La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 4

Librairie Plon (p. 168-188).


CHAPITRE IV


Le lendemain, quand Honoré arriva à la Marnière, à l’heure du déjeuner, il aperçut Éveline qui s’en allait, conduisant les bêtes au pacage.

La table était servie comme à l’habitude ; Mazureau et Bernard mangeaient déjà. Ils levèrent à peine la tête et, en réponse à son salut, Mazureau observa :

— Tu n’es pas en avance, aujourd’hui !

Honoré sentit le reproche mais ne répondit pas. Pour suivre sa folie d’amour, il s’était voué aux rebuffades, lui, le riche qui eût été en position de commander. Il s’assit en face des deux autres et mangea silencieusement. De temps en temps, il levait les yeux vers la fenêtre, comptant voir revenir Éveline. Elle ne revint pas.

Promptement, Mazureau se leva de table. Il commanda à Bernard de fermer les portes de la maison.

— Tu porteras ensuite les clefs à ta tante, dit-il, et tu viendras nous rejoindre aux Jauneries où nous allons tout de suite. Honoré et moi… Toi, Honoré, prends la cruche si tu veux bien…, il n’y a pas beaucoup d’eau dans la plaine !

Honoré prit la cruche et suivit Mazureau. Derrière le grand vieillard qui marchait sans parler, il avait l’air d’un petit valet bien humble.

Aux Jauneries, la luzerne était coupée. À cause de l’orage menaçant, il fallait se hâter de la faire sécher afin de la rentrer au plus vite.

Le râteau en main, Mazureau prit les devants. Bernard ne tarda guère à arriver et il se plaça derrière Honoré. Il se fit du travail ce jour-là dans le pré des Mazureau !

— Hâtons-nous, disait le vieux, le fond de l’air est malade !

Et Bernard répondait :

— Vous n’allez pas vite ! Je m’ennuie derrière vous !

De temps en temps, son râteau s’accrochait aux talons d’Honoré.

Ils retournèrent le foin et puis, vivement avec des précautions toutefois, pour ne pas trop briser les petites feuilles sèches, ils se mirent à faire de gros andains.

Plus souple que le vieux, plus adroit que le jeune, Honoré tenait bien son rang ; il avait chaud tout de même et, de poitrine faible, il s’essoufflait.

Il fut heureux quand Mazureau lui demanda l’heure.

— Il n’est pas loin de midi, répondit-il, trichant un peu.

Et il finissait son andain afin de se préparer à partir quand Mazureau commanda :

— Bernard ! Va chercher le déjeuner !

Le petit gars partit au grand trot, un sabot dans chaque main, Eux, en attendant, continuèrent à travailler.

Ils déjeunèrent fort mal, en plein soleil. Honoré but l’eau tiède de la cruche sans grand ment. Quand ils eurent fini, Mazureau tira sa tabatière et prit une pincée de poudre rousse.

Alors Honoré qui, d’habitude, ne prisait pas, sortit lui aussi une tabatière ; il l’avait fait remplir pour faire sa cour au bonhomme.

J’en ai du frais, moi, dit-il… Si vous voulez en essayer…

Il tendait fort aimablement la tabatière ouverte. Mazureau devint rouge, il loucha, ses narines palpitèrent ; mais il n’avança pas la main ; il détourna la tête et dit seulement :

Tu as de la chance de pouvoir en trouver…, moi, je n’en cherche plus !

Honoré fit mine de prendre une pincée de tabac et il renifla longuement, le diable ! la tête penchée d’un côté, puis de l’autre.

Vous avez tort de ne pas accepter, disait-il… il est bon…, la tabatière est à mon oncle ; il y a enfermé longtemps des feuilles de roses.

Mazureau soupira.

Je commence à m’habituer à cette poudre, dit-il ; je préfère ne pas changer.

Prenant une énorme pincée de son mélange poivré, il renifla un tel coup qu’il hoqueta et dut cracher.

À cela, plus qu’à tout autre signe, Honoré connut bien que Mazureau était très sérieusement fâché.

