La Parcelle 32/Partie 3/Chapitre 2

Librairie Plon (p. 224-229).


CHAPITRE II


Éveline vivait, à la Baillargère. Elle s’y était réfugiée d’un élan instinctif, en sortant de chez elle. Quand elle en voulut partir, Marie se gendarma et la tante elle-même, de sa voix douce et lente, fit des remontrances.

— Ne parle pas de nous quitter, Éveline ! D’abord, où irais-tu ? Les gens ne sont pas pitoyables aux pauvres filles comme toi ; tôt ou tard elles peuvent tomber en déshérence… Ta place est auprès des tiens ; reste chez nous en attendant de rentrer dans la maison de ton père.

Éveline pourtant eût aimé quitter Fougeray où tout le monde maintenant devait être informé de sa faute. Elle songeait à rejoindre sa belle-sœur à Nantes. Mais sa pauvre volonté ne tint pas longtemps contre la douce obstination de Marie et de sa mère.

Elle se laissa installer à la Baillargère. L’oncle prit violemment son parti ; on l’entendit, sur les chemins, parler haut contre son beau-frère. Honoré lui ayant fait connaître son projet d’augmentation, il ne se gêna pas trop pour le houspiller lui aussi, et par faire des gorges chaudes de ses entreprises galantes.

Grâce à Sicot, ceux de Fougeray furent bientôt au courant de ce qui s’était passé et ce fut tout un bruit.

Éveline n’osait pas sortir de la maison.

— Nous avons ici du travail pour toi, lui avait dit sa tante.

À la vérité, elle ne faisait pas grand’chose. On ne la voyait jamais dans les champs, ni dans le courtil à s’occuper des bêtes. C’était Marie qui travaillait au dehors ; et, dans la maison, la tante suffisait presque à tout.

Éveline tricotait et cousait. Marie ne lui laissa pas la paix avant qu’elle eût commencé le trousseau. La cousine donna ses propres chemises, sacrifia des jupons et non des moins cossus. Éveline dut travailler selon ses ordres. Chaque soir la vieille fille examinait une par une les pièces déjà faites. De son lit, avant de s’endormir, elle entreprenait encore Éveline qui couchait à côté d’elle.

— Puisque tu as tout le temps qu’il faut, disait-elle, qui t’empêche de faire quelque chose qui soit beau ? Tu sais broder, toi !

La bru de la Marnière, lors de sa visite, avait promis d’apporter à Éveline les vêtements qui lui manquaient. Elle n’en eut point le temps et Marie dut prêter ses hardes pour habiller sa cousine ; mais ce n’était pas trop facile à cause de la différence de taille.

Sicot parlait d’aller lui-même chez ces sauvages, chercher ce qui appartenait à sa nièce, vêtements, meubles, argent et tout.

Sa femme l’en empêcha ; ce fut Marie qui fit la démarche.

Elle se présenta hardiment à Mazureau dans la cour de chez lui.

— Je viens chercher le trousseau d’Éveline, dit-elle. Vous lui avez si bien parlé qu’elle n’ose pas venir elle-même.

Il la regarda de côté sans répondre et elle s’impatienta.

— Je vous dis que je veux le trousseau d’Éveline et vous allez me le donner !

Alors, il dit :

— Prends ce qu’il te faut, mais dépêche-toi !

Elle se dressa sur sa bonne jambe.

— Je mettrai le temps qui sera nécessaire… Vous avez chassé votre fille, méchant homme que vous êtes ! et vous voudriez aussi la dépouiller !

— Dépêche-toi ! répéta-t-il ; je ne veux plus vous voir ici, ni elle, ni toi, ni aucun des tiens !

Marie pénétra dans la maison.

— Hé bonjour ! ma galante belle ! lui dit la vieille en faisant révérence.

— Bonjour, dit Marie, ôtez-vous de mon chemin !

Elle passa dans la chambre d’Éveline, ouvrit un tiroir, le referma, plongea vivement sa main entre deux piles de draps… Le portrait de Maurice était bien là. Elle s’arrêta un instant à le regarder et elle le plaça soigneusement dans la poche de son tablier.

Après quoi, elle fit, sans se presser, deux gros paquets de vêtements qu’elle épingla avec des épingles qu’elle avait apportées.

— Je veux vous aider ma belle, disait Francille.

— Et moi, je ne vous en donne pas permission, répondit-elle.

Prenant un paquet sous chaque bras, elle s’en retourna à la Baillargère. Sicot jura parce qu’elle n’apportait pas l’argent.

