ? C’est oui ou c’est non ! Je ne vous demande pas autre chose.

— Si vous y tenez tant à cette affaire, après tout, vous trouverez de l’argent ailleurs que chez moi…. L’oncle Sicot vous en prêtera.

— Sicot ?

— Oui ! Il me disait tantôt que si vous vouliez acheter, il vous avancerait bien huit ou dix mille francs…, même davantage !

— Il ne vous a pas dit que vous étiez folle, en même temps ? Non ? Eh bien ! il l’a pensé !

Le lendemain, ils se brouillèrent complètement.

— Je m’en vais tout de suite, déclara-t-elle en pleurant de rage, et j’emmène mon fils ! Je veux qu’il apprenne un métier au lieu de s’abrutir dans ce pays de sauvages !

Alors Bernard entra en jeu.

Il commença par dire, d’une voix très calme :

— Ah oui !… Comme ça, tu veux m’emmener ! Tu veux que je sois boucher, à débiter des bêtes crevées !… Tu parles bien !… As-tu le droit de parler ?

Elle le regarda, suffoquée.

— Je suis orphelin de guerre…, j’ai la loi pour moi… Un métier, dis-tu ? Je l’ai choisi, mon métier, et je n’ai pas besoin qu’on me l’apprenne… Je veux rester ici et être mon maître… Ce n’est pas toi qui m’en empêcheras !

Elle vint sur lui, la main levée ; mais il lui rabattit le poignet et la repoussa rudement.

— Méchant galopin ! cria-t-elle, je te ferai emmener par les gendarmes !

— Moi ! moi !

De sa main ouverte, il se frappait sur la poitrine.

— Moi ! Tu me feras emmener par les gendarmes !… Tu crois que j’ai peur ? Mon père, il n’avait pas peur des Boches, et moi aussi, je ne crains personne !… Je suis chez moi, ici… Nom de Diou ! amène-les donc, tes gendarmes !

Mazureau intervint.

— Tais-toi, Bernard ! dit-il.

Mais le petit gars était lancé et ne se contenait plus.

— T’as le droit de parler, toi ? C’est-il toi qui m’as élevé ? À présent que j’ai besoin d’argent pour mes affaires, c’est-il toi qui vas m’en donner ? En as-tu, d’abord de l’argent ?… T’as pas le sou, veux-tu que je te dise… T’as tout mangé…, ta paye, ton allocation, ta rente, tout !… Et la mienne, ma rente, qu’en as-tu fait ? C’est-il pour moi que tu l’as employée ?

Il continua, à tue-tête :

— Je suis orphelin de guerre…, et puis pupille de l’État… Faut pas essayer de me faire peur, dis donc, avec tes gendarmes !… C’est pas tout ça ! T’as touché pour moi depuis quatre ans ; tu me dois de l’argent !… et tu me le donneras ! Tu me le donneras !… Je travaille, moi, et encore je ne touche rien… Tu crois qu’ils vont te payer toujours comme ça à ne rien faire et à gourmandiser ?… Je veux mon droit ou bien je te fais enlever ta rente. Je n’en ai pas pour longtemps à écrire au Gouvernement.

Il tremblait d’une colère insensée ; sa lourde mâchoire faisait durement saillie.

— Tu veux t’en aller ? Eh bien ! qu’attends-tu ? Mais tu me dois plus de mille francs et tu me les donneras, sache-le bien !

La bru prit son chapeau, son ombrelle, son sac.

— Il ne faut pas être fâchée, dit Mazureau ; revenez quand cela vous fera plaisir.

— Oui ! oui ! dit-elle en s’en allant.

Elle n’était pas seulement fâchée : elle avait peur !

Quatre ou cinq jours plus tard, elle recevait des bureaux une lettre marquée de cachets à tous les coins où on lui demandait quelques explications. Elle répondit tout de suite et très longuement, pour bien faire. Et sans perdre de temps, elle envoya neuf cents francs à Mazureau.

Elle ne possédait pas un sou de plus.

Bernard alla avec son grand-père toucher les neuf cents francs au bureau de poste. Ce fut lui qui les prit au guichet, les compta et les mit en poche ; puis il revint les placer dans le tiroir, non point tout à fait avec l’argent du grand-père, mais à côté, dans une liasse à part.