Ce jour-là, ils ne firent point la sieste mais recommencèrent bel et bien à travailler tout de suite. Honoré, fréquemment, tournait la tête du côté de Fougeray ; il dit une fois :

Si Éveline avait la bonne idée de nous apporter une cruche d’eau fraiche, elle serait la bienvenue…

Les autres ne firent point écho, mais Honoré surprit un rire muet sur les lèvres de Bernard. Éveline ne parut pas et, à quatre heures, ils mangèrent les restes de leur repas de midi.

Ensuite, l’orage menaçant de plus en plus, il fallut mettre en meules. Vers le soir, Mazureau s’en alla soigner les bêtes. Honoré et Bernard restèrent dans la plaine, où ils travaillèrent jusqu’à la nuit, de toutes leurs forces, sans une parole.

Quand ils eurent fini la dernière meule, l’orage éclata sur eux. Ils s’en revinrent trempés de sueur, trempés d’eau. Craignant pour sa poitrine, Honoré n’alla point manger la soupe à la Marnière, mais piqua droit sur la Commanderie, où il se mit au lit, exténué.

Le lendemain, il avait un peu la fièvre et toussait. La vieille servante le chambra étroitement. Comme elle ne comprenait rien aux obligations d’un sursitaire, ni, d’ailleurs, à aucune des choses nouvelles du temps de guerre, elle lui répéta cent fois que cette singulière manie de s’en aller journalier chez les autres était d’un imbécile, peut-être même d’un fou.

L’oncle Jules, délaissé, rôdait, à la recherche d’une bonne querelle. Pour prendre le vent contraire, il se plaça à côté de son neveu et lança son mot ; mais la vieille le ramena dans son camp, disant :

— De votre temps, vous n’étiez tout de même point si bête !

L’oncle s’éloigna, décontenancé et vieux, vieux, lamentablement. Honoré en eut pitié et le rappela pour lui remettre la tabatière pleine de tabac frais. Alors l’oncle oublia tout ; abandonnant les deux autres à leur mauvais sort, il s’en alla par le village, la tabatière en main et le nez frémissant ; il s’en alla montrer sa joie de porte en porte.

Honoré en fut quitte pour une triste journée de repos. Bien qu’il fût encore faible sur ses jambes, dès le lendemain il revint à la Marnière. Mais il ne put parler à Éveline, et même il ne la vit qu’un instant, au repas du soir.

Il comprit alors très bien l’idée nouvelle de Mazureau. En bon joueur, il n’accusa pas le coup. Il se disait d’ailleurs que cela ne saurait durer longtemps ainsi.

Cela dura pourtant bien près de trois semaines.

Chaque soir, en se couchant, tout endolori de travail et d’accueil hargneux, le gars se faisait à lui-même de grands serments.

— Cette fois, bon Diou ! c’est bien fini ! Quand ils m’y reprendront, il fera un peu moins chaud qu’en ce moment.

Et le lendemain, dès le point du jour, sa folie le portait à la Marnière ; et il faisait encore bien chaud dans les champs des Brûlons avec les deux acharnés qui étaient à ses trousses !

Un jour, un cousin permissionnaire vint voir Mazureau. Celui-ci lui fit grand accueil, le pria à déjeuner et le fit même coucher à la Marnière. Ce cousin était un bel homme, grand travailleur et d’établissement facile. Devant Honoré, Mazureau repassait ses qualités, disant que la maison où ce garçon entrerait gendre, après la guerre, serait en bon chemin de prospérité.

Honoré riposta en allant, un soir, voir la cousine de Montverger. Et lui aussi parla adroitement, vantant la fortune de l’héritière, son humeur égale et sa conduite sur laquelle personne n’avait jamais rien dit.

Toutes ces ruses n’amenèrent aucun changement. Honoré avait pensé d’abord rencontrer Éveline le dimanche ; il n’y aurait qu’à descendre le long du ruisseau vers le pré des Mazureau ou bien à monter aux Brûlons où était un pacage.

