La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 1

Librairie Plon (p. 124-140).

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER


— C’est-il aujourd’hui que tu vas demander ta cousine de Montverger ?

L’oncle Jules, chaque dimanche, commençait par poser cette question à Honoré.

Ce matin-là, c’était en se mettant à table que cette idée revenait au bonhomme. Probablement, parce que la table était plus mal servie encore qu’à l’ordinaire.

Honoré ne répondit pas.

Le vieux ayant attaqué sa soupe qui lui semblait d’un goût bizarre, cherchait la salière et ne la trouvait pas. Honoré se leva, alla fureter dans un buffet et finit par rapporter un peu de sel au fond d’une tasse. L’oncle sala sa soupe, puis il la goûta de nouveau ; ce n’était pas encore bien ! La soupe devait être une vieille soupe, plusieurs fois réchauffée et où le chien, peut-être, avait lapé.

— Si nous avions celle de Montverger ! murmura l’oncle tristement.

Honoré lui tendit la bouteille.

— Mettez du vin ! dit-il ; avec du vin, vous verrez comme c’est bon !

L’oncle versa du vin dans son assiette et avala la soupe. Il en fut ragaillardi et ne parla plus de la cousine de Montvdrger. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il tînt à celle-ci plus qu’à une autre… Il en parlait par habitude, toutes les fois que cela n’allait pas trop ; aussi, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de sujets de conversation.

L’oncle avait soixante-quinze ans et passait son temps à se quereller avec la servante. Il baissait beaucoup depuis quelques mois, mais, contre la vieille, il tenait encore bon. Il lui reprochait son âge, ses infirmités, sa malpropreté et aussi des choses anciennes, tout ce qu’elle avait fait et tout ce qu’elle n’avait point fait. Malgré qu’elle fût très sourde et que sa voix, à lui, fût grelottante et cassée, il savait encore bien la faire entendre et il ne manquait pas de souffle pour la honnir.

La soupe mangée, l’oncle Jules, mis en appétit, ouvrit son couteau et coupa un morceau de fromage. Puis ses yeux errèrent…, il n’y avait pas de pain sur la table !

Honoré se leva de nouveau et passa dans la pièce voisine où était la boite panetière. Il n’y avait pas de pain dans la boite… Mais tout au fond de la pièce, sur une petite table, un coq nain picotait des grignons durs ; il piochait du bec, grattait et éperonnait la table pour envoyer des miettes à deux poules qui étaient restées à terre.

Honoré sortit dans la cour, cherchant la servante. Elle traînait ses sabots aux abords du poulailler. Il lui fit un signe d’appel mais elle ne bougea point. C’était son habitude, à elle, de ne pas se trouver dans la maison pendant qu’ils mangeaient. Pour la faire rentrer, il fallait un événement.

Honoré rusa. Courant à la petite table il attrapa une poule et, revenant au seuil, la leva, gloussante et hérissée, au-dessus de sa tête.

Tout de suite, la vieille revint, très inquiète. Honoré lâcha la poule et cria :

— Nous n’avons pas de pain ! où donc est le pain ?

Par chance la bonne femme entendit du premier coup.

— Il n’y en a pas ! dit-elle.

Honoré ne put se tenir d’observer :

— Il n’y en a pas pour nous…, il y en a cependant pour vos poules ! Passe pour moi, je m’arrangerai autrement, mais l’oncle Jules ne sera pas content !

La servante entendit très bien ces derniers mots. Elle ferma à demi les yeux, pinça les lèvres et précéda Honoré dans la cuisine. L’oncle attendait ; pour passer le temps, il s’amusait à refaire le fil de son couteau sur le bord de son assiette.

La servante poussa vivement l’attaque.

— Vous ne pouvez pas manger sans me déranger dans mon travail ? dit-elle… Et puis, dites donc ! il n’est pas nécessaire d’abîmer ma vaisselle !… Si vous ne faites rien d’utile tout au long des jours, ne faites pas de sottises au moins !

L’oncle riposta aigrement :

— Si je ne travaillais pas plus qu’une que je connais, la maison serait une maison perdue avant longtemps… Il y en a comme ça dont tout le courage est en paroles…

Il ajouta, directement :

— Si vous pouviez seulement, une fois dans votre vie, mettre la table à peu près comme il faut…

— Qu’est-ce que vous dites ? clama la vieille sourde.

— Je dis que je n’ai pas de pain !

— Du pain ?

— Oui, du pain ! vous entendez bien quand vous voulez, oreille du diable ! Du pain ! du pain !

La vieille se redressa sur sa canne et, d’une voix triomphante :

— Il n’y en a pas une miette !

Honoré, cependant, apportait un petit morceau de miche qu’il venait d’enlever au coq. L’ayant un peu paré et épluché, il le posa devant l’oncle qui fit la grimace. Mais la servante jeta les haut cris :

— C’est pour mes poules, ça ! C’est le reste aux poules ! Vous n’êtes pas dégoûtés de manger le reste aux poules !

Entendant cela, l’oncle s’empressa de déclarer que ce bout de miche valait du gâteau, qu’il était tendre et sentait la belle farine de froment, que lui, Jules Bertaut, voudrait en avoir comme ça jusqu’à son dernier jour. Et il se mit à mordre à même au risque d’y laisser ses dernières dents.

Honoré ayant trouvé une pomme de terre froide achevait de déjeuner ; et il ne souriait pas beaucoup.

La servante s’en prit à lui.

— À qui la faute si nous n’avons pas de pain ? As-tu réclamé tes droits à la mairie ? Pour se laisser voler, il n’y en a pas comme toi !

Honoré haussa les épaules ; chaque jour, à présent, cette question du pain revenait aux lèvres radoteuses.

Au village, personne ne manquait de pain malgré le rationnement. Le boulanger, certes, pesait plus chichement qu’à l’habitude son mauvais pain gris, mais il y avait, chez ceux qui boulangeaient eux-mêmes, de belles fournées clandestines destinées aux voisins.

À la Commanderie, à cause des deux anciens qui n’avaient pas été comptés parmi les travailleurs, la ration de pain de boulanger était assez mince ; suffisante cependant, car la servante ne prenait guère que du lait. Mais la vieille prétendait disposer de sa part complète pour la faire manger à ses poules. S’étant avisée aussi que, par le jeu des lois, la miche de boulanger se trouvait moins chère que le blé, qui était moins cher que le maïs, qui était moins cher que l’avoine, elle avait fini par trancher aussi dans la part de l’oncle et dans celle d’Honoré. Si bien que le pain manquait constamment.

Pour accroître la ration de ses bêtes, la vieille était allée réclamer une part complète à la mairie. Le bonhomme maire — un contemporain pourtant — l’avait mal reçue ; comme elle insistait, il avait cogné sur la table.

— Si tu n’as pas de pain, mange de la fripe !

Maintenant, chaque jour, elle harcelait Honoré pour qu’il fit une réclamation ; et elle rappelait cruellement à l’oncle Jules — ancien conseiller municipal — qu’il aurait pu être maire s’il avait été plus capable de comprendre les affaires.

— Si vous voulez du pain, réclamez votre droit ! répétait-elle.

L’oncle jeta, de sa petite voix aiguë :

— Mon droit, c’est de manger avant les poules !

Honoré sentit que la discussion allait rebondir. Il ferma son couteau et quitta la table.

L’oncle se leva aussi, après avoir mis dans sa poche le reste de son pain. Puis il sortit sa tabatière ; machinalement, car depuis plusieurs jours, la tabatière était vide. Il l’ouvrit cependant, la secoua sur sa main, y plongea le nez…, il n’y avait plus rien, à peine une vague odeur.

Alors il dit tristement, avec un soupir :

— Tu devrais bien aller demander ta cousine de Montverger !

— Vous n’aimez pas mieux que j’aille vous quérir pour quatre sous de tabac ? demanda Honoré.

Le vieux leva ses yeux bordés de rouge.

— Tu sais où il y en a ?

— Non ! mais je sais qu’Armand Mazureau emplit sa tabatière tant qu’il veut, avec de la poussière de bois pourri et du poivre doux.

L’oncle Jules murmura, déçu :

— Tu ferais mieux d’aller chercher celle de Montverger !

Honoré leva la tête. Le portrait de la cousine de Montverger était là, devant lui, sur une photographie qui avait été faite à l’occasion d’un mariage. Elle se tenait en avant d’un groupe, raide en ses beaux atours. Haute comme un homme, avec des épaules carrées, un gros menton et une moustache pâle, elle n’était vraiment pas trop belle. Honoré songea qu’elle était réputée pour sa mauvaise haleine.

— Tu vas aller à la mairie, réclamer notre droit, disait de son côté la vieille servante.

— Entendu ! dit Honoré.

Gagnant vivement la porte, il s’évada.

— Il faut que j’aille chercher la cousine de Montverger, quatre sous de tabac, mon droit…, et aussi une corde pour me pendre, murmurait-il en traversant la cour.

Derrière lui, dans la maison, la discussion avait recommencé. Les deux vieux, au moins, savaient comment passer leur journée ! La dispute entretenait leur santé et comblait les heures.

Sur la route, Honoré hésita. Que faire ? Où aller ? La ville était à deux lieues ; d’ailleurs un sursitaire ne pouvait, même le dimanche, quitter sa commune sans autorisation. Il fallait donc rester au village ; mais, à Fougeray, il n’y avait que des vieux grognons et des femmes qui regardaient Honoré de travers en songeant à ceux qui se battaient…

Le seul refuge était la plaine. Honoré coupa à travers champs. Le temps était lumineux et doux ; quelques nuages flottaient, très blancs, avec des franges transparentes. Il n’y avait pas de vent, mais seulement quelques souffles errants qui passaient sans appuyer.

Honoré alla s’asseoir derrière un mur face au soleil. Devant lui, s’étendait une luzerne magnifique, haute et compacte comme un fourré. Plongeant des hauteurs bleues, de minces martinets filaient d’un vol rasant et rayaient de leurs ailes aiguës la sombre nappe unie, faite d’innombrables petites feuilles, ouvertes comme des mains sous l’amitié du soleil.

Des odeurs légères et inépuisables montaient de cette jeune verdure.

Les bruits des hommes ne s’entendaient pas ; seuls, des cris d’oiseaux et des crissements d’insectes trouaient, la sourde rumeur végétale épandue en glissants murmures.

Honoré se rassérénait.

S’il avait peu de joies, au moins, il ne connaissait pas les grandes peines atroces. Par cette claire matinée, il pouvait laisser nonchalamment couler les heures… Rien ne le heurterait, son corps ne souffrirait pas…, tandis que d’autres, là-bas, mouraient par milliers.

Il essaya de se représenter l’infernale bataille. Mais il n’avait en sa mémoire que des visions douces et médiocres et il n’arrivait pas à concevoir cette tumultueuse horreur dont haletaient les hommes.

Il songea à ce Maurice qui était maintenant couché quelque part dans les terres d’épouvante, la poitrine trouée…, à ce gars robuste aux yeux flambants dont l’amour avait tenu le cœur d’Éveline en esclavage.

Honoré n’éprouvait pas de jalousie, mais bien plutôt une obscure joie égoïste, la joie d’être vivant, lui chétif, de sentir la douceur du soleil sur ses yeux et, dans ses artères, le bondissement léger du sang.

Tant de jeunes hommes l’avaient méprisé pour sa triste allure, pour ses membres grêles et son regard timide ! Il se rappelait les moqueries cruelles des camarades de son âge… Jamais il n’avait osé prendre part avec eux aux divertissement de jeunesse…

Il goûtait à présent une amère revanche : il l’emportait sur des morts.

Quand il avait vu, huit jours auparavant, Éveline partir en faiblesse à l’aveu de Marie, son dépit, certes, avait été grand ! mais un nouvel espoir s’était levé bien vite en son cœur. D’ailleurs Mazureau lui avait parlé directement, en homme pressé que la passion aiguillonne.

Lui, Honoré, ne serait pas si fou que de risquer sa chance prématurément. Se hâter serait laid et maladroit ; avec de la patience, la victoire viendrait d’elle-même.

Durant cette semaine, il n’était allé travailler qu’un seul jour à la Marnière ; il s’était montré compatissant, mais avec réserve et discrétion.

Aujourd’hui, il n’irait pas s’y promener comme il faisait les dimanches précédents.

Non ! il n’irait pas !… Mais il avait tout son temps sur les bras et cette journée menaçait d’être bien longue.

Le soleil commençait à chauffer le mur au pied duquel il était assis. Il se leva et regarda la plaine. Ses yeux s’arrêtèrent du côté des Brûlons. Il vit que les bêtes de Mazureau y paissaient ; alors il se dirigea de ce côté.

Bernard était là, assis à l’ombre d’un cyprès ; il lisait un journal, son chien à côté de lui. À l’approche d’Honoré, le chien gronda ; Bernard leva la tête, mais tout aussitôt, il se remit à sa lecture.

— Les nouvelles de la guerre sont-elles bonnes ? demanda Honoré en s’asseyant à côté du jeune gars.

— Pas trop ! Ils veulent encore taxer le beurre.

Honoré ne put s’empêcher de sourire.

— Il est déjà taxé…, et cela ne gêne personne en nos côtés.

Bernard s’était replongé dans son journal ; il hocha la tête et, joyeusement :

— Voilà encore les veaux qui enchérissent ! Et les bœufs aussi ! Et les porcs ! Et les porcs !… Ils en font du chemin, les porcs !

— Il renseigne bien, ton journal ?

— Il dit tout. Je l’achète chaque dimanche à cause de cela…, tenez, voyez ! il y a tous les marchés, tous les cours… Ça, c’est le prix des fourrages… ici, les grains…, et puis voici les bêtes…, les bœufs, c’est poids net ; les porcs, c’est poids vif… Il y a la première, la deuxième et la troisième qualité… Là, ce sont les invendus ; quelquefois il n’y en a pas du tout.

Honoré crut pouvoir remarquer :

— D’après ce que j’entends, ce ne sont pas les nouvelles de la guerre que tu lis les premières.

Bernard répliqua aigrement :

— Je suis ici, moi, je ne suis pas à la guerre ! Je travaille à la culture, c’est ma place…, personne ne peut rien me dire… Si j’étais en âge, je serais parti… Je ne voudrais pas rester au pays, si j’étais en âge… Non, par exemple !

Honoré sourit avec amertume. D’un geste machinal il caressa le chien ; la bête gronda, les yeux allumés et, d’un brusque coup de tête, lui heurta la main de ses crocs.

— II n’aime pas qu’on le flatte ! dit Bernard en attirant le chien entre ses genoux, d’un geste protecteur.

— Je suis en pays d’amitié ! pensa Honoré.

Pourtant, il ne s’éloigna point tout de suite. Par de longs détours, il finit par amener la conversation où il voulait ; il parla d’Éveline.

— Est-elle tout à fait guérie, ce matin ? demanda-t-il.

— Vous croyez donc qu’elle a été malade ?

— Elle a eu du chagrin tout au moins.

Bernard haussa les épaules.

— Elle a fait ses petites manières…, oui ! mais je pense bien que c’est fini, maintenant. Ce n’est pas bien la saison de rester au lit à pleurnicher et se faire dorloter. Il y a du travail pour tout le monde chez nous.

Il continua sournoisement :

— Tante Éveline, elle faisait semblant d’être très malade et de ne s’occuper de rien… Elle a bien remarqué quand même que vous n’êtes pas venu travailler hier… Elle a demandé pourquoi.

Honoré se releva.

— Tu es sûr qu’elle a demandé cela ?

— J’en suis sûr en effet ! C’est à moi qu’elle l’a demandé.

Comme Honoré s’éloignait, Bernard ajouta :

— On a parlé d’emmener d’autres hommes ; elle a sans doute peur que vous vous en alliez à la guerre, vous aussi.

Honoré eut envie de ramasser une pierre ! Il se contint pourtant et s’éloigna, suivi, jusqu’à la route, par le chien qui aboyait rageusement à ses talons.

Il passa chez un voisin emprunter du pain pour le repas de midi et rentra à la Commanderie.

L’oncle Jules somnolait au soleil devant la porte. Dans la maison, la servante faisait manger des poussins sur une table. Elle les faisait boire aussi. Ayant creusé, dans le bois de la table, deux petites rigoles, dans l’une, elle leur avait versé du lait et dans l’autre, du café pour leur donner de la force.

Comme il était midi, Honoré fit chauffer une platée de haricots aigres et il mit le couvert, car la servante n’en finissait pas.

Une longue sieste coupa en deux cette interminable journée. Un long repos plutôt, car Honoré ne dormit vraiment bien que dix minutes. Encore, le tourment d’aimer agita-t-il son rêve.

Éveline lui apparut, non point dolente, mais brave et de joyeux visage. Elle était en vente à Quérelles au marché couvert. Boutin, l’expert, la montrait aux chalands, suspendue par les mains à une corde de lessive.

Honoré, des deux mains, jetait ses enchères : des poids de fonte, énormes. Il avait bien de la peine à les saisir par leur petite boucle et le mouvement de ses poings était toujours en retard sur sa volonté.

Étaient là, autour de Boutin, Mazureau, brandissant un papier de notaire ; Bernard, