La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 8

Librairie Plon (p. 112-123).


CHAPITRE VIII


Mazureau était dur au mal ; depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, on ne l’avait presque jamais entendu se plaindre.

Il souffrait pourtant assez souvent des dents. Un jour, il s’en était fait tirer une par le voisin Léperon qui n’était pas maladroit et qui avait des outils appropriés. Il s’agissait d’une grosse dent durement racinée ; le voisin l’avait agrippée cinq fois entre ses pinces rouillées.

À la quatrième reprise, voilà l’opérateur pâle, suant et le cœur chaud… Sa femme s’était approchée, le croyant prêt à passer de la petite mort.

Sur sa chaise, Mazureau goguenardait :

— Remets-toi !… Remets-toi !…, et prends tout le temps qu’il te faudra, mon ami !

Si bien que le gars Léperon, furieux, s’était précipité sur lui et cracracra ! d’un tour de main avait fait sauter la dent jusqu’au plafond.

On avait longtemps parlé de cette séance au village de Fougeray !

Non ! Mazureau n’était pas très sensible et une mauvaise dent ne l’empêchait ni de manger ni de travailler. Pourtant elle le tenait en éveil tout comme un autre.

D’habitude, il prenait son couteau ou une grosse pointe et il coupait, piquait, se dévastait la mâchoire jusqu’à ce que le chicot sortît. Cette fois la dent tenait bon et il ne fallait pas espérer en venir à bout par ce procédé.

Mazureau s’en fut dans la grange, chercha à tâtons dans sa boîte à outils. La tenaille était un peu grosse ; il prit le bec de corbin et crocha dans la gencive. Mais la dent resta inébranlable.

Le bonhomme rejeta l’outil et revint à la maison, la bouche ensanglantée.

Bernard ronflait. Mazureau se coucha, dans l’espoir que la douleur s’endormirait à la longue. Ce fut en vain qu’il s’immobilisa : la dent travaillait, déchirait, perçait, frappait inlassablement.

Redressé sur son séant, il se mit à songer. Avec une dont mauvaise qui vous martyrise, il n’est pas facile d’avoir des idées joyeuses et couleur de beau temps. Tous les souvenirs du jour irritèrent Mazureau ; et, particulièrement, le débat qu’il avait eu avec Honoré revint lui échauffer le sang.

Pour l’affaire des Brûlons, il manquerait, selon toute apparence, sept ou huit mille francs. Peu de chose en somme ! et avec celui de la Commanderie comme soutien, il n’y avait rien à craindre. Or, il promettait, Honoré, il promettait tout ce qu’on voulait, mais pour plus tard, lorsqu’il serait marié, ne voulant sortir ses écus qu’à bon escient.

Plus d’une fois déjà, Mazureau avait pensé le tenir, mais le gars lui échappait toujours au dernier moment. Tant que l’argent ne serait pas là, dans l’armoire, tous les projets pouvaient s évanouir comme fumée au vent.

Mazureau pensait bien qu’Éveline céderait finalement ; il n’avait pas de doutes sur ce point… Mais il ne fallait pas que ce manège se prolongeât longtemps, car la vente n’était pas très éloignéeet, d’un autre côté, le gars pouvait se lasser.

Mazureau, rageusement, se pétrit la mâchoire. Quel imbécile, cet Honoré, qui, avec tous les maîtres atouts dans son jeu, n’en finissait pas de gagner la partie ! Plus tard, quand tout serait réglé, en ordre, sur papier de notaire, avec les signatures au bas des écrits, eh bien ! malgré ses écus, il ne tiendrait pas le haut bout dans la famille, ce méchant tortu à sang pâle !

Des idées confuses assaillirent Mazureau. L’image de sa défunte flotta un instant sur le fond obscur de sa pensée. Il la revit, si douce, si flexible, si fâcheusement étrangère aux calculs d’orgueil et d’intérêt… Pour se marier avec lui, elle avait, en sa jeunesse, refusé un riche gars de Saint-Étienne… Si elle revenait à cette heure, elle serait peut-être à côté d’Éveline, pour l’amour et contre la raison.

Allons donc, Mazureau ! Tu as peiné toute ta vie et usé ton corps et durci ton âme… Tu as été seul dans le droit chemin ; tous les tiens ont été fléchissants et insoucieux d’honneur… Il a fallu tous les redresser… Et parce que tu n’avais point d’aide, tu as semé longtemps en vain… Maintenant voici la récolte et tu jetterais la faucille ! Tu fermerais ta grange, Mazureau, alors que tu peux la remplir jusqu’aux chevrons !

Folie ! déshonneur ! lâcheté !