La première fois qu’il fit le voyage, il ne trouva point la bergère. Comme il s’avançait à la bouchure du pré, le chien faillit lui sauter à la gorge. Bernard était là qui souriait.

— Ton chien est fou, dit Honoré ; il me voit tous les jours et il ne me reconnaît seulement pas !

Bernard appelait la bête, mollement :

— Tout beau, Flambeau, tout beau !

Le chien vint se poser entre ses genoux en grondant.

— Il connaît pourtant bien ses amis, observa Bernard.

Honoré, désappointé, s’en retourna par où il était venu. Derrière lui, le chien bondissait et, entre les abois, Honoré crut distinguer la voix assourdie du jeune berger :

— Mange, Flambeau, mange !

Le deuxième dimanche, Honoré vit Éveline qui conduisait ses bêtes aux Brûlons. Il pensa bien lui parler cette fois et, tout galant, il prit le chemin derrière elle. Quand il arriva, Bernard était assis à côté de sa tante.

Alors le dépit commença de ronger Honoré. Il essaya bien de résister encore quelques jours ; mais la volonté de Mazureau ne vacillant point, le gars dut s’avouer vaincu.

Il dit au vieux, un soir, avant de rentrer chez lui :

— J’ai l’occasion d’écrire à mon notaire… Tenez-vous toujours à avoir votre argent tout de suite ?

— Mon idée n’a pas changé, répondit Mazureau.

— Je ferai donc ce que vous souhaitez, dit Honoré.

Trois jours après, il montra la réponse du notaire. L’argent était disponible, mais…

Mazureau fronça les sourcils.

— Mais on me demande un délai de quinze ou vingt jours si je peux l’accorder… Le notaire était un ami de mes anciens, cela m’ennuierait de le contrarier pour si peu… Qu’en dites-vous, Mazureau ?

Celui-ci balança et puis, tout de même, il fit un geste large :

— Nous pouvons encore attendre quelques jours, dit-il.

Là-dessus il sortit sa tabatière, prit une pincée de poudre et, avant de la renifler :

— Tu n’aurais pas, par hasard, encore un peu de tabac frais ?

Honoré, avec empressement, sortit une tabatière pleine.

— À votre service ! dit-il.

Mazureau lâcha sa pincée de poivre, essuya ses doigts à son pantalon et, s’étant largement servi, huma l’air longtemps, les lèvres allongées et le menton haut.

Mazureau se montra allié sincère et de franc jeu. Sûr désormais d’avoir l’argent, sûr d’atteindre son but, il n’épargna rien pour favoriser Honoré. Il évita seulement d’agir trop vivement près d’Éveline ; il n’y avait plus grand intérêt à hâter son consentement.

Donc, Mazureau s’effaça, laissant à Honoré tout le champ qu’il fallait.

Celui-ci rayonnait ; le nouvel accueil qu’il recevait à la Marnière lui tenait le cœur en réjouissance.

Finies les journées interminables de labeur acharné ! Finies les journées sans sieste, les repas maussades et rapides ! On travaillait, certes ! mais comme on était en avance pour la saison, on se donnait le temps de respirer. Tous les repas se prenaient à la maison ; quand Honoré tendait son verre, Éveline était là pour lui verser la piquette claire dont la fraîcheur est celle d’un fruit cueilli à la rosée.

Il la remerciait et il portait leur santé à tous avec de grandes belles phrases qui faisaient rire Mazureau.

Bernard riait aussi parfois, mais d’un rire forcé qui sonnait mal. Lui ne désarmait pas. Houspiller le « monsieur », comme il disait, avait été pour lui un plaisir de choix qu’il eût aimé faire durer. Il lui échappait encore des remarques fort méchantes, mais son grand-père savait lui imposer silence. Il se levait de table le premier et s’en allait en sifflotant avec son chien hargneux.

Mazureau, alors, s’attardait à causer avec Honoré. Le gars s’ingéniait à amuser Éveline ; elle se mêlait quelquefois à la conversation, mais demeurait triste et pensive.

Honoré lisait le journal ; il avait de l’instruction et disait les choses nouvelles avec agrément.