Ce fut lui également qui, ce jour-là, mena le travail.

Dans la soirée une inquiétude nouvelle vint l’assaillir.

— Nous sommes dans la plaine à travailler, dit-il à son grand-père et il n’y a personne chez nous… Il serait facile de nous voler.

— Les portes ferment bien, répondit Mazureau, et les voisines ne sont pas loin.

Mais Bernard lui opposa les nouvelles des journaux, cita le cas d’un paysan de Vendée dont tout l’avoir avait été volé pendant qu’il bêchait son jardin, à vingt mètres de sa maison. Le grand-père fut ébranlé, sans cependant consentir à l’avouer.

Ils rentrèrent plus tôt qu’à l’habitude. Bernard allongeait le pas ; quand il ouvrit l’armoire et regarda au fond du tiroir, son grand-père ne se trouva pas loin de lui.

— Il n’est pas possible de laisser cet argent ici, dit Bernard.

— On pourrait le placer dans une paillasse, conseilla Mazureau.

Belle idée, vraiment ! Autant valait prendre le voleur par la main ! Bernard ne voulut se fier qu’à lui-même. Il chercha longtemps une cachette.

Il finit par creuser à la pioche un grand trou dans un coin de la grange. Il y plaça un pot de grès dans lequel Mazureau déposa ses papiers enveloppés dans un mouchoir ; Bernard mit ensuite ses neuf cents francs, puis il alla fouiller dans le tiroir d’Éveline et rapporta tout l’argent qu’elle avait laissé.

Quand il eut posé le couvercle, il le couvrit de terre qu’il égalisa et battit avec une pelle.

— Maintenant, dit-il, nous pouvons nous en aller en toute tranquillité.

— Et nous l’achèterons ! acheva-t-il fermement.

— Nous l’achèterons ! répéta le grand-père comme un écho.

Un même orgueil leur gonfla la poitrine ; orgueil de solitaires qui ne sollicitent qu’à regret l’aide d’autrui.

Tout le monde les abandonnait ; eh bien, c’était mieux ainsi !

Ils avaient décidé de se passer de cuisinière ; décidé également de ne pas remplacer Honoré qui ne venait plus chez eux.

Ils se partagèrent le travail.

Pour la besogne d’homme, il ne se présentait pas de difficultés nouvelles ; il n’y avait qu’à travailler plus fort et plus longtemps. Mais, à la maison, ils tâtonnèrent. Bernard, qui avait d’abord refusé de s’occuper des repas, dut s’y mettre cependant tant la maladresse du grand-père était grande. Il soigna également les bêtes de la basse-cour, fit cailler tant bien que mal le lait de la chèvre, se risqua à fabriquer des fromages. La part du grand-père fut de traire les vaches et de faire le pain.

Tout cela se faisait le matin de bonne heure, ou le soir, à la tombée de la nuit, très vite.

On était en pleine moisson. Privés de l’aide d’Honoré sur laquelle ils avaient compté, ils peinèrent à suivre le mouvement des autres et leur récolte fut la dernière sur pied.

Quant à Honoré, on ne le voyait plus dans la plaine. Bernard s’informa : le gars ne travaillait nulle part, sauf chez lui, peut-être…, et encore personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu à la Commanderie, un outil en main.

— Que peut-il faire ?… Pourquoi ne vient-il plus ici ? Il est toujours inscrit à la mairie comme devant travailler pour nous.

— Nous arriverons bien sans lui, disait Mazureau.

— C’est entendu… N’empêche qu’il doit travailler, il est sursitaire pour ça… S’il ne veut rien faire, qu’on l’emmène ! Un de ces matins, les gendarmes vont tomber chez lui…

— Laissons-le tranquille ! insistait Mazureau ; sa conduite envers nous a été plus belle que je ne l’aurais espéré… Il est peut-être malade, au surplus.

Entre ses dents, Bernard murmura :

— S’il est malade, qu’il crève ! mais, en attendant, les gendarmes vont le secouer.

