La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 3

Librairie Plon (p. 153-167).


CHAPITRE III


À la foire de la mi-juin, Sicot vendit une paire de bœufs limousins huit mille francs.

Un marchand passager lui en avait offert sept mille deux cents, cinq jours plus tôt ; et le bonhomme avait été bien près de conclure marché.

L’orgueil, seul, l’en avait empêché. Il eût fallu, au petit jour, mener ses bœufs à la gare d’embarquement et personne ne les eût remarqués, que deux ou trois employés méprisants. Pour ces gars à casquette, un bœuf, eh bien, ce n’est pas un cheval et voilà tout ! cela ne vaut pas la peine d’être particulièrement examiné… Bœufs, vaches, moutons, porcs, c’est du bétail à tant par wagon ; et les paysans aussi pour finir le compte !

Tandis qu’à la foire !…

Ayant fait la toilette de ses bœufs, lissé le poil, étrillé à fond la queue et les cuisses, adouci la base des cornes, Sicot vous les coiffa d’un beau joug neuf et, sur leur front, passa des courroies blanches dont il noua le bout pointu en deux petites bouclettes placées à distance exacte.

Lui-même avait mis sa première toilette, ses souliers à élastiques, sa blouse à boucle d’argent et son chapeau de paille fine. Le perruquier de Fougeray l’avait rasé et lui avait coupé les cheveux, un peu longs et frisottants au-dessus des oreilles, mais par derrière, recta.

En main son aiguillon de néflier, sculpté à vif dans le jeune bois croissant, il conduisit ses limousins sur le foirail. Quand il les eut attachés, il regarda autour de lui. Il y avait des bœufs d’un peu partout et de toutes races : des vendéens, des parthenais, des nantais, des manceaux, quelques charolais, quelques limousins…, mais de comparables aux siens par la charpente et la qualité on pouvait en chercher !

Il avait eu le soin de se placer au beau milieu du foirail, entre deux paires de biquets nantais, ossus, cornus, propres au travail, non à la boucherie. Le poil de ses bœufs luisait à côté du poil sec des autres, comme sa blouse luisait entre les vestes de cotonnade des voisins.

Les marchands tournaient autour des bêtes. Ils vinrent faire leur bruit autour des bœufs nantais ; mais c’était faux jeu ; tous couvaient de l’œil la belle paire limousine. En passant, sans parler à Sicot ni faire mine de s’intéresser à rien, ils jetaient des caresses savantes, visant les maniements.

Survint un petit vieux ganté à l’allure de rentier. Il ne toucha point les bœufs, ne mania ni la côte, ni le pavé, ni même les abords ; son regard s’arrêta seulement sur les bêtes un instant et il vint près de Sicot.

— Ces bœufs sont-ils à vendre ? demanda-t-il poliment.

Le bonhomme, de belle humeur, répondit :

— Sûrement, je ne les ai pas amenés ici pour les donner !

— Eh bien, mon ami, quel est votre prix ?

Sicot n’avait pas hâte de vendre. Il voulait d’abord montrer ses bêtes. Sûr de sa marchandise, il pouvait attendre et voir venir.

— Mes bœufs sont de première, dit-il. Ils en ont dans la culotte !… Celui qui les veut, qu’il parle largement !

L’autre reprit, tout doucement :

— Mon ami, je n’ai pas de temps à perdre… Voulez-vous vendre, oui ou non ? Si c’est oui, dites votre prix.

Alors Sicot jeta gaillardement :

— Huit mille francs !

— C’est entendu ! dit l’autre ; je les prends !… À onze heures, soyez à la gare pour l’embarquement et le payement.

Il appela un jeune homme qui le suivait et lui fit marquer les bœufs de deux coups de ciseaux. Puis il acheta, sans plus d’embarras, deux des maigres nantais.

Ceux qui étaient là comprirent que ce petit vieux était un gros marchand.