Lâcheté d’autant plus coupable, qu’il y aura, après toi, quand tu seras couché avec tes anciens dans la terre des Brûlons, qu’il y aura encore un Mazureau de Fougeray capable de porter haut le nom de la famille… Il y aura Bernard Mazureau, le seul héritier franc de Mazureau le Riche.

Bernard ferait aux Brûlons de grands sillons et de belles semailles ! On n’allait pas renoncer à cette gloire à cause d’un enfantillage ! Ces jeux d’innocents avaient assez duré.

Mazureau s’étendit sur le dos. La douleur lui tenaillait toujours la joue, mais son inquiétude orgueilleuse eût suffi à lui tenir les yeux ouverts. La crainte de voir lui échapper cette parcelle des Brûlons était plantée en un point sensible de son cœur comme, en sa mâchoire, cette dent inébranlable.

Il ne dormit pas une minute. Au chant du coq il se leva et, une fois encore, il essaya en vain de faire sauter sa dent.

Puis, ce fut l’aube. Bernard vint dans la grange rejoindre son grand-père. Ils pansèrent leurs bêtes et se préparèrent pour le travail du jour. Honoré devait venir les aider. À l’heure de la soupe, Mazureau remarqua qu’il n’était pas encore arrivé.

Bernard sourit.

— C’est vrai ! il n’est pas venu, ce matin, le « monsieur » ! Il voulait donc vous parler en secret, hier…, que vous m’avez fait signe de partir ?

Mazureau ne répondit pas et Bernard continua d’un air malin :

— S’il ne revient pas ce matin, c’est peut-être qu’il n’est pas très content… Tante Éveline a dû lui faire un petit compliment bien tourné… S’il l’a trouvé de son goût, il n’est pas difficile.

— Qu’a-t-elle dit, Éveline ?

— Ce qu’elle a dit au « monsieur » ? Je ne le sais pas au juste… Mais, à moi, elle a dit qu’elle se mariait dans trois semaines avec ce Maurice que vous connaissez bien… Et elle n’avait pas l’air craintive du tout !

Mazureau grommela :

— Elle ferait mieux de se taire et toi aussi ! Je suis fatigué d’entendre parler de ce pars de rien !

— Pourtant, tante doit vous en parler encore… elle me l’a très bien dit et elle semblait tout à fait décidée.

— Qu’elle essaye ! Elle n’en dira pas long !

Dans la matinée, comme Mazureau se disposait à aller trouver le voisin Léperon pour cette dent infernale, il reçut la lettre de Maurice.

Elle commençait très simplement, cette lettre, et de façon directe :

Je vous écris pour vous demander votre fille en mariage. Nous comptons nous marier dans peu de jours, probablement le 4 juin…

Il y avait ensuite plusieurs phrases d’honnêteté banale ; Mazureau ne les lut point. Froissant la lettre, il la jeta dédaigneusement à terre.

À ce moment, ayant porté la main à sa joue, il constata que sa dent ne lui faisait plus mal. La contrariété avait coupé la douleur, tout net, comme un baume de sorcier.

Il se décida à brusquer les choses. Le soir même, en revenant des Brûlons, il fit un détour par la Commanderie. Par chance, il trouva Honoré sur le chemin, devant sa cour, et il l’aborda franchement.

— Nous ne t’avons pas vu aujourd’hui, dit-il ; es-tu donc fâché contre nous ?

Honoré rougit brusquement.

— Qui a pu vous faire croire cela ?

— Tu as été un moment dans le jardin, hier au soir, avec Éveline… Je supposais que, peut-être, elle n’avait pas parlé à ton gré.

Honoré répondit vivement, jetant ses mots :

— Non ! elle n’a pas parlé à mon gré…, puisque vous voulez que je vous le dise… Ses paroles m’ont étonné, après les vôtres…, elle m’a appris qu’elle se mariait dans quelques jours…

Mazureau se mit à rire.

— Et tu as cru ce qu’elle te disait ? Pour un homme de ton âge, tu n’es pas difficile à engeigner !

— Je ne suis pas difficile à engeigner ! c’est possible !… Mais je suis moins aveugle que vous ne le pensez…, peut-être même moins aveugle que vous. Il est bien certain pour moi, maintenant, que votre fille nous a joués tous les deux.

— Non ! non ! et non ! Éveline a toujours agi selon mon désir et jamais contre moi elle ne fera rébellion ! Viens chez moi demain matin, tu en auras la preuve… L’intention d’Éveline a été de rire un peu à tes dépens et toi, pauvre, tu l’as écoutée en toute innocence !