Les gendarmes ne s’occupèrent point d’Honoré, mais un militaire gradé vint bien à Fougeray tout exprès pour lui. Les gens contèrent qu’Honoré s’était dit malade, mais que le militaire lui avait adressé une semonce très sévère et un avertissement. Certains prétendirent qu’Honoré, pour se tirer d’affaire, avait donné une forte pièce. Les personnes jalouses ne manquaient pas à Fougeray.

Honoré reparut dans la plaine ; on le vit travailler tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, au hasard du besoin, mais non point régulièrement. Et il ne revint pas à la Marnière.

Mazureau et Bernard durent terminer seuls leur moisson. À chaque instant, quelque difficulté nouvelle les accrochait.

Leur première mésaventure fut une fâcherie avec la femme qui, tous les matins, avait la complaisance de donner leur lait au laitier. Bernard ayant épluché de trop près le compte de la beurrerie ne sut pas cacher ses doutes devant la voisine et elle l’envoya promener. Il fallait cependant bien donner le lait ; trente litres à dix-sept sous ne se jettent pas journellement au ruisseau quand on a des rêves de grandeur… Bernard dut revenir des champs au passage du laitier.

Il y eut en même temps des catastrophes dans la basse-cour ; une couvée de poulets se noya ; les rats dévorèrent de jeunes lapins.

Enfin il fallut laver…

Ils firent un soir le compte de leurs pertes ; elles dépassaient cent francs pour quinze jours.

— Voici bientôt le temps des batteries, dit Mazureau ; nous allons être obligés, bien souvent, de partir tous les deux à la fois pour travailler chez les voisins ; il faut absolument mettre quelqu’un chez nous.

— Il le faut, dit Bernard ; mais qui donc pourrons-nous trouver ?

Ils firent, par la pensée, le tour de Fougeray. Ni l’un ni l’autre ne s’arrêta une seconde à l’idée de prier Éveline. Il y avait au village deux femmes d’âge, à peu près inoccupées et vivant seules, on ne sait comment, au prix d’incroyables privations. Mazureau alla chez elles et fit ses offres ; elles refusèrent et le prirent même de haut, n’étant pas, Dieu merci ! dans la position de s’en aller servantes… Mais l’une d’elles indiqua au village de Saint-Étienne une femme dans le besoin et que le travail n’effrayait pas.

Mazureau fit donc le voyage de Saint-Étienne ; il trouva, dans une cabane fort mal meublée, une bonne femme très accueillante et très gaie. Il lui fit la proposition de la gager à l’essai pendant un mois et elle accepta tout de suite.

Dès le lendemain matin, elle vint s’installer à la Marnière.

Elle s’appelait Francille, avouait soixante ans et n’avait eu que des malheurs. Elle conta ces malheurs à Mazureau et à Bernard pendant qu’ils déjeunaient. Elle s’était mariée deux fois, très mal, avec de méchants maris qui la battaient. Ses enfants étaient morts ou avaient mal tourné ; elle était servante depuis longtemps, bien qu’elle eût, en sa jeunesse, porté des robes de soie et porté chapeau. Elle avait fait vingt-cinq ou trente places, beaucoup plus de mauvaises que de bonnes.

— J’en ai tant vu ! J’en ai tant vu ! répétait-elle à chaque instant.

Elle disait cela sans soupirs ni gémissements, mais, au contraire, avec un sourire malin et glorieux.

Elle avait passé par tous les pays ; elle savait tout faire ; elle connaissait la cuisine, le blanchissage, la couture, le travail fin, le travail de force, le diable et son train.

Bernard la trouvait très drôle avec sa poitrine plate, ses petits yeux aux paupières plissées et son nez violet, étonnamment pointu.

Il lui fit recommencer l’histoire de son premier mari qui avait fini dans un ruisseau.

— Oui, mon petit gars mignon…, il était tellement saoul ! hi ! hi ! hi !… Il est tombé, la figure en bas dans un petit rivolet… Il n’a pas pu se relever… Il s’est noyé… Hi ! hi !… il s’est noyé sans se mouiller les cheveux.

— Ce n’est pas possible, voyons ! C’est qu’il aura trop bu à ce ruisseau !

— De l’eau ! Il n’en buvait jamais ! Non ! Non ! Il s’est noyé… J’ai vu ça, mon petit gars mignon… hi ! hi ! hi ! J’en ai tant vu !