Sicot, lui, n’en revenait pas. Les voisins de foirail l’entourèrent pour le complimenter. Puis, ce furent les petits acheteurs de la région qui s’approchèrent. Jaloux de ce marchand étranger qui gâtait les prix et raflait tout, ils juraient, engeignaient les paysans, laissaient tomber leur bâton sur l’échine des bêtes. Comme il n’y avait plus rien à acheter, ils disaient à Sicot :

— Vous vous êtes fait voler, bonhomme ! Ils valent neuf mille francs et plus vos bœufs… Il y a hausse ; c’est marqué sur les journaux, mais vous ne savez sans doute point lire ?

Il y en eut même un qui ajouta :

— Vous aimez mieux vendre aux étrangers qu’aux gens du pays… Savez-vous seulement où ils iront, vos bœufs ? C’est de la viande pour les Boches ! pour les Boches !

Le bruit, de proche en proche, se répandit. « Il y a hausse, disait-on…, les prix sautent… Il y a un homme de Fougeray qui a vendu deux méchants bœufs huit mille francs et ils disent qu’il s’est laissé voler ! »

Mazureau qui était sur le champ de foire aux veaux apprit la nouvelle et, avec un vieux de Quérelles, il se dérangea pour voir. Car enfin, huit mille francs une paire de bœufs, c’était encore une chose étonnante.

Quand ils arrivèrent, Sicot avait repris son aplomb. Bien campé devant ses bêtes, il tenait tête aux marchands, glorieusement ; à toutes les paroles qui volaient à ses oreilles, il savait répondre ! Il avait allumé sa pipe et crachait autour de lui, sans remuer la tête. Le bourrelet de sa nuque luisait.

Un maigre toucheur ayant voulu faire le malin, Sicot lui expliqua que huit mille ou neuf mille, c’était même chose pour lui, attendu que l’argent ne lui manquait pas.

— Ces huit mille francs, je n’en ai pas besoin ! Je vais les mettre à l’État dès ce soir, mon fi !… À moins que je ne les garde pour acheter un coin de champ, encore…, une dizaine de boisselées, du côté de chez nous…, plus que tu n’en posséderas jamais, ch’ti gars !

Celui de Quérelles qui était avec Mazureau se mit à rire.

— Il est de chez vous, observa-t-il ; vous devez le connaître ?

Mazureau répondit :

— C’est un gars de rien…, un enrichi de guerre.

Et il s’en alla sans attendre son compagnon.

Mazureau rentra à Fougeray tout seul et, bien qu’il eût lui-même vendu son veau plus cher qu’il n’espérait, de fort méchante humeur.

De chaque côté de la route, dans les champs, des gens travaillaient. Ils travaillaient leurs terres. Il y avait par là de riches paysans ; Mazureau connaissait à Saint-Étienne de hautes familles. Les anciens étaient partis de peu ; ils ne comptaient pas au temps où l’on parlait des Mazureau de Fougeray. Mais ils avaient su s’élever pendant que d’autres baissaient et, à présent, leur nom était sur les lèvres des gens, même à la ville. Malgré la guerre, leurs champs étaient cultivés comme des jardins ; ils avaient su trouver des valets et, surtout, les machines ne leur manquaient pas.

À mi-chemin, entre Saint-Étienne et Fougeray, Mazureau s’assit sur un tas de cailloux. Il sortit son porte-monnaie et compta son argent. Il avait eu huit cents francs d’un veau qu’il eût été bien content de vendre quarante écus jadis. Les prix montaient toujours à grande allure et l’argent venait de tous les côtés dans la bourse des paysans. L’occasion était belle d’acheter puisque les messieurs riches vendaient leurs terres. L’occasion était unique ; on tous les cas, lui, Mazureau, à soixante-huit ans sonnés, ne la retrouverait jamais plus.

Par malheur, il avait un peu vidé son tiroir lors de la vente des Poitevin. Il avait envoyé l’argent de sa récolte et, pour le moment, il n’avait pas grand’chose à vendre. Il n’avait pas de bœufs de huit mille francs comme Sicot !