— Je n’irai pas chez vous, dit Honoré… Encore une fois, je vous dis que j’ai fini par comprendre que ma place n’était pas à la Marnière. Votre fille se marie et, ni demain, ni après-demain, ni les autres jours, vous ne m’aurez à votre disposition pour préparer sa noce.

Un flot de sang empourpra la figure de Mazureau ; derrière son dos, ses poings se crispèrent.

Ce chétif qui était là, devant lui, avoc quelle joie il Teût pris par le cou pour le plier, lui aussi, à sa volonté !

Il perdit un peu la maîtrise de sa pensée et il ne put s’empêcher de dire :

— Tu dois cependant venir ! Tu as fait inscrire ton nom en face du mien comme sursitaire d’armée. Si tu ne viens pas, ils te renverront au régiment.

— Qu’ils viennent donc me chercher ! dit Honoré. Je n’irai plus chez vous… Il ne faut pas vous fâcher, Mazureau, mais vous comprenez bien que c’est impossible puisque votre Éveline se marie !

— Elle se marie ! Elle se marie ! Bien sûr ! mais c’est avec toi qu’elle se marie !

— Faites-la donc changer d’idée ! dit Honoré, après, nous pourrons reparler de cette affaire.

Là-dessus, il s’en alla du côté de chez lui. Mazureau, resté seul au milieu du chemin, lui cria encore, sur un ton de commandement :

— Viens chez nous, demain matin, sur les onze heures… J’ai besoin de toi.

— Vous êtes bien honnête, répondit le gars, mais je n’irai point.

Le lendemain à dix heures et demie. Honoré arrivait à la Marnière.

Ayant passé toute la nuit en agitation, il s’en était allé dès l’aube faire un tour dans la plaine. II s’était donné le prétexte d’aller voir ses prés, sa vigne, d’aller voir aussi des clos écartés qu’il possédait du côté de Quérelles.

Et il n’avait vu ni les prés, ni la vigne, ni les champs de Quérelles. Marchant au hasard, il n’avait rien vu.

Au retour, d’humeur piteuse, il s’était assis au pied d’un petit mur du côté des Jauneries ; il n’était pas pressé de rentrer à la Commanderie !… à la Commanderie où l’oncle lui dirait comme à l’habitude :

— Est-ce aujourd’hui que tu vas demander ta cousine de Montverger ?

De l’endroit où il était, on voyait très bien les grands murs tristes de la Commanderie ; on voyait aussi, sur la gauche, monter dans l’air tranquille une fumée mince qui devait sortir de la cheminée de la Marnière…

S’étant relevé. Honoré prit le chemin de chez lui, fit, dans cette direction, dix pas traînants et s’arrêta. Puis il marcha soudain dans la direction de la Marnière.

Mazureau était à la maison.

— Tu es venu tout de même ! dit-il ; tu es venu préparer la noce, non pour un autre mais pour toi.

Le gars balbutia :

— Je ne suis pas venu pour ça…, vous m’aviez dit que du travail m’attendait… Comme je passais en ces côtés, je suis entré voir.

— C’est aujourd’hui dimanche, il n’y a rien de pressé… Rien, hormis mon désir de te tirer de peine. Je vais appeler Éveline.

Honoré se troubla.

— Je ne veux pas ! dit-il ; je ne veux pas que vous la tourmentiez davantage à cause de moi.

Mais Mazureau :

— As-tu toujours ton idée pour elle ? À cette heure, il faut répondre bien franchement.

— Oui, dit Honoré…, mais je sais qu’elle ne veut pas se marier avec moi. Si vous la tourmentez, je m’en vais tout de suite.

Mazureau n’écoutait pas ; sortant dans la cour, il appela Éveline.

Elle vint du fournil. Tout de suite, en les voyant là, elle comprit ce qui se passait. Elle pâlit, son cœur prit à battre sur une cadence affolée.

— Éveline, dit Mazureau, voici Honoré qui vient ce matin te demander en mariage… Tu es en âge de t’établir et lui aussi. Tu manqueras à ma maison, mais je ne veux que ton bonheur… Tu n’as qu’à fixer avec lui la date que tu préfères ; le plus tôt sera le mieux.

Sous les regards dardés de son père, Éveline se sentit pâlir. Elle se tourna vers Honoré ; la tête basse, l’air honteux, il marchait vers la porte. Elle le devina aussi peu vaillant qu’elle-même et cela la redressa.

— Père, dit-elle, je vous remercie et je remercie Honoré. Je lui ai dit, hier, que mon intention n’était pas de me marier avec lui.

Elle ajouta, d’une voix entrecoupée mais nette cependant :

— Mon intention est de me marier avec Maurice dès qu’il pourra avoir une nouvelle permission. Je pense que ce sera bientôt.