Bernard regarda son grand-père.

— Elle est un peu folle ! chuchota-t-il ; il ne faudra pas la payer.

Elle n’était point si folle cependant, puisqu’elle demanda, sur son travail, toutes les explications qu’il fallait. Elle se fit montrer la chambre d’Éveline, le cellier, le fournil, le grenier, la basse-cour et la porcherie ; elle saurait ensuite se débrouiller toute seule, du premier coup. Elle en avait tant vu !

Quand ils revinrent, le soir, de chez un voisin où ils étaient allés battre, les bêtes étaient pansées, les vaches traites et la maison en ordre.

Seulement, la vieille chantait ! Assise à la table, avec, dans son tablier, des pois qu’elle écossait, elle poussait la faridondaine ; sa tête allait au saut et son nez pointu semblait picoter les grains dans un plat, devant elle.

— C’est-il la dernière que vous avez apprise, celle-ci ? dit Bernard. Vous devriez me la copier,

— Oui, mon petit gars mignon… J’en sais tant ! Et des belles !

Et turlurlu ! et tradéridéra !

Mazureau s’approcha d’elle on fronçant les sourcils.

— C’est bon pour ce soir ! dit-il ; nous voulons dormir, allez vous coucher aussi… et que cela n’arrive plus !

Elle passa dans la chambre d’Éveline en titubant.

— Vous avez eu la main heureuse, dit Bernard ; celle-ci se saoule, à présent !

Ils se couchèrent, harassés ; mais, dans l’autre chambre, la vieille devait faire des tours, glisser des pas de danse en fredonnant une gavotte.

— Vous tairez-vous, vieille folle ? cria Bernard.

— Oui, mon petit poulet mignon ! J’en ai tant vu !

— Vous en avez tant bu…, que vous voulez dire ! Attendez un peu, mère d’arsouilles !

Mazureau parla de se lever et de la jeter à la porte. Elle finit quand même par se coucher et ils l’entendirent qui ronflait, qui ronflait drôlement, mêlant des grognements sourds à de longs miaulements déchirants.

Le lendemain matin, elle était debout avant eux. Comme ils devaient encore s’en aller tous les deux, ils ne la chassèrent point. Ils se contentèrent d’emporter la clef du cellier. Elle fit encore leur besogne recta ; à leur retour elle les reçut gaiement, bien qu’elle n’eût point bu.

— Attendons un peu ! pensèrent-ils, puisqu’elle travaille…

Le jour suivant elle s’enivra à rouler ; ils se demandèrent par quel sortilège ! Mais elle avait trouvé le moyen de faire cinq fromages avec un demi-litre de lait de chèvre…, surtout, elle avait commencé une lessive, on ne pouvait pas la chasser avant qu’elle l’eût terminée.

D’ailleurs Bernard découvrit dans un placard une bouteille d’eau-de-vie ; il cacha la bouteille et Francille fut sobre pendant quarante-huit heures. La semaine passa et, le dimanche matin, Mazureau donna liberté à la vieille pour toute la journée.

Elle partie, ils visitèrent la maison.

Il n’y avait pas de désordre ; rien ne manquait. La Francille s’ivrognait, mais elle travaillait bien et n’était pas voleuse. De plus, elle ne mangeait presque pas.

— Il faut la garder quand même ! dit Bernard.

Et Mazureau dit aussi :

— Il faut la garder !

Mais tout à coup, il jura. Il venait de prendre sa tabatière sur la cheminée et la tabatière était vide ! Il avait mis là, précieusement en dépôt, le reste du tabac qui lui venait d’Honoré ; il y puisait chichement deux ou trois fois par jour.

— Elle n’en a pas laissé une miette ! Rien ! Je ne veux plus voir cette femme chez nous.

Bernard le raisonna, mais le grand-père fut long à s’apaiser.

— Elle ne s’est enivrée que trois fois, disait Bernard, et elle n’a rien mangé. La nourrir en huile ou en coton, qu’est-ce que cela nous fait ?… Et puis, elle est sorcière !

Il alla chercher les paniers aux fromages ; ils étaient pleins ! la vieille avait trouvé le moyen de faire vingt-cinq fromages pendant la semaine alors qu’Éveline n’en obtenait que cinq ou six, malaisément.

— Elle a mis du lait de vache ! gronda Mazureau. Ils regardèrent leur carnet de beurrerie ; il portait vingt litres de plus que la semaine précédente.

— Elle est sorcière ! dit Bernard, il faut la garder.

Ils la gardèrent. Bernard prit l’habitude de lui donner tous les jours une raisonnable ration de vin.

— Tenez, disait-il, avec cela, faites-nous beaucoup de fromages.

— Oui, mon joli gars ! Je prends les intérêts de mon maître… J’en ai tant vu !

Mazureau ne lui pardonnait pas l’affaire du tabac. Il la surveillait. Il tomba sur elle, un matin, un peu avant le passage du laitier, au moment où elle baptisait largement son lait. Il se soulagea à belle voix.

— Que faites-vous là, échappée de galères ?

Elle avait déjà bu ; elle ne se troubla point, mais cligna de l’œil, d’un air malin.

— Je travaille pour mon maître… Eh ! mon ami !… Je suis chambrière à prospérité.

Mazureau appela Bernard.

— Viens la voir, cria-t-il ; elle nous fera aller en prison ! Si le contrôleur était passé ces jours derniers, le déshonneur serait sur nous !

Bernard murmura :

— Elle nous aurait fait gagner trois cents francs par mois…

Mais le grand-père reprit sévèrement :

— Tais-toi ! Je ne mange pas de ce pain-là… Et les miens non plus, n’en mangeront pas de mon vivant… L’argent n’est rien…, il n’y a que l’honneur ! Jette-moi ce lait dans la cour !

Bernard saisit le seau qu’il retira vivement en arrière.

— Par exemple, dit-il ; le jeter !… Elle en fera des fromages.

Cette fois encore, la vieille resta, grâce à Bernard. Ils finirent par s’entendre à merveille tous les deux. Craintive devant Mazureau, la vieille bavardait avec le petit gars. Lui, la tutoyait.

— Comment fais-tu pour vivre sans manger, Francille ?

— Je bois le lait de la chèvre, mon grand mignon !… C’est pour m’adoucir… J’en ai tant vu !

— Tu bois le lait de la chèvre ! Alors tu es le diable : tu fais dix fromages par jour !

— C’est avec du petit-lait, cher ange…, du petit lait bien sale, bien puant… Les gens de la ville, ils n’y connaissent rien !… Il n’y a pas de contrôleurs pour les fromages…

— Tu pourrais en faire cent par semaine ?

— Que je vendrais quarante-cinq sous à la ville, mon cher mignon, quarante-cinq sous dans les bonnes maisons.

Elle fit claquer sa langue.

— Les gros riches, ils aiment les bons fromages blancs à la crème…, les bons La Mothe au lait de chèvre…, goûtez-moi ça, belle madame !… C’est très sain pour les malades ! hi ! hi ! hi !

— Eh bien ! tu iras à la ville…, un jour par semaine si tu veux…, et tu rapporteras de l’eau-de-vie pour toi.

— J’en rapporterai, mon joli gars…, mais faut pas le dire… hi ! hi ! faut pas le dire !

La vieille, dès lors, travailla en grand. Elle vendait des fromages à tous les marchands passagers et il en restait pour porter au marché.

Mazureau devina bien ce nouveau tour et il tempêta encore une fois. Bernard lui tint tête ; il y en avait bien d’autres, après tout, qui utilisaient aussi richement leur petit-lait ! Et n’était-ce pas assez bon pour les fainéants de la ville ? Surtout il fallait acheter les Brûlons…

Francille put se livrer à ses tripotages en toute tranquillité. D’autre cuisine, elle n’en faisait pas. Bernard et son grand-père mangeaient sur le pouce, ce qu’ils attrapaient — parfois du fromage de petit-lait, comme les autres.

Presque tous les soirs, la vieille s’enivrait joyeusement. Bernard lui faisait largesse. Un jour qu’elle s’était surpassée, faisant vingt-cinq fromages avec un verre de lait frais, il lui donna un cornet de tabac volé à son grand-père.