La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 6

Librairie Plon (p. 190-197).


CHAPITRE VI


Ayant obtenu à la mairie une permission bien en règle pour se rendre à la ville, Honoré, avant de partir, passa à la Marnière.

Il était on toilette et désireux de se faire voir. Sa bicyclette étincelait au soleil, son chapeau neuf luisait et son costume, bien bourré par un tailleur de ville, lui faisait la poitrine avantageuse et les épaules carrées.

Il allait chercher l’argent chez le notaire. Il comptait revenir déjeuner à la Marnière, régler les affaires avec Mazureau et rester ensuite toute la soirée en compagnie d’Éveline pour lui parler raisonnablement et se faire comprendre enfin !

Ayant donné le bonjour à tout le monde, il dit son plaisir de sortir du village sans craindre personne.

— J’ai ma permission, mon brassard, mon livret… Serviteur, messieurs les gendarmes ! Je ne vous dois rien !

Il tira sur sa manche et continua en souriant :

— J’ai mon brassard, mais il ne tient guère… La pauvre vieille de chez moi s’imagine que je porte ça par coquetterie et amour de gloire…, elle ne veut pas le coudre ! Vous n’auriez pas la bonté, Éveline, d’y mettre deux ou trois points d’aiguille ?

Éveline cousit le brassard. Quand elle eut fini, pour la remercier, il alla en chercher long ! Mazureau les regardait tous les deux et la joie de son cœur montait à ses yeux.

Il voulut faire conduite à Honoré. Côte à côte, ils passèrent devant le vieux Bernou qui, dans son encoignure, attendait le facteur, comme il faisait tous les matins depuis plus de six mois.

— Pauvre homme ! dit Mazureau, le chagrin lui a tourné les idées ; il est comme fou… Il a perdu son gars et n’a point augmenté son bien ; ces temps ont été durs pour lui…, mais il faut dire qu’il n’a jamais été trop courageux !

— Il ne fera pas fortune avant la fin de la guerre, celui-ci, dit Honoré, car la guerre va finir bientôt… Les nouvelles sont bonnes en ce moment, les Boches sont perdus.

— Je suis content ! répondit Mazureau.

Honoré sauta sur sa bicyclette et s’en alla vers la ville, disant :

— À tout à l’heure ! Je n’en ai pas pour longtemps.

— Je suis content ! répétait Mazureau en lui-même.

La joie lui venait de partout ce matin.

Le désir le prit de sortir du village et de s’en aller faire un tour dans la plaine, les mains au dos, comme un propriétaire vigilant qui visite son bien.

Le soleil était bas encore ; l’air matinal picotait le nez comme une petite prise.

Mazureau passa aux Jauneries. La luzerne y repoussait grassement ; la deuxième coupe serait belle. La vigne n’avait pas de traces de maladies ; elle résistait bien en ces côtés. Il faudrait plus tard s’agrandir par là… Mazureau rêvait au jour où il s’occuperait d’arrondir ce lopin perdu des Jauneries.

Il coupa ensuite droit vers ses terres principales. Longeant un champ de pommes de terre qui dépendait de la Baillargère, il remarqua qu’il était envahi par les ravenelles. Il sourit… Des ravenelles, du plantain, du chiendent, toutes les saletés de la terre, ceux qui en voulaient de la graine n’avaient qu’à s’adresser au fermier Sicot de Fougeray…

Bernard gardait ses bêtes dans le pacage des Brûlons. Mazureau le rejoignit et lui dit :

— Je suis content, petit !

— Et pourquoi donc ? demanda Bernard.

Mazureau eut un geste vague ; il était content à cause de ceci…, à cause de cela…, content parce que la récolte était belle chez lui, parce que la guerre allait finir, parce qu’Honoré enfin, était parti chercher l’argent.

— Heu ! fit Bernard, nous ne le tenons pas encore.

— Si, dit le grand-père, nous le tenons !

Il étendit les deux bras à droite et à gauche :

— Et puis ceci avec ! S’il nous faut sept mille, nous les aurons, mais s’il nous faut dix mille, nous les aurons encore. Il l’a fort bien dit et c’est sûr à présent.

Ils firent des plans, discutèrent l’emploi de ces champs qui allaient leur revenir. Le grand-père s’animait et parlait vite, confondant les pièces à acquérir et celles qu’il possédait déjà. Bernard lui faisait la leçon et le rabrouait.

— Votre champ de betteraves !… Quel champ de betteraves ?

— Eh bien ! celui-ci, donc !

— Celui-ci, il a un nom ! C’est la parcelle 32… Tout cela, c’est la parcelle 32…, c’est écrit sur l’affiche. Parlez donc comme il faut, ça ne coûte pas plus cher…

Ils tombèrent d’accord sur ce point qu’il faudrait soulever la jachère au plus tôt, renouveler le morcellement et pousser les sillons d’un bout à l’autre.

— Ce sera plus beau, disait le grand-père en levant le menton.

— Cela rapportera davantage, rectifiait Bernard froidement.

Quand le soleil fut haut, ils ramenèrent leurs bêtes à l’étable. Pendant que Bernard les attachait, Mazureau avança vers la maison pour voir si le déjeuner était prêt.

Par la fenêtre ouverte, il aperçut Éveline agenouillée devant une armoire ; elle était en si grande occupation qu’elle ne l’entendit pas approcher. Il s’arrêta et regarda.

Elle fouillait dans un tiroir, se penchait, examinait. Elle tira un chiffon blanc que Mazureau prit d’abord pour un mouchoir…, mais elle en coiffa son poing et il vit que c’était un bonnet d’enfant.

Ce manège l’impatienta.

— Éveline ! dit-il…

Elle poussa un cri et se dressa, blanche, les yeux pleins d’angoisse. Il haussa les épaules.

— Voici maintenant qu’on ne peut plus te parler sans te faire peur !

Elle voulut s’excuser :

— Vous ne m’avez pas fait peur, balbutia-t-elle.

Mais, malgré elle, ses mains montaient à son cœur bondissant.

— Remets-toi ! dit-il. Je viens voir si la table est servie. Nous attendons Honoré ; il sera ici avant peu, ne devant pas muser à la ville. Que ton repas soit bon… C’est un grand jour ! Songes-y bien !

— J’y songe, père ! J’y songe, répondit-elle, les lèvres dansantes.

Il s’en retourna vers la grange, un peu tourmenté par l’idée qu’Éveline demeurait toujours aussi inquiète et nerveuse.

Pour tout ce qui ne concernait pas les choses premières occupant sa pensée, Mazureau ne marquait que de l’inattention et du dédain. Il n’avait guère l’habitude de s’inquiéter des manigances des femmes. Il prit à réfléchir pourtant sur ce sujet nouveau.

Elle était d’allures bizarres, Éveline, depuis quelque temps. Le chagrin l’avait secouée, bien entendu, mais les jours coulaient et elle ne reprenait pas son équilibre ; au contraire…

Les idées venaient à Mazureau, une par une et péniblement.

Que pouvait-elle bien faire devant cette armoire à l’heure où il eût fallu se hâter de travailler ?…

Elle était malade à coup sûr…, elle maigrissait vite. La nuit on l’entendait se lever et marcher dans sa chambre… Elle ne mangeait jamais aux repas ; il l’avait surprise au jardin cueillant des pommes vertes comme un enfant chétif ou une femme grosse…

Il leva la tête soudain, fronça les sourcils.

Que faisait-elle devant ce tiroir à fouiller dans ses bonnets d’enfance ? Tiens ! Tiens ! Il fallait savoir…

Il laissa tomber la brassée de fourrage qu’il tenait. Sortant de la grange, il marcha vers la maison. Il ne vit point Honoré qui, derrière lui, arrivait dans le courtil.

Il entra, vint droit sur Éveline. Montrant la table où trois assiettes seulement étaient mises.

— Tu ne veux donc pas manger avec nous ? demanda-t-il.

Elle le regarda et ses yeux, encore une fois, s’affolèrent. Il lui saisit le poignet, il le tordit ; et ses questions se pressèrent.

— Pourquoi ?… Pourquoi ne manges-tu pas, Éveline ? Pourquoi ne dors-tu pas ? Pourquoi es-tu malade ? Qu’as-tu donc fait pour tant me craindre ? Réponds ! Pourquoi ? Pourquoi ?… Répondras-tu ?

Elle se renversait de côté comme un enfant châtié qui cherche à fuir. Ses yeux errèrent, implorant toutes les choses familières autour d’elle ; ils tombèrent sur Honoré qui venait d’entrer. Et puis un bourdonnement lui emplit la tête ; elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien, ne craignit plus rien…, et elle dit pour tout finir :

— Père ! Je suis enceinte !

Il la lâcha, recula, aperçut Honoré pâlissant. Il dit durement :

— Ce n’est pas bien, mon ami ! Quand tu es entré chez moi, je ne pensais pas que tu me ferais affront de la sorte ! Un homme de ton âge ! Tu es sans excuse, Honoré !

Le gars secoua la tête.

— Je ne vous ai pas fait affront…, ce n’est pas moi, Mazureau.

Il répéta, comme écrasé de chagrin :

— Ce n’est pas moi…, ce n’est pas moi… Mazureau ne comprenait pas ; il se rapprocha d’Éveline.

— C’est Maurice ! dit-elle.

Il eut une sorte de soupir rauque ; le sang lui sauta à la tête. Ses mains s’ouvrirent, montèrent au cou de sa fille. Honoré se précipita.

— Laissez-la, Mazureau, laissez-la !

Le vieux les repoussa tous les deux. Ses poings se levèrent plusieurs fois, énormes, martelant le vide. Et puis il se dressa de toute sa taille au milieu de sa maison.

— Va-t’en ! jeta-t-il d’une voix hautaine. Fille sans nom, tu n’es plus de ma famille ! Que je ne te revoie jamais sous mon toit ! Va-t’en !

Éveline passa derrière lui et sortit ; on l’entendit traverser sa chambre et courir par le jardin.

Honoré tremblait, la figure décomposée. À la fin, il tira son portefeuille.

— Ma parole est engagée envers vous, dit-il timidement. Je vous avais promis sept mille francs, je vous les apporte. Les voici : prenez-les quand même.

D’un grand geste orgueilleux, Mazureau repoussa l’argent.

— Entre nous, il n’est plus d’alliance possible… Et tant que j’aurai ma raison, je ne tendrai pas la main vers les étrangers, comme un mendiant.

— Je ne suis pas un étranger, murmura Honoré ; votre malheur est le mien.

Le vieux se redressa encore, les yeux durs.

— Qui t’a parlé de mon malheur ! Je suis encore debout !… J’ai toujours vécu seul, sans appui des miens… Il n’y a rien de changé dans ma vie.

Il ajouta :

— Ta place est marquée à ma table ; assieds-toi et mange mon pain.

— Je ne peux pas, dit Honoré ; j’ai du chagrin.

Il sortit de la maison et il s’en alla, appuyé sur sa bicyclette. Il pleurait.