Mazureau tâchait à lui donner la réplique ; souvent, le vieux clignait de l’œil.

— Pour t’en conter, à toi, il faut être matinier !

Lorsqu’ils étaient ensemble à travailler dans la plaine, c’était Mazureau qui s’animait.

Devant la parcelle convoitée, il tirait ses plans.

Il y avait trois terrains dans cette parcelle : un champ de betteraves bordant la route, puis une vieille luzerne envahie par la mousse, enfin une jachère cornière dont la pointe venait toucher le cimetière de famille. Et Mazureau disait :

— C’est une tristesse de voir ça cultivé par des gens qui n’y entendent rien ! Si c’était à moi, je vous ferais une grande versaine ; avec ma pièce d’avoine qui est là, j’aurais, d’un seul tenant, le plus beau champ qui se puisse voir en ces côtés. Autrefois, du temps de mes anciens, c’était rassemblé comme je te le dis, tout rassemblé !

— Vous le rassemblerez encore, Mazureau !

— Moi ? Oui, si j’arrive à ce que je veux, je trancherai du haut en bas…, je trancherai comme ça, vois-tu ?

De sa main, toujours un peu crispée, il montrait les champs étendus à ses pieds. Et son geste, rudement, poussait, poussait les sillons futurs, jusqu’à la route et même plus loin, à travers la grande plaine aérée, jusqu’à la ligne ronde de l’horizon bocager.

Souvent, maintenant, il traversait les terres du voisin, arrachant au passage une touffe de plantain, égratignant de la pointe de son sabot une tache de mousse. Dans la parcelle labourée, il brisait les mottes à coups de talon ; parfois il se baissait et, prenant une pincée de terre, il l’écrasait entre ses paumes comme on écrase un épi pour en faire sortir le grain ; il laissait ensuite couler la poussière entre ses doigts.

— Elle est comme de la soie, disait-il à Honoré.

L’autre renchérissait. Tous les deux s’en revenaient côte à côte au village, posément, sans hâte. De temps en temps, ils s’arrêtaient, les mains au dos, pour marquer les points importants de leurs discours.

Honoré, par un cousin buraliste qui habitait la ville, avait réussi à se munir de tabac en abondance. Il rationnait l’oncle Jules, mais, pour Mazureau, la tabatière était toujours pleine. Et le bonhomme prisait à plein nez, les yeux brillants d’orgueil et de contentement.

Passant en vue de la Baillargère des Sicot, Mazureau riait hautement. Un jour il dit à Honoré :

— Es-tu tombé d’accord avec celui-ci pour les nouveaux prix ?

Le gars hésita un petit instant.

— Je ne lui ai pas encore dit mon juste mot… Je l’ai seulement prévenu, lui comme les autres, que j’avais l’intention d’augmenter mes fermages.

— Augmente ! appuya Mazureau ; c’est la justice ! Augmente-les tous ! Ils chantent fort, à mon gré, tous ces gars qui cultivent le bien des autres… Lui, il prendrait le pas devant toi ! Il fallait l’entendre l’autre jour sur le foirail… « J’achèterai ceci, j’achèterai cela ! » Un galvaudeux qui n’a seulement pas vingt boisselées à lui, qui n’a ni pré naturel, ni vigne, ni cimetière, ni rien…

Humant une prise, il laissa tomber avec dédain :

— Un fermier !

— Je vais faire mon prix un de ces jours, dit Honoré, car la fin du bail est proche.

Mazureau insista plus fort que jamais.

— S’il tire en arrière, ne le marchande pas ! Tu affermeras cent fois pour une…, et lui, puisqu’il a de si grandes terres, à son dire, eh bien, il les cultivera, donc ! S’il ne voulait pas acheter les Brûlons, je te dirais : ce n’est pas mon affaire d’aller contre les petits…, mais chacun à son rang, voilà mon idée !

Il fit le geste de tordre une hart.

— Serre-le, Honoré ! Serre-le !

