La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 5

Librairie Plon (p. 183-189).


CHAPITRE V


Éveline, à présent, ne pouvait plus douter. Elle ne pouvait plus se dire : c’est le chagrin…, ou c’est l’émotion…, ou c’est la fatigue.

Non ! Elle s’était donné ces mauvaises raisons aussi longtemps que possible ; elle s’y était raccrochée comme une personne en danger de se noyer se raccroche à tout ce que sa main peut saisir, plume, brin d’herbe, branchette flottante.

Maintenant, quand elle se regardait dans sa glace, elle savait la cause de sa pâleur ; elle ne s’étonnait plus devant ses yeux cernés de mauve, ses cheveux ternis et ses joues sèches dont la peau se piquetait de points roux.

Heureusement, elle n’allait plus travailler aux champs. Comment eût-elle pu dissimuler ces nausées qui la faisaient verdir et, surtout, ces faiblesses soudaines qui lui cassaient bras et jambes ?

Elle ne voyait les hommes qu’aux heures des repas. Elle s’ingéniait alors à trouver des raisons d’abréger le temps qu’elle passait à les servir.

Mazureau et Honoré, avant de quitter la table, prolongeaient souvent leur conversation. Mazureau ne s’occupait point de sa fille, mais, quand elle se déplaçait, les yeux lestes du gars viraient pour la suivre ! Dès qu’elle pouvait, elle passait dans sa chambre ou bien sortait dans le courtil.

Le reste de la journée, elle était seule avec son angoisse. Marie ne venait plus jamais à la Marnière et, de son côté, Éveline n’osait plus sortir de chez elle. Elle passait des soirées entières en inaction ; quand elle allait garder ses bêtes elle emportait bien un ouvrage de couture, mais c’était toujours le même et il n’avançait point.

Honoré avait raison de dire qu’elle ne dormait pas du tout. Quand, parfois, vers le matin, elle sentait le sommeil la gagner, l’idée lui revenait brusquement et elle se redressait d’une secousse, haletante, la bouche amère.

C’était véritablement, pour son cœur faible, trop de malheurs à la fois !

Elle voyait approcher l’heure où elle allait défaillir. Déjà, devant Honoré, qui n’était pourtant pas bien pressant, elle s’était laissé aller à confesser sa lassitude et son dégoût mortel. S’il eût insisté, peut-être l’aveu lui fût-il monté aux lèvres.

Elle sentait qu’elle parlerait à la première semonce de son père. Elle avait tremblé d’abord en songeant à l’accueil qui lui serait fait ; mais peu à peu sa frayeur s’en allait. Il arriverait ce qui arriverait… Résignée à l’inévitable, elle s’abandonnait, trop endolorie de corps et d’âme pour songer à faire front encore quelque temps.

Pour toutes les petites choses du ménage, son père la laissait absolument maîtresse on la maison. Pourtant, il lui dit un soir, suivant les conseils d’Honoré :

— Tu devrais avancer demain jusqu’au marché de Quérelles… Tu as ici quatre grands coqs que je suis bien fatigué de voir… Quand les gerbes seront dans la cour, nous ne pourrons pas nous en défendre.

— Je puis les vendre à un marchand passager, dit-elle.

Il reprit bonnement :

— Va donc à Quérelles ! tu les vendras plus cher, et puis cela te distraira.

Il était presque tendre avec elle depuis quelque temps. Elle répondit sans le regarder :

— Eh bien, j’irai donc ; je vous remercie.

Le lendemain, Éveline s’en alla de bonne heure pour profiter de la fraîcheur du matin.

De Fougeray à Quérelles, il y a une bonne lieue. Le panier d’Éveline lui tirait le bras. Elle trouva heureusement, à la sortie du village, un charretier qui s’en chargea. Elle continua son chemin plus aisément.

Des souvenirs lui venaient en foule, souvenirs lointains d’heures légères. Elle se revoyait petite fille, trottant avec son frère vers l’assemblée de Quérelles… Plus tard, n’était-elle pas passée par ces chemins en compagnie de Maurice ? Alors toutes les choses avaient un doux visage accueillant. Tandis que maintenant ! Maintenant, elle voudrait ne pas s’arrêter à Quérelles, mais marcher sans se retourner, marcher toujours, droit devant elle.

Au bourg, sur la place mal ombragée du marché, il commençait à faire chaud ; la crainte de se trouver indisposée au milieu de tous ces étrangers lui glaça le cœur. Il lui sembla que tout le monde la regardait et elle n’eut plus que l’idée de se sauver.

Elle vendit ses poulets bien vite, au premier marchand. Comme elle ramassait son panier pour partir, elle sentit qu’une main lui frappait sur l’épaule. Elle sursauta. Marie Sicot était à côté d’elle.

— Tu m’as fait peur, Marie !

La cousine s’excusa.

— Je n’ai pourtant pas frappé bien fort ! Tu es tout de même craintive ! Te voilà blanche et je vois ton cœur qui bat… Tu n’es pas malade, au moins ?

Éveline s’efforça de sourire.

— Oh non ! Je ne suis pas malade…, mais il fait chaud ! Allons-nous-en tout de suite, si tu veux.

Leur panier au bras, elles quittèrent le marché. Quand elles eurent passé les dernières maisons de Querelles, Marie observa :

— Tu ne m’as seulement point embrassée ! Il y a pourtant un moment que nous ne nous sommes vues !

Éveline marchait à côté d’elle, la tête un peu penchée, les yeux fixés à terre ; elle ne répondit pas.

Alors Marie la saisit par le bras.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ? On te dirait partie en songe comme les dormeuses sorcières !

— Je suis lasse, dit Éveline.

— Tes jambes sont cependant meilleures que les miennes. Mais rien ne nous presse ; si tu veux, nous allons nous asseoir là-bas, à ce détour, où il y a de l’ombre.

— Je suis bien lasse ! répéta Éveline.

Marie ne parla plus mais, en marchant, elle épiait sa cousine et son cœur se serrait.

Elles allèrent s’asseoir derrière une haie d’épines dont les petites feuilles criblaient le soleil. Quand elles furent installées, Marie prit dans son panier une longue tartine qu’elle rompit en deux morceaux.

— Mange un peu, dit-elle à Éveline, tu n’as vraiment pas grosse mine !

Éveline mordit à sa tartine une toute petite bouchée qu’elle eut bien de la peine à avaler. Elle y revint pourtant, fit encore semblant de grignoter quelques miettes. Une branche de prunellier avançait au-dessus de sa tête ; elle leva la main, cueillit des prunelles et, furtivement, se mit à les croquer.

Marie, qui l’observait à la dérobée, comprit soudain.

— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle ; pourquoi ne manges-tu pas ?

Éveline tourna vers sa cousine ses pauvres yeux désespérés.

Alors Marie la prit aux épaules, étroitement. Elle ne lui demanda rien de plus, mais son regard parlait si clairement qu’Éveline répondit tout bas :

— Oui !

Marie lui mit un baiser au front et lentement s’éloigna un peu. Entre elles, le silence tomba.

Éveline se tenait droite, les mains aux genoux, immobile, les yeux vagues et secs. Marie remettait les tartines dans le panier ; ses mains s’affairaient, pliaient la serviette, secouaient le tablier… Quand tout fut en ordre et bien net, elle détourna la tête et se moucha deux ou trois fois.

— Cela, c’est le reste à présent, murmura-t-elle. Que faire, mon Dieu ? Que faire ?

Elle répéta plus fort :

— Que comptes-tu faire, Éveline ?

L’autre répondit sans bouger :

— Rien !

— Voyons, il faut… Je ne sais pas, moi ! Il faut tout préparer…, il faut que tu saches ce que tu feras, où tu iras… Tu es chez ton père…, il faut parler à ton père… As-tu peur de lui parler ?

Éveline secoua la tête, lentement.

— Je ne sais pas ! Toute chose m’est égale à présent.

Elle parlait d’une voix basse et grelottante.

— Je voudrais m’en aller, marcher les yeux fermés et ne plus jamais retrouver mon chemin… Marie, je ne veux pas rentrer chez nous… Je veux m’en aller et que chacun oublie mon nom et perde mon souvenir… Je voudrais être morte !

Du coup, Marie se rapprocha d’elle.

— Tais-toi ! dit-elle, tu n’as pas le droit de parler ainsi ! Tu n’as pas le droit ! Tu ne m’as jamais entendue te faire la morale et encore aujourd’hui, je ne te dis rien… Mais ne parle pas de la sorte si tu tiens à mon amitié ! Il n’y a pas que toi, Éveline ! Il faut que tu te redresses, il faut que tu sois forte pour préparer la vie du petit innocent qui viendra…

Elle était d’une famille où la religion manquait. Elle leva la main, pourtant, en un geste de croyante et, transfigurée par l’émotion, de son index tendu, elle montra le ciel.

— Que dirait Maurice, s’il pouvait te voir ainsi, faible et sans courage ? Il est parti, lui… C’est à toi de porter son fardeau en plus du tien.

Elle ajouta d’une voix presque timide :

— Je t’aiderai si tu veux ; ce sera mon bonheur… Maurice s’était confié à moi ; je n’étais pas comme une étrangère pour lui.

— Merci, dit Éveline ; j’ai besoin d’aide en effet.

Elles se relevèrent et continuèrent leur route. Éveline marchait d’un pas plus ferme. Marie la suivait en boitillant et le plus grand trouble était en elle. Elle parlait de Maurice, rappelait les choses qu’il avait dites et, aussi, elle parlait de l’enfant qui naîtrait, faisait des projets pour son avenir.

— Il faut que tu avoues à ton père… Ne crains rien, je serai près de toi pour te soutenir. Il faut tout préparer…, dès maintenant, il faut tout préparer.

La volonté des autres était pour Éveline un nécessaire appui. Elle rentra chez elle un peu réconfortée ; et, pour la première fois depuis plusieurs semaines, elle mangea sans dégoût ni nausées.