La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 7

Librairie Plon (p. 98-111).


CHAPITRE VII


Tant que Maurice avait été à Fougeray, Éveline s’était senti le cœur ferme. On ne l’avait point vue pleurer ni baisser les yeux devant son père. Et, quant à Honoré, elle l’avait tenu à bonne distance, lui parlant comme à un valet et non point comme à un galant.

Dès qu’elle fut seule, son courage s’effondra !

Il eût fallu parler tout de suite ; pour se marier dans un mois, il n’y avait pas de temps à perdre. Elle s’y décidait fermement tous les soirs, à l’heure de son audace d’amour, quand elle se trouvait seule à veiller dans la maison endormie.

Le matin, à son réveil, la chose ne lui paraissait plus tout à fait urgente. Il valait peut-être mieux attendre une lettre de Maurice qu’elle n’aurait qu’à montrer… D’ailleurs, Maurice lui-même allait écrire directement au père pour lui demander sa fille comme il se doit.

— Eh bien, non ! Ce sont raisons de défaillance. C’est être un peu trop craintive ! J’ai promis à Maurice de parler, je parlerai tout à l’heure ! Elle sautait vivement de son lit, s’habillait en hâte et, bien résolue, courait dans la chambre aux hommes, allumer le feu pour le repas du matin.

Et dès que le feu serait allumé, elle se retournerait et dirait… Comment dirait-elle ? Elle avait bien des fois préparé sa phrase et voilà que maintenant, au moment où elle allait en avoir besoin, elle ne trouvait plus…

Fallait-il annoncer la chose tout droit, ou bien valait-il mieux partir de loin, afin que le père ne se rebiffât point sous l’effet de surprise ? Cette dernière méthode avait ses préférences ; mais combien il eût été plus agréable et plus simple que le père parlât le premier !… Cela ne pouvait tarder, car Maurice écrirait bientôt…

Le feu allumé, Éveline se retournait et tout à coup… Tout à coup, elle disait :

— Bernard ! Ne sors pas dans la brume avant d’avoir pris un café bien chaud.

Pouvait-elle parler autrement devant cet enfant ? Pouvait-elle le mêler à la querelle, lui donner un mauvais exemple de révolte en bravant l’autorité du père ?

Bernard haussait les épaules et sortait derrière Mazureau.

Elle ne les voyait ensuite qu’aux repas. Mazureau mangeait vite et parlait peu, répondant seulement aux questions de Bernard qui n’avait en tête que des marchandages et des comptes de boisselées.

Trois ou quatre jours par semaine, maintenant, Honoré venait travailler à la Marnière ; avec lui Mazureau était d’humeur facile et prévenante.

Éveline, certes, ne craignait plus ce gars ; elle l’évitait par honnêteté.

À la maison, cependant, elle ne lui faisait pas mauvais visage, à cause du père. Jour par jour, sa faiblesse augmentait devant celui-ci et elle ne parlait pas.

Une semaine passa sans qu’elle reçût de nouvelles de Maurice. La cousine Marie lui porta sa première lettre un vendredi, pendant qu’elle était au lavoir.

Éveline, ce jour-là, était descendue vers le ruisseau pour faire lessive et aussi pour dissiper la fièvre d’attente qui la rongeait.

À travailler fort, elle pensait retrouver sa tranquillité et peut-être le courage qui lui manquait.

Ayant mené sa brouette par le petit raidillon qui descendait au lavoir, elle avait installé son genouillon sous un saule.

Il y avait peu d’eau dans ce méchant ruisseau qui tarissait tous les ans, au milieu de l’été ; pour laver convenablement, il fallait de l’attention et du soin. Éveline s’efforçait de ne songer qu’à sa besogne. Mais il faisait très doux à l’ombre du saule et c’était tout près de là qu’elle était venue s’asseoir avec Maurice, dans cette nuit du mercredi, cette dernière et folle nuit, si lointaine déjà ! Malgré elle, sa pensée s’en allait en tendres songeries.

Elle n’entendit pas Marie venir. Celle-ci apportait un petit paquet de linge ; elle le laissa choir derrière Éveline qui jeta un cri.

— Je t’ai donc fait peur ? demanda Marie.

Et elle ajouta avec un peu de malice :

— Je te voyais, de là-haut, en si grandes réflexions que je pensais trouver le ruisseau tari, ou ton battoir fendu, ou ta brosse emportée au fil de l’eau.