« Huit mille francs…, une disaine de boisselées du côté de chez nous… »

Pour la vingtième fois peut-être, Mazureau fit le compte de sa fortune ; tant d’argent à la maison, tant à recevoir pour le lait, tant pour les bêtes, pour la récolte, tant !… À chaque mille, il allongeait un doigt. Il arrivait à un chiffre qui, cinq ans plus tôt, lui eût semblé quasi miraculeux…, mais qu’était-ce à présent !…

L’important n’est pas d’être riche, mais bien d’être plus riche que les autres. Or, les produits de la terre ayant presque décuplé il y avait de l’argent chez tous les paysans et, chez tous, l’envie de s’en servir, la hâte d’acheter, d’établir durablement sa fortune.

Mazureau recommença encore son calcul. Pour être bien sûr de ne pas se tromper, il marqua les gros chiffres devant lui avec des cailloux. Mais sa nouvelle manière de compter ne changea point le total. Alors il songea qu’il prendrait l’argent d’Éveline. Il eût aimé s’en passer ; pour ce qu’il voulait faire, sa joie eût été d’agir seul, d’être victorieux par ses seules forces. Mais il n’y avait véritablement pas moyen.

Éveline avait eu en argent sa part d’héritage, trois mille francs que lui, Mazureau, avait placés peu de temps auparavant, en bons du gouvernement. Sans doute elle avait aussi quelques sous d’économie. Mazureau mit trois cailloux de plus et puis, à la réflexion, un quatrième ; et il compta toute la rangée. Eh bien ! cela ne faisait que 18 000 francs. En mettant chaque chose au plus haut, il ne pouvait dépasser ce chiffre ; il était barré là… Par conséquent, s’il ne lui venait pas d’aide, la parcelle des Brûlons, payable comptant, passerait à Sicot ou bien à un autre du pays…, et elle serait à jamais perdue pour la famille car les paysans ne lâchent pas leurs terres comme des gens de ville. Or, le bien des Mazureau était là, non ailleurs. C’était autour du cimetière qu’il fallait reconquérir la terre, premièrement. On verrait ensuite à s’agrandir d’un autre côté si l’on pouvait.

Pour acheter ces champs que l’on mettait en vente sous le même numéro 32, il fallait s’attendre à débourser 25 000 francs tout de suite ; 7 000 manqueraient donc, au plus bas mot. Une misère pour certains, une misère pour Honoré…

Avant la guerre, on n’était pas sûr de trouver toujours cent écus dans les bas de laine de ceux de Fougeray ; maintenant, il y avait bien plus de 7 000 francs dans chaque portefeuille ! Mazureau cependant ne songeait pas à emprunter. D’abord ce n’eût pas été facile au village, où chacun gardait son argent dans l’attente des belles occasions d’achat. Porter son argent aux guichets de l’État, passe encore ! car il était aussi commode de payer avec des bons qu’avec des billets de banque ; mais prêter à un voisin, à un concurrent, cela non ! il eût fallu être un peu sot !

À la ville, Mazureau eût peut-être trouvé plus aisément un prêteur, mais il eût fallu à coup sûr laisser prendre hypothèque et c’était déplaisant.

D’ailleurs, il répugnait à Mazureau d’emprunter. Il se sentait vieux et ne voulait pas laisser de charges après lui. Surtout il avait ceci bien enfoncé dans la tête et bien enraciné, qu’un homme comme lui serait perdu d’honneur s’il empruntait hors de sa famille.

Il prendrait donc l’argent d’Éveline : cela allait de soi, il ne la consulterait même pas. Et il ne refuserait pas l’argent d’Honoré, car Honoré était venu au-devant de lui et, un jour ou l’autre, il épouserait Éveline ; la chose, maintenant, paraissait inévitable, rien ne l’empêchant plus.