— Il faut se plaindre en justice ! criait-il.

— Je ne le veux pas, dit Éveline.

Honoré, lui, passait, à la Commanderie, les plus tristes jours de sa triste vie.

Il ne travaillait plus, ne dormait plus, ne mangeait plus et son corps, chétif, s’amenuisait.

Lorsqu’il avait commencé à tourner autour d’Éveline, cinq mois plus tôt, la fille lui plaisait certes ! et il l’avait choisie entre d’autres sans trop balancer, mais enfin il avait alors son bon sens intact et, s’il eût perdu d’un coup tout espoir, il n’eût point perdu en même temps le boire et le manger.

De marchandage en marchandage avec Mazureau, de galanterie en galanterie avec Éveline, d’espoirs en désillusions, il avait fait du chemin. A moitié sincère d’abord, quand il tâchait à endormir la fille avec des phrases câlines de vieil amoureux bien disant, il s’était peu à peu animé à ce jeu ; et maintenant pour cet homme sage de quarante ans, il n’y avait plus au monde qu’Éveline…

Quand il apprit brutalement la vérité, le coup lui fut si dur qu’il s’effondra.

Pendant plusieurs jours, on ne le vit pas. Il resta chez lui, dans quelque recoin de ses grandes bâtisses, à ruminer son chagrin. Et il parlait seul comme un innocent dont l’esprit voyage.

— Ce n’est pas possible !… Qu’elle s’en aille ! Qu’elle s’en aille bien loin !… Les belles ne manquent pas sur la terre !

Parfois il murmurait :

— Si elle était veuve…, une supposition…, je l’épouserais bien !

Un beau soir, il s’en alla rôder autour de la Baillargère : il ne vit personne, n’entendit rien. Une autre fois il s’enhardit ; se déchaussant, il enjamba le mur du jardin et s’approcha de la maison sur la pointe des pieds. Il n’entendit que Sicot qui riait grassement. Le chien tomba sur lui et il se sauva ses socques en main, bondissant comme un chevreau à travers les plates-bandes.

Il rentra fort piteux à la Commanderie.

— Qu’elle s’en aille aux cinq cents diables ! pensa-t-il et que je ne la revoie jamais !

Pauvre ! Le lendemain il alla trouver Sicot dans la plaine. Sicot n’était-il pas son fermier après tout ? Il fallait bien qu’il lui parlât de temps en temps…, sur cette affaire du bail, par exemple…

Le bonhomme ne lui fit pas grand accueil et Honoré se montra très conciliant, très petit. Une idée lui vint tout d’un coup :

— Je ne travaille plus à la Marnière, dit-il à Sicot… J’ai eu des mots avec Mazureau… Je suis sursitaire et je dois aux autres deux jours au moins de travail par semaine ; vous n’auriez pas besoin de moi, par hasard ?

Le bonhomme ricana.

— Tu veux être valet chez ton fermier, toi ? On n’en voit pas souvent, des propriétaires bâtis comme toi !

— Chez mon fermier ou chez un autre…, c’est la guerre qui change tout !

Sicot lui répondit sèchement, comme à un pauvre journalier :

— Non, mon ami ! j’ai pour le moment tous les bras qu’il me faut : tu peux chercher ailleurs !

Et Honoré n’eût point honte d’insister.

— C’est de l’aide qui ne vous coûterait pas cher !

— Ce serait toujours trop, puisque je peux m’en passer.

Comme Honoré s’éloignait, la tête basse, le bonhomme lui jeta sur un ton gouailleur, pour l’achever :

— C’est que tu es un peu trop galant pour un valet ! Tu es hardi galant, mon ami…, et j’ai ma fille chez moi !

Honoré sentit le fouet mais ne regimba point. À la réflexion, il se repentit pourtant amèrement de cette démarche. Il se jugea fou et comprit qu’il allait être bientôt la risée du village.

Ce fut quelques jours plus tard que le militaire vint chez lui et lui fit des observations.

Ce militaire, d’ailleurs, n’avait pas l’air trop méchant ; il finit par s’adoucir tout à fait et par donner des conseils à Honoré.

— Travaillez, dit-il, et méfiez-vous de vos voisins. C’est une lettre qui est la cause de la visite que je vous fais.

Honoré ne chercha pas longtemps.

— Cette lettre vient de Sicot, pensa-t-il ; c’est un vilain tour qu’il me paiera !

La lettre venait du petit gars de la Marnière.