Éveline rougit et puis elle marqua un peu d’étonnement : d’habitude, celles de la Baillargère lavaient en amont et elles étaient même tout à fait favorisées, le ruisseau passant juste au bas de leur verger.

— Votre lavoir est donc démoli, demanda Éveline, que tu viens laver si loin ?

L’autre s’agenouilla à côté d’elle et murmura :

— J’ai des nouvelles pour toi ; j’ai des nouvelles de Maurice.

Éveline la regarda, inquiète et rougissante.

— J’ai une lettre, poursuivit Marie. Ne t’alarme pas ! Maurice s’est confié à moi le matin de son départ…, il m’a parlé plus longuement que tu ne crois…, et je sais…, que vous vous mariez bientôt.

Éveline rougit de plus belle. Marie lui tendit la lettre.

— Il me l’a envoyée à moi afin que ton père ne puisse pas l’arrêter en chemin… C’est un plan qu’il a fait à l’heure de partir, me trouvant devant lui dans la cour de chez nous. Mais, lis ta lettre et ne t’occupe pas de moi.

Ayant défait son paquet de linge, Marie se mit à laver.

Éveline lisait la lettre de Maurice. C’était une très longue lettre cette fois, et une lettre bien douce et bien sérieuse. Jamais Éveline n’en avait reçu de semblable. Il lui parlait gravement comme si elle eût été sa femme depuis longtemps déjà et tous ses mots étaient lourds d’une frémissante affection.

À la fin, il marquait :

Tu recevras ma lettre par ta cousine Marie qui est une personne très bonne et très sûre, connue tu sais.

Si tu es obligée de quitter la maison, tu trouveras auprès d’elle appui et réconfort. Je suppose que tu as maintenant parlé à ton père ; sur ta prochaine lettre, dis-moi la réponse qu’il t’a faite. De mon côté, je vais lui écrire et, oubliant l’affront que j’ai subi, je lui écrirai honnêtement, pour l’amour de toi.

Marie poussait sa besogne. Quand elle vit Éveline replier sa lettre, elle demanda :

— Eh bien ? est-il au combat ?

— Pas encore ! répondit Éveline ; il ne compte pas y être avant quelques jours… Mais on ne sait jamais !

Elle ajouta d’une voix timide et émue :

— Il dit que tu seras près de moi si j’ai besoin d’aide ; je t’en remercie du fond du cœur.

— N’es-tu pas ma seule parente ? répondit Marie ; si je t’abandonnais comme une étrangère, je n’aurais plus personne. Je n’ai pas de sœur, et les filles de mon âge, les voici toutes mariées…

Elle continua, avec un sourire un peu forcé :

— Je n’ai pas de galant comme toi…, et je n’en aurai jamais… Ce serait à moi de te remercier, car il faut bien s’attacher à quelqu’un… Si tu t’éloignais de moi, mon cœur serait en déshérence.

Agenouillées côte à côte, elles se regardèrent, les yeux émus. Elles étaient de visages différents, mais de cœurs semblables, défaillants et tendres. La plus jeune, étant au plus chaud de la vie, frémissait d’un merveilleux émoi ; l’aînée, vaincue sans avoir lutté, l’aînée d’apparence calme et résignée, s’animait pourtant à ce tiède contact.

Sur l’épaule de Marie, Éveline passa son bras frais et, reprenant sa lettre, elle en lut à mi-voix quelques phrases charmeuses.

Son humble visage levé, la vieille fille écoutait, blottie ; un à un les mots d’amour tombaient avec une douceur mystérieuse sur son âme épanouie.

— Il faut que je parle au père ! disait Éveline.

— Il faut que tu lui parles, appuya Marie. Pourquoi ne l’as-tu pas déjà fait ?

Éveline murmura :

— J’ai peur !

Alors Marie entreprit de l’encourager. Il était grand temps de parler ; attendre davantage serait malhonnête… Elle laissa entendre qu’elle était dans le secret des rencontres nocturnes ; elle connaissait aussi les projets de Mazureau.

Éveline dit :

— C’est cela qui m’effraye ! Mon père est de volonté dure ; il ne cède jamais… Il est capable de me chasser de la maison.

— Alors, tu viendras chez moi… Si les anciens sont rudes et ne s’aiment guère, ce n’est pas une raison pour que nous ne nous soutenions pas ; ma mère sera avec nous, s’il le faut ! Et je lui parlerai moi, à ton père, si tu veux… Désires-tu que je lui parle tout de suite ?

— Merci, dit Éveline. Il faut que ce soit moi-même… et, d’ailleurs, Maurice va lui écrire ; tout va se décider bientôt.

Marie avait fini de laver ; elle resta encore un petit moment pour aider Éveline ; peut-être aussi pour parler de cette grande affaire d’amour qui lui était étrangère, mais qui l’agitait par contrecoup.

Et elle disait, la douce Marie, Marie la bien sensée :

— C’est ton père qui est en mauvais chemin… Ne cède pas ! Il ne faut jamais aller contre son cœur… L’amitié vaut toutes les fortunes de la terre et il n’y a rien pour la remplacer… Maurice est beau, il est jeune, il t’aime… Moi, s’il s’était trouvé quelqu’un qui m’eût aimée…

Elle s’arrêta et devint très rouge. Et puis elle se mit à parler d’autre chose en rassemblant son linge. Elle était venue à ce lavoir en cachette ou, du moins, sans prévenir personne chez elle ; il ne fallait pas qu’elle s’attardât plus longtemps. Elle s’en alla donc après avoir embrassé Éveline.

Celle-ci, d’ailleurs, eut bientôt terminé son travail. Elle commençait à entasser son linge pour remonter à la maison quand elle aperçut Bernard qui descendait le raidillon. Il venait souvent ainsi la chercher au lavoir afin de l’aider à pousser sa brouette. Fort peu complaisant à l’ordinaire, il se mettait cependant en avant pour les besognes de ce genre, car il aimait paraître grand garçon et montrer sa force.

— Êtes-vous donc déjà rentrés ? lui demanda Éveline.

— Moi, oui ! je suis rentré, tu le vois bien…, eux, ils sont encore à bavarder.

— Votre travail est-il fini ?

— Fini ! Au train dont nous allons, je ne sais pas si nous le finirons… Quand le « monsieur » est là, tout se passe en paroles… Et moi, je les gêne ; ils m’envoient faire un petit tour…

Éveline ne put s’empêcher de sourire et elle dit pour le taquiner un peu :

— Tu es trop jeune pour savoir tout ce que disent les grandes personnes.

Il haussa les épaules.

— Trop jeune ! Je le sais pourtant bien, ce qu’ils disent !… C’est de toi qu’ils parlent…, si tu ne le savais pas, je peux te l’apprendre.

Éveline ne répondit pas ; il fit claquer sa langue.

— Quand tu seras mariée avec le « monsieur » de la Commanderie, je pense que tu seras fière ! Tu ne regarderas plus ceux de notre rang… probable !…

— Es-tu fou, toi aussi ! dit Éveline.

— Tu aurais peut-être mieux aimé un autre que je connais…, qui est plus jeune et qui a de belles moustaches… Mais ses terres ne sont pas larges, à celui-là, et grand-père le reçoit mal !… Hi ! Hi ! il le reçoit mal, grand-père !

Éveline lui montra la brouette.

— Aide-moi, dit-elle ; cela vaudra mieux que dire des sottises.

Mais le petit gars était lancé.

— Ce n’est pas vrai, ce que je dis, peut-être ? Ce n’est pas vrai que tu écrivais en cachette à un de l’armée ? Sur du papier bleu que tu avais glissé dans une doublure de ton calepin à aiguilles ? Ce n’est pas vrai que tu vas quand même te marier avec le « monsieur » ? Tu as raison, tante Éveline ! Tu as raison ! Tu seras riche… et puis au moins, celui-ci, il ne mourra pas à la guerre ! Tandis que l’autre… dame ! il y a des chances !

Éveline le regarda stupéfaite, ne sachant trop si elle devait rire ou se fâcher.

— Tu vois que je sais tout sans que vous m’ayez rien dit. Il n’y a plus qu’une chose que je ne sais pas…, dis-la-moi, tante ! dis-moi quel jour tu seras la mariée ?

Elle hésita un instant et puis les mots qu’elle devait dire à son père se précipitèrent à ses lèvres et elle ne sut pas les retenir.

— Je ne veux pas épouser Honoré de la Commanderie… Je ne l’aime pas… Je ne l’épouserai jamais ! C’est Maurice que j’aime et je l’épouserai dans trois semaines.