Cependant Mazureau était d’humeur inquiète devant sa rangée de petits cailloux. Il revoyait Sicot suant d’orgueil et narguant le maigre marchand. « J’achèterai une dizaine de boisselées du côté de chez nous… »

Lui, sans doute, avait déjà l’argent en poche…, et c’était aux Brûlons qu’il songeait…

Il fallait mettre Honoré devant ses promesses, il fallait encore une fois le presser. Le gars était mou et glissant comme une anguille. Oh ! pour lancer de belles paroles, il n’y en avait pas devant lui ! Il expliquait qu’il avait son argent chez un notaire de la ville et il disait volontiers :

— Dès que je voudrai le retirer, je n’aurai qu’à faire un signe… Un petit mot d’écrit au notaire et, deux ou trois jours après, je vais à la ville et je rapporte tout ce qu’il faut.

Ce n’était pas plus difficile que cela : aussi il n’y avait pas besoin de s’y prendre longtemps à l’avance !

Le gars, visiblement, ne voulait rien lâcher avant d’avoir assuré son mariage. Cela pouvait mener un peu loin, avec l’entêtement d’Éveline. Devant Sicot et les autres, Mazureau courait le risque de se trouver désarmé le jour de la vente.

À cette pensée, la colère le secoua. D’un coup de pied, il dispersa les cailloux ; puis il reprit sa route.

Le mariage d’Éveline avec Honoré ! Eh bien, oui ! c’était une chose souhaitable et qui viendrait à son heure, encore que le gars fût chétif et agaçant. Mais ce qui importait par-dessus tout, c’était d’avoir l’argent tout de suite. Mazureau, de son bâton, frappa le sol. Une bonne fois, il allait couper court à ces finasseries interminables et mettre le gars au pas puisqu’il le fallait.

Ce jour-là, Honoré n’était pas à la Marnière ; Mazureau, pour le rencontrer, passa donc à la Commanderie ; et il poussa nettement la barrière du courtil comme un propriétaire qui entre chez soi.

Honoré jardinait avec l’oncle Jules. Il vint au-devant de Mazureau et, poliment, le mena à la maison et lui versa du vin.

— Je suis venu ici, dit tout de suite Mazureau, pour la chose qui me préoccupe et qui me préoccupe gravement.

Honoré, dont la pensée ne s’en allait pas par le même chemin, demanda avec inquiétude :

— Éveline est-elle donc retombée ?

Mazureau haussa les épaules.

— Éveline se porte bien maintenant ; son chagrin passe et ses idées sont raisonnables.

— Son chagrin ne passe point si vite ! reprit Honoré.

— C’est ta faute, mon ami, non la mienne !

Honoré rougit. Pour cacher son trouble, il leva son verre devant sa figure.

— À votre santé, Mazureau.

— De tout cœur, à la tienne ! répondit l’autre ; mais son visage ne s’adoucit point.

— J’arrive de la foire, reprit-il ; Sicot a vendu ses bœufs huit mille francs !

Honoré n’en voulait rien croire. Mazureau frappa sur la table comme il eût frappé sur Sicot.

— Huit mille francs ! te dis-je… Et un homme gonflé, c’était lui ! Il se carrait, il disait qu’il allait, avec ça, acheter dix boisselées du côté de chez lui.

— Ne vous inquiétez donc pas ! dit Honoré.

Mazureau tendit le bras, l’index pointé.

— Tu vas, premièrement, l’augmenter de quinze francs par boisselée à la fin du bail.

— D’accord ! fit Honoré.

— Et puis, s’il fait des remontrances…

Mazureau fit le geste de balayer la table avec sa main.

— Oust !… Il y en aura d’autres pour affermer tes terres.

— C’est entendu ; d’ailleurs je veux augmenter tous mes fermages.

— C’est ton droit… Maintenant, il y a autre chose que je désire. Tu m’as offert sept mille francs pour les achats que je veux faire ; le moment est venu de me les apporter.

Le gars se renversa sur sa chaise.

— Rien ne presse absolument, dit-il. La vente est annoncée pour l’automne, nous avons du temps devant nous. Le jour de la vente, s’il vous faut sept mille, vous aurez sept mille, mais s’il vous en faut huit ou dix, vous les aurez aussi,… D’ailleurs on ne paie pas le jour même, vous le savez bien… Je vous répète que vous n’aurez rien à craindre, ni de Sicot, ni des autres.