Au cœur de Mazureau la colère flamba. C’était l’écroulement de tout et il n’était pas de ceux qui se lamentent ou qui se résignent.

Il se leva droit ; un brusque désir lui vint d’empoigner ces deux faibles qui étaient là et de les choquer l’un contre l’autre.

Sa main droite s’abattit sur l’épaule d’Honoré qui s’éloignait.

— Reste une minute, dit-il rudement ; elle te doit des excuses.

Sous sa main gauche, Éveline plia.

— Fille de rien ! Qui t’a donc appris à jouer la comédie ? As-tu pensé te moquer impunément de celui-ci qui est honnête et dont la demande te fait gloire ? As-tu pensé le berner au profit d’un galvaudeux ?… As-tu donc perdu la raison, fille Mazureau ? Ne sais-tu pas que, sous mon toit, ma parole est respectée et que jamais personne ne l’a tournée en dérision ?

La voix du grand vieux montait ; les éclats de sa colère devaient aller jusqu’à la route. Une fille qui passait s’arrêta pour écouter.

Alors Bernard qui se tenait dans le courtil, l’oreille au guet, se décida à pénétrer dans la maison.

— Il y en a une qui écoute ! dit-il.

Mazureau continua plus fort :

— Je voudrais qu’il y eût tout le voisinage pour la honte de celle-ci !

Bernard s’était à nouveau penché vers la porte. Il reprit, vivement :

— Et puis voici quelqu’un qui vient. C’est la cousine de la Baillargère… Je ne sais pas ce qu’elle a !

Comme il achevait, Marie entra.

Marie entra, la figure décomposée, méconnaissable. Sans s’occuper des autres, elle vint près d’Eveline, et, gauchement, de ses deux rosses mains inhabiles aux caresses, elle la prit par le cou, elle l’attira sur sa poitrine.

Mazureau, surpris, avait lâché le bras de sa fille ; sa colère fut prompte à revenir.

— Marie Sicot, je suis content de te voir, dit-il ; mais nous sommes en arrangement et tu viens te mêler à nos affaires sans invitation.

Marie leva des yeux suppliants.

— Laissez-la tranquille, dit-elle ; il faut que je lui parle.

Et, dans son trouble, elle montrait un petit carré de papier qu’elle tenait.

Alors Éveline se mit à trembler.

— Il est blessé, cria-t-elle… Marie ! c’est que Maurice est blessé ?

Mazureau dit rageusement :

— C’est-il toi, Marie, qui reçois les nouvelles de ce galvaudeux pour les apporter chez moi ?

La fille se retourna.

— Méchant homme ! cria-t-elle ; ne parlez pas de la sorte ! Si vous saviez !… Non !… Taisez-vous ! Vous devriez mourir de honte !

Elle bredouillait, soulevée d’indignation. Malgré elle, à la fin, elle jeta son papier sur la table et l’aveu sortit.

— Maurice ! il est mort !

Éveline, d’un geste de folle, avait porté ses mains à sa tête ; ses yeux s’agrandirent, puis chavirèrent et elle glissa entre les bras de sa cousine.

— Aidez-moi donc ! cria Marie ; voici qu’elle tombe !

Honoré voulut s’approcher, mais Bernard passa devant lui. Prenant sa tante sur ses bras, il la porta dans la chambre et il la jeta sur son lit.

— Voilà, dit-il, tout rouge de l’effort ; elle n’est pas si lourde !

Et sans jeter un coup d’œil derrière lui, il revint dans l’autre pièce.

Mazureau, penché sur la table, lisait le billet du camarade. C’était très bref, quatre lignes à peine. Le camarade avait écrit à la hâte. Désireux cependant de faire une lettre belle et solennelle, il avait écrit, comme un gradé :

Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous rendre compte que Maurice Lémery est mort au champ d’honneur, hier soir, à dix-sept heures. Il n’a pas souffert, ayant été tué net par un éclat d’obus. C’était un frère pour moi…

Il y avait ensuite une dizaine de mots rayés. Le camarade avait voulu dire le déchirement de son cœur, mais il n’avait pas su terminer convenablement sa phrase et il avait signé.

Quand Mazureau eut fini de lire, il ôta son chapeau et tendit la lettre à Honoré. Celui-ci se découvrit aussi. Tous deux, un moment, se tinrent silencieux et graves comme devant un mort.

Et puis ils sortirent dans le courtil pour parler de leurs affaires.

Bernard, lui, ne s’était point découvert. Ayant lu la lettre, il prit un crayon et marqua deux fautes qui s’y trouvaient.