Elle était devenue si pâle tout à coup que Bernard la crut en colère.

— Tu as bien tort de te fâcher, dit-il ; épouse qui tu voudras ! Épouse Honoré…, épouse Maurice… épouse le diable !

— Je ne suis pas fâchée… Je t’ai dit la vérité, puisque tu es si curieux.

— Tu n’as pas dit cela à grand-père ?

— Non, mais je vais le lui dire tout à l’heure.

— Tu ferais mieux de rester tranquille, affirma-t-il gravement. Et puis, tiens ! tu me fais perdre mon temps avec tes histoires de galants ! Achève de charger la brouette.

— Elle est assez chargée ; je porterai le reste.

Il eut un geste d’agacement ; prenant le paquet de linge mouillé qu’Éveline tenait sur ses bras, il le joignit au sien.

— Tu n’auras qu’à suivre, dit-il, si tu peux !

Et, sans reprendre haleine, à grandes foulées, il poussa la brouette jusqu’en haut du raidillon.

Derrière lui, Éveline montait légèrement. De même que Bernard était fier de montrer sa force, elle se sentait vaillante pour avoir dit deux fois son secret d’amour. Elle eût voulu le crier à son père et à Honoré, le crier à tous pour sa délivrance et pour sa joie.

Bernard mena la brouette dans le jardin.

— Aide-moi encore à installer les cordes, lui dit-elle, afin que j’étende vite et que mon linge ait le temps de s’égoutter avant la nuit.

Mais lui, son effort d’homme accompli, prétendait ne pas s’arrêter à ces petites besognes. Il attacha le bout d’une corde à une branche, puis il s’en alla, disant :

— Il faut que je fasse boire les bêtes ; je ne peux pas être à la fois au four et au moulin.

Éveline prit donc le lourd paquet de cordes et, à reculons, elle commença à le dérouler. Au bout de l’allée, elle se haussa pour le passer dans la fourche d’un pommier. À ce moment, Honoré et Mazureau revenaient par le routin longeant le jardin. La tête basse, la veste sur le bras, Mazureau écoutait Honoré qui parlait avec animation. Ni l’un ni l’autre ne voyaient Éveline. Elle s’immobilisa, les bras hauts, appuyée au tronc de l’arbre. Quelques paroles vinrent jusqu’à elle.

— Tout ce que vous voudrez ! disait Honoré… Pour la question de la terre, c’est entendu… La parcelle est à vous ou le diable s’en mêlera… Je n’ai qu’un signe à faire pour avoir l’argent… Mais je voudrais au moins une parole.

— Je te l’ai donnée, répondit Mazureau.

Le gars hocha la tête et continua plus bas :

— C’est que…, je l’estime bien, votre parole… mais, pour cette affaire, j’aimerais tout de même mieux la sienne.

Éveline tressaillit.

— J’aimerais mieux avoir la sienne, disait Honoré…, et jusqu’à présent, elle ne me l’a point donnée.

À ce moment, ils arrivèrent tout près d’elle et ils l’aperçurent.

Honoré dit, galamment :

— Voici la demoiselle de chez vous, Mazureau…, celle qui réveille les sages et fait rêver les fous… Éveline, levez-vous vos jolis bras pour attacher la corde où se pendront vos soupirants d’amour ?

— Je lève les bras, dit-elle, pour accrocher ici ma corde de lessive et je ne peux pas y réussir.

— Je pourrais peut-être vous aider, Éveline ?

— Vous seriez bien aimable ! répondit-elle aussitôt.

Mazureau continua son chemin et le gars, pénétrant dans le jardin, s’approcha tout frétillant.

Éveline lui donna le paquet de cordes qu’il jeta fort adroitement par-dessus la branche pour le rattraper ensuite. Et, en quelques minutes, il eut fixé la corde à quatre ou cinq autres branches, comme il fallait.

Sans perdre de temps, Éveline avait commencé à étendre son linge. Il revint tout près d’elle, mais il se trouva soudain gêné pour lui tourner ses phrases habituelles de beau diseur. C’est qu’il était trop heureux de l’accueil inattendu qu’elle venait de lui faire après ces jours de froideur. C’est aussi qu’elle lui apparaissait bien jolie et troublante, en sa toilette un peu lâchée qui laissait à nu ses bras frais lavés et sa gorge blanche dont l’agitation était visible !

Il risqua à voix basse, quelques mots tremblés.

— Vous êtes belle, Éveline !

Elle, voyant la direction de son regard, fronça les sourcils et rajusta le haut de son corsage.

— Vous êtes belle…, et je vous sais gré de m’avoir permis de vous le dire ce soir !

Elle le regarda bien en face.

— Je ne vous ai donné aucune permission nouvelle ; si vous l’avez cru, vous vous êtes bien trompé !

Il recula un peu. Son espoir s’en allant encore une fois, il fut tout de suite dégrisé et maître de ses paroles.

— Vous savez parler net, dit-il, quand vous le voulez… Moi, de mon côté, je ne suis plus à l’âge où l’on se laisse endormir par les berceuses des coquettes.

— Vous êtes à l’âge où l’on marchande ! dit-elle vivement.

— Vous êtes méchante, ce soir, Éveline !… Vous savez bien que, lorsque je vous ai priée d’amour, je n’avais pas l’air d’un homme qui propose un marché.

Elle répondit avec un peu d’humeur :

— Non ! avec moi, vous n’avez pas trop marchandé, mais vous ne faites que cela avec mon père. Tout à l’heure encore je vous ai entendus discuter tous les deux.

Elle avait interrompu son travail et ils se tenaient l’un devant l’autre, les bras ballants comme deux adversaires qui se surveillent.

— Vous me détestez ! dit-il ; vous avez attendu longtemps avant de me le faire comprendre.

Elle répondit :

— Non ! je ne vous déteste pas ! Je n’ai aucune raison de vous détester ! Et si vous ne m’aviez demandé que de l’amitié, je vous en aurais donné, à vous comme à d’autres… Mais vous m’avez demandé davantage et il n’est pas en mon pouvoir de vous satisfaire.

Honoré sourit amèrement.

— À tant marchander, comme vous dites, j’ai laissé passer la belle occasion. Je suis venu trop tard ou bien il s’en est trouvé un pour lancer la folle enchère…

Éveline s’énervait ; elle jeta nettement :

— Oui ! il s’en est trouvé un !

— À la bonne heure, fit-il ; si vous m’aviez dit cela tout de suite, je ne vous aurais pas importunée comme j’ai fait…, et maintenant, il n’y aurait pas de gêne entre nous… Vous avez peut-être manqué de franchise, Éveline.

— J’ai manqué de courage, dit-elle et vous, vous n’avez pas été clairvoyant. Mais l’heure est venue de s’expliquer. Je ne vous épouserai pas, Honoré… d’ici peu de temps, j’en épouse un autre.

Il fut un moment décontenancé.

— Que vous ne désiriez pas m’épouser, dit-il enfin, je n’étais pas loin de le croire…, mais que vous en épousiez un autre bientôt, cela m’étonne un peu.

— Je serai mariée dans un mois !

— Il n’y a que vous qui le sachiez, remarqua-t-il, votre père l’ignore assurément.

— Mon père l’ignore, mais il va le savoir tout à l’heure.

Le gars leva son chapeau.

— Je vous demande pardon, Éveline ! J’espère que vous ne m’en voudrez pas… J’avais rêvé votre bonheur et le mien.

— Je ne vous en veux pas, dit-elle, mais il n’y faut plus songer.

Honoré s’en alla et sa démarche était celle d’un pauvre petit vieux, bien las d’avoir pioché la terre toute une grande journée au soleil.

Éveline au contraire avait repris son travail et elle allait rondement.

— En voici encore un qui sait maintenant, pensait-elle ; je me forgeais des chimères ! Ce n’était vraiment pas si difficile ! Pendant que je suis en train, je vais prévenir mon père et ce sera fini… ce sera fini !

À la nuit tombée, quand Honoré fut parti et Bernard couché, Mazureau, qu’une rage de dents tourmentait, sortit dans le courtil. Bravement Éveline se présenta devant lui et elle lui dit pour commencer :

— Père, il me reste, dans une bouteille, un peu d’eau calmante pour les dents.

Il répondit d’abord par une sorte de grognement. Puis, comme elle ne bougeait pas, il fit le geste de l’écarter avec sa main et il dit, de fort méchante humeur :

— Va donc te coucher !

Et elle s’en alla bien sans parler davantage !