Mazureau fit effort pour cacher l’impatience qui le gagnait.

— C’est dès maintenant, dit-il, que j’aurais besoin de cet argent. Je te paierais les intérêts aussi bien que le notaire, tu ne perdrais rien.

D’un geste, Honoré marqua qu’il était au-dessus de cette misère.

— J’ai envie d’acheter des bêtes, dit Mazureau ; j’ai du fourrage à ne savoir qu’en faire… Avec la montée des prix, d’ici quelques mois, il y a des mille à gagner.

C’était une nouvelle histoire ; Honoré ne fut pas dupe.

— Vous allez acheter, dit-il, et fort cher…, si les prix ne tiennent pas, votre argent sera parti. Au lieu de jouer au commerce, attendez donc tranquillement et ne vous inquiétez pas.

Mazureau se leva.

— Je comprends bien, dit-il, que tu ne veux pas faire ce que je te demande.

L’autre, alors, se lança dans ses explications. Il pouvait, certes, retirer son argent tout de suite, mais il craignait que le notaire ne fût pas trop content. Et puis il fallait, pour cela, aller à la ville ; or, il venait de demander deux autorisations coup sur coup…, il n’osait pas en demander une autre avant quelque temps.

— Et si je me déplace sans permission en règle, deux bons gendarmes viendront me saluer et me faire leur petit conte : « Sursitaire, en route pour l’armée ! »

Mazureau le regardait de haut, un pli amer barrant ses lèvres.

— Avec tout cela, répéta-t-il, tu ne veux pas m’avancer d’argent. Tu es riche d’écus, Honoré, mais bien plus riche encore de mauvaises raisons. L’amitié, entre nous, n’en sera pas plus forte !

Honoré protesta encore de ses bonnes intentions. Il saisit la bouteille pour remplir les verres, mais Mazureau retira le sien et, sans rien dire de plus, il s’en alla.

Il arriva chez lui comme Éveline et Bernard revenaient des champs pour le repas de quatre heures. Éveline mit sur la table deux assiettes seulement et elle ne mangea point.

Bernard dit :

— Il ne t’en faut pas beaucoup pour te rendre malade !

Alors Mazureau leva les yeux sur sa fille ; il la vit pâle, avec un regard inquiet.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il ?

— C’est la chaleur, dit-elle… Je n’avais pas mon chapeau et le soleil m’a étourdie. Il ne faut pas vous inquiéter ; ce n’est rien.

Mais, pour Mazureau, cette indisposition tombait juste.

— Tu travailles trop, dit-il ; tu veux faire autant de travail qu’un homme… Pourquoi ne te reposes-tu pas quand tu te sens lasse ?

Il ajouta :

— Il faudra maintenant chaque jour mener les bêtes pacager. Ce sera toi qui les garderas, Éveline… Bernard, cette année, n’est plus un petit berger d’aumailles ; il est en force de faire un travail d’homme.

Bernard observa :

— Les bêtes se garderaient bien toutes seules. Avec la palissade que nous avons faite, il n’y aurait qu’à fermer la bouchure… Et tante Éveline pourrait venir travailler avec nous.

Alors Mazureau déclara :

— Je ne veux plus qu’elle vienne avec nous.

Éveline que la chaleur avait incommodée, décidément, sortit à l’air dans le courtil.

Bernard dit au grand-père :

— Si tante ne vient plus travailler aux champs, j’en connais un qui ne sera pas content.

— Je l’espère ! répondit Mazureau.

Et il conta à Bernard l’affaire de la foire, sa visite à la Commanderie, le refus qu’il avait essuyé et le projet qu’il faisait de mortifier le gars et de lui raccourcir la bride. Bernard hochait joyeusement la tête et approuvait. Mazureau lui parlait tout bas comme à un complice.

— Tu es sursitaire pour travailler ?… Eh bien, travaille mon ami ! Travaille sans lever les oreilles et sans regarder derrière toi !… Garde tes fariboles pour un autre moment ; il n’y a personne chez nous pour t’écouter.

Bernard se mit à rire et il avança son poing fermé.

— Quand je suis derrière lui, dit-il, je pousse dur !

— Surtout, reprit Mazureau, il ne faut pas le lâcher une minute.

Le petit gars comprit bien ce que son grand-pièe voulait dire.

— S’il s’en va faire un tour vers le pacage de chez nous, je le fais manger à mon chien !

Sa voix montait âprement. Ménager Honoré lui était une torture. Il eût donné vraiment beaucoup pour lâcher son chien sur ce gars si riche avec lequel, plus tard, il lui faudrait encore partager les terres d’héritage. Il eût donné beaucoup pour le tenir à merci, pour le lapider en l’insultant. La jalousie le rongeait comme une petite bête ardente.

Tout à coup, il se retourna sur le banc.

— Ce n’est pas tout ça, fit-il ; combien donc avez-vous vendu votre veau ?

— Huit cents francs ! dit Mazureau d’un ton vainqueur.

Bernard frappa sur la table.

— Huit cents francs ! Cré nom ! Je le pensais bien… Vous vous êtes encore fait voler !

Le grand-père écarquilla les yeux.

— Tu veux plaisanter, je pense !

Mais non ! Bernard n’avait pas trop envie de plaisanter ! Il leva les bras, les laissa retomber d’un air découragé.

— C’est malheureux ! fit-il ; on a beau vous prévenir… vous n’écoutez jamais ce qu’on dit !

Le grand-père se défendit à peine.

— J’ai cru vendre au cours… Nous avions compté ; cela n’allait pas à huit cents !

D’un geste autoritaire, Bernard rasa la table comme pour renverser ces misérables objections.

— Je vous avais dit : méfiez-vous ! les prix montent… Huit cents francs, c’était le cours avant-dernier… Maintenant ! Ah bien non ! ce n’est plus ça !… Vous me faites rire quand vous me dites que vous avez vendu au cours !

Il se leva, alla prendre un journal sur la planche d’appui de la fenêtre. Il l’étala devant son grand-père et, frappant sur le papier de sa main ouverte :

— Les cours derniers, les voici ! dit-il. Veaux : première qualité… en hausse de 0 fr. 45 à 0 fr. 48 par kilog… Ce n’est pas sorcier à comprendre ! Comptez ce que nous perdons !

Mazureau, les sourcils froncés par l’effort, commença.

— Eh bien ! ce n’est pas difficile ! 45 centimes… quatre sous et demi la livre…, vingt livres à quatre sous font quatre francs, d’abord…, un demi-sou en plus…, ce n’est pas difficile…, attends donc !

Bernard haussa les épaules.

— Nous serions encore ici demain matin, pour ce problème… Je l’ai fait, le calcul, moi !

Il montra des chiffres au crayon dans la marge du journal.

— Vous ne verrez rien sans vos lunettes, mais c’est juste, vous pouvez me croire ! Vous deviez vendre le veau huit cent soixante francs au moins… voilà ce que vous deviez le vendre !… Mais vous, on vous offre un prix et vous lâchez tout de suite.

Mazureau écoutait modestement. Malgré la perte qu’il venait de faire, au dire de Bernard, il n’était pas du tout fâché que la leçon lui vînt de ce côté. Avec ce petit gars, il se disait que tous ses efforts ne seraient pas vains ; après lui, l’honneur des Mazureau serait en mains fermes.

Une joie profonde remuait le cœur du vieux à reconnaître le sang ardent des fortes races, à trouver enfin parmi les siens le rejeton de belle souche qui pousserait droit et percerait la futaie.

Il mit la main sur l’épaule de Bernard et, les yeux brillants, il dit, mi-plaisant, mi-sérieux.

— Te voilà plus capable que moi à cette heure. Il faudra que je prenne l’habitude de t’emmener quand je voudrai faire un marché.