— Vous pouvez être tranquille, dit le gars ; je n’y faillirai point…, s’il veut prendre le galop devant nous, je suis là pour le remettre au pas.

Mazureau souffla comme un lutteur qui vient de poser le genou sur l’adversaire. Pour bien montrer à Honoré combien il estimait son alliance et, aussi, pour ne pas être trop en reste, il dit :

— Il y a encore deux heures de jour et, chez nous, je puis me passer de toi. Va donc, s’il te plaît, jusqu’à mon pré derrière le village… Éveline doit y être… Tu répareras, si tu veux, une brèche à la palissade et puis tu aideras Éveline à ramener ses bêtes.

Les ordres de cette espèce, Honoré les comprenait du premier coup. Il remonta son pantalon qui avait glissé sur ses reins, resserra sa ceinture, assura son chapeau et, tout de suite délassé, vers le pré des Mazureau s’en fut légèrement. Éveline l’entendit trotter, plan ! plan ! sur les pierres du chemin comme un jeune innocent, et il se présenta devant elle, une branchette fleurie entre les dents.

— Je viens, dit-il, par ordre de votre père, relever la palissade que les bêtes ont abattue. Ce sont de bonnes bêtes que les vôtres ! ajouta-t-il en souriant et j’ai bien du plaisir à réparer les dégâts qu’elles ont fait.

Elle leva vers lui le regard interrogateur d’une personne qui ne comprend pas.

— Je disais que je suis heureux de venir travailler auprès de vous, reprit-il… C’est un plaisir dont j’ai été privé ces temps derniers.

— Eh bien, travaillez donc ! dit-elle ; c’est là-bas.

Elle montra, au bout du pré, la charrière où les bêtes avaient forcé. Puis elle se remit à coudre sans plus s’occuper de lui.

Honoré alla faire mine de réparer le dommage ; il enfonça quelques piquets, serra deux ou trois liens et puis il revint près d’Éveline.

— Il me faudrait au moins une serpe et aussi une barre pour faire des trous… Votre père m’envoie sans outils : je ne peux pas faire un fameux travail.

Elle était assise derrière la haie sur son pliant de bergère. Il prit place sur l’herbe à côté d’elle. Elle cousait toujours et lui la regardait.

— Je ne vous gêne pas, Éveline ?

— Non, dit-elle, vous ne me gênez pas ; vous feriez mieux cependant d’aller chercher les outils qu’il vous faut et de finir votre ouvrage…

Il remarqua qu’elle était plus pâle que de coutume avec des narines pincées. Il lui sembla qu’elle avait encore pleuré ; il dit très doucement :

— Il n’y a pas de tâche plus pressant que celle de vous arracher à votre peine. Ce n’est pas la jalousie qui me fait parler ainsi, vous le savez bien ; j’ai pour vous autant de pitié que j’ai d’amour. Je voudrais vous voir sourire… Souriez et je m’en irai content.

— Je ne peux pas, dit-elle dans un souffle.

— Je vous regarde, Éveline, autant que je le peux… Chaque matin, lorsque j’arrive chez vous, je vous regarde et, pendant le jour, lorsque vous traversez le courtil, lorsque vous marchez dans la maison, je suis tous vos gestes en un bonheur d’adoration… Je voudrais, le soir, lorsque mon regard une dernière fois appuie sur vous, je voudrais pouvoir me dire en m’en allant : elle dormira mieux que moi, d’un bon sommeil sans rêves… Mais si je ne dors guère, il me semble que vous ne dormez pas du tout.

Elle ne répondit pas et il continua à voix caressante où sonnait un affectueux reproche :

— Vous ne dormez pas…, vos yeux chaque matin me le disent. Je suis bien obligé de voir que vous ne mangez pas non plus… Vous êtes souffrante et vous le voulez bien. Avez-vous fait le projet que nous vous portions en terre, Éveline ?

Elle devint soudain plus pâle encore et ses yeux se posèrent furtivement sur Honoré…, des yeux aux pupilles dilatées où l’inquiétude rôdait, les yeux d’une biche soupçonnant la venue des traqueurs.

Lui, insistait doucement.

— Il faut vivre, voyons ! Votre mauvaise mine fait le chagrin des vôtres et il fait aussi le mien.

Elle le regarda encore et, cette fois, le sang lui sauta aux joues. Ce fut toute rose qu’elle répondit :

— Vous avez grand tort de prendre souci de ma santé ; je me porte fort bien.

Il secoua la tête plusieurs fois : Non ! non !

Se redressant sur les genoux, il prit la main qui tenait l’aiguille.

— Laissez votre travail… Si vous êtes bonne, regardez-moi !

Elle voulut retirer sa main, mais le gars tenait ferme.

— Regardez-moi ! Vous lirez en mon cœur que je suis en tourment à cause de vous. Je ne vous demande rien…, rien pour moi… Ce que je veux de vous, c’est un effort vers la joie… Mais je vous devine rebelle à mon moindre désir ; qu’ai-je donc fait pour que vous me détestiez ?

Elle dit, très vite, comme un enfant craintif qui veut montrer sa bonne volonté :

— Je ne vous déteste pas Honoré, je vous l’assure !

— Alors, pourquoi fuyez-vous quand je m’approche… Vous ne pouvez pas m’aimer en ce moment, je le sais bien, mais, au moins, écoutez-moi quand je vous rappelle au bon sens et à la santé !

Il serrait sa main et se penchait vers elle. Elle eut un geste suppliant.

— Je vous en prie, Honoré ! je suis lasse !

— Vous êtes malade, voilà tout !

Sous le regard aigu de l’homme, ses yeux à elle s’affolèrent. Elle balbutia, inconsciente :

— Je suis lasse, Honoré ! Je suis lasse de tout !

Ses cheveux frôlèrent la figure d’Honoré ; il y plongea ses lèvres. Elle tressaillit, mais ne recula point.

— Je suis lasse ! Je suis si lasse ! Honoré avait lâché sa main, il se releva.

— Je vous remercie, dit-il, de vous confier à moi… N’oubliez jamais que je vous aime et que je serai toujours prêt à vous soutenir… Et je veux vous guérir, Éveline !

À l’autre bout du pré, une laveuse passait. Honoré songea qu’il serait prudent de partir afin d’éviter les commérages. Il remonta vers la Marnière, beaucoup plus lentement qu’il n’était venu. Au fond de son cœur s’installait une inquiétude qu’il ne s’expliquait pas.

Dans le pré, les bêtes, sentant la nuit venir, s’étaient, une à une, approchées de la bouchure. Mais Éveline ne bougeait pas, la tête dans ses mains, prostrée sur son pliant. Il lui semblait que tout tournait autour d’elle, les bêtes, les arbres, les maisons lointaines et que la terre montait et que le ciel chavirait. Les oreilles pleines d’une immense clameur confuse, elle se sentait choir, éperdument, dans la douleur et dans la honte.


CHAPITRE V


Éveline, à présent, ne pouvait plus douter. Elle ne pouvait plus se dire : c’est le chagrin…, ou c’est l’émotion…, ou c’est la fatigue.

Non ! Elle s’était donné ces mauvaises raisons aussi longtemps que possible ; elle s’y était raccrochée comme une personne en danger de se noyer se raccroche à tout ce que sa main peut saisir, plume, brin d’herbe, branchette flottante.

Maintenant, quand elle se regardait dans sa glace, elle savait la cause de sa pâleur ; elle ne s’étonnait plus devant ses yeux cernés de mauve, ses cheveux ternis et ses joues sèches dont la peau se piquetait de points roux.

Heureusement, elle n’allait plus travailler aux champs. Comment eût-elle pu dissimuler ces nausées qui la faisaient verdir et, surtout, ces faiblesses soudaines qui lui cassaient bras et jambes ?

Elle ne voyait les hommes qu’aux heures des repas. Elle s’ingéniait alors à trouver des raisons d’abréger le temps qu’elle passait à les servir.

Mazureau et Honoré, avant de quitter la table, prolongeaient souvent leur conversation. Mazureau ne s’occupait point de sa fille, mais, quand elle se déplaçait, les yeux lestes du gars viraient pour la suivre ! Dès qu’elle pouvait, elle passait dans sa chambre ou bien sortait dans le courtil.

Le reste de la journée, elle était seule avec son angoisse. Marie ne venait plus jamais à la Marnière et, de son côté, Éveline n’osait plus sortir de chez elle. Elle passait des soirées entières en inaction ; quand elle allait garder ses bêtes elle emportait bien un ouvrage de couture, mais c’était toujours le même et il n’avançait point.

Honoré avait raison de dire qu’elle ne dormait pas du tout. Quand, parfois, vers le matin, elle sentait le sommeil la gagner, l’idée lui revenait brusquement et elle se redressait d’une secousse, haletante, la bouche amère.

C’était véritablement, pour son cœur faible, trop de malheurs à la fois !

Elle voyait approcher l’heure où elle allait défaillir. Déjà, devant Honoré, qui n’était pourtant pas bien pressant, elle s’était laissé aller à confesser sa lassitude et son dégoût mortel. S’il eût insisté, peut-être l’aveu lui fût-il monté aux lèvres.

Elle sentait qu’elle parlerait à la première semonce de son père. Elle avait tremblé d’abord en songeant à l’accueil qui lui serait fait ; mais peu à peu sa frayeur s’en allait. Il arriverait ce qui arriverait… Résignée à l’inévitable, elle s’abandonnait, trop endolorie de corps et d’âme pour songer à faire front encore quelque temps.

Pour toutes les petites choses du ménage, son père la laissait absolument maîtresse on la maison. Pourtant, il lui dit un soir, suivant les conseils d’Honoré :

— Tu devrais avancer demain jusqu’au marché de Quérelles… Tu as ici quatre grands coqs que je suis bien fatigué de voir… Quand les gerbes seront dans la cour, nous ne pourrons pas nous en défendre.

— Je puis les vendre à un marchand passager, dit-elle.

Il reprit bonnement :

— Va donc à Quérelles ! tu les vendras plus cher, et puis cela te distraira.

Il était presque tendre avec elle depuis quelque temps. Elle répondit sans le regarder :

— Eh bien, j’irai donc ; je vous remercie.

Le lendemain, Éveline s’en alla de bonne heure pour profiter de la fraîcheur du matin.

De Fougeray à Quérelles, il y a une bonne lieue. Le panier d’Éveline lui tirait le bras. Elle trouva heureusement, à la sortie du village, un charretier qui s’en chargea. Elle continua son chemin plus aisément.

Des souvenirs lui venaient en foule, souvenirs lointains d’heures légères. Elle se revoyait petite fille, trottant avec son frère vers l’assemblée de Quérelles… Plus tard, n’était-elle pas passée par ces chemins en compagnie de Maurice ? Alors toutes les choses avaient un doux visage accueillant. Tandis que maintenant ! Maintenant, elle voudrait ne pas s’arrêter à Quérelles, mais marcher sans se retourner, marcher toujours, droit devant elle.

Au bourg, sur la place mal ombragée du marché, il commençait à faire chaud ; la crainte de se trouver indisposée au milieu de tous ces étrangers lui glaça le cœur. Il lui sembla que tout le monde la regardait et elle n’eut plus que l’idée de se sauver.

Elle vendit ses poulets bien vite, au premier marchand. Comme elle ramassait son panier pour partir, elle sentit qu’une main lui frappait sur l’épaule. Elle sursauta. Marie Sicot était à côté d’elle.

— Tu m’as fait peur, Marie !

La cousine s’excusa.

— Je n’ai pourtant pas frappé bien fort ! Tu es tout de même craintive ! Te voilà blanche et je vois ton cœur qui bat… Tu n’es pas malade, au moins ?

Éveline s’efforça de sourire.

— Oh non ! Je ne suis pas malade…, mais il fait chaud ! Allons-nous-en tout de suite, si tu veux.

Leur panier au bras, elles quittèrent le marché. Quand elles eurent passé les dernières maisons de Querelles, Marie observa :

— Tu ne m’as seulement point embrassée ! Il y a pourtant un moment que nous ne nous sommes vues !

Éveline marchait à côté d’elle, la tête un peu penchée, les yeux fixés à terre ; elle ne répondit pas.

Alors Marie la saisit par le bras.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ? On te dirait partie en songe comme les dormeuses sorcières !

— Je suis lasse, dit Éveline.

— Tes jambes sont cependant meilleures que les miennes. Mais rien ne nous presse ; si tu veux, nous allons nous asseoir là-bas, à ce détour, où il y a de l’ombre.

— Je suis bien lasse ! répéta Éveline.

Marie ne parla plus mais, en marchant, elle épiait sa cousine et son cœur se serrait.

Elles allèrent s’asseoir derrière une haie d’épines dont les petites feuilles criblaient le soleil. Quand elles furent installées, Marie prit dans son panier une longue tartine qu’elle rompit en deux morceaux.

— Mange un peu, dit-elle à Éveline, tu n’as vraiment pas grosse mine !

Éveline mordit à sa tartine une toute petite bouchée qu’elle eut bien de la peine à avaler. Elle y revint pourtant, fit encore semblant de grignoter quelques miettes. Une branche de prunellier avançait au-dessus de sa tête ; elle leva la main, cueillit des prunelles et, furtivement, se mit à les croquer.

Marie, qui l’observait à la dérobée, comprit soudain.

— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle ; pourquoi ne manges-tu pas ?

Éveline tourna vers sa cousine ses pauvres yeux désespérés.

Alors Marie la prit aux épaules, étroitement. Elle ne lui demanda rien de plus, mais son regard parlait si clairement qu’Éveline répondit tout bas :

— Oui !

Marie lui mit un baiser au front et lentement s’éloigna un peu. Entre elles, le silence tomba.

Éveline se tenait droite, les mains aux genoux, immobile, les yeux vagues et secs. Marie remettait les tartines dans le panier ; ses mains s’affairaient, pliaient la serviette, secouaient le tablier… Quand tout fut en ordre et bien net, elle détourna la tête et se moucha deux ou trois fois.

— Cela, c’est le reste à présent, murmura-t-elle. Que faire, mon Dieu ? Que faire ?

Elle répéta plus fort :

— Que comptes-tu faire, Éveline ?

L’autre répondit sans bouger :

— Rien !

— Voyons, il faut… Je ne sais pas, moi ! Il faut tout préparer…, il faut que tu saches ce que tu feras, où tu iras… Tu es chez ton père…, il faut parler à ton père… As-tu peur de lui parler ?

Éveline secoua la tête, lentement.

— Je ne sais pas ! Toute chose m’est égale à présent.

Elle parlait d’une voix basse et grelottante.

— Je voudrais m’en aller, marcher les yeux fermés et ne plus jamais retrouver mon chemin… Marie, je ne veux pas rentrer chez nous… Je veux m’en aller et que chacun oublie mon nom et perde mon souvenir… Je voudrais être morte !

Du coup, Marie se rapprocha d’elle.

— Tais-toi ! dit-elle, tu n’as pas le droit de parler ainsi ! Tu n’as pas le droit ! Tu ne m’as jamais entendue te faire la morale et encore aujourd’hui, je ne te dis rien… Mais ne parle pas de la sorte si tu tiens à mon amitié ! Il n’y a pas que toi, Éveline ! Il faut que tu te redresses, il faut que tu sois forte pour préparer la vie du petit innocent qui viendra…

Elle était d’une famille où la religion manquait. Elle leva la main, pourtant, en un geste de croyante et, transfigurée par l’émotion, de son index tendu, elle montra le ciel.

— Que dirait Maurice, s’il pouvait te voir ainsi, faible et sans courage ? Il est parti, lui… C’est à toi de porter son fardeau en plus du tien.

Elle ajouta d’une voix presque timide :

— Je t’aiderai si tu veux ; ce sera mon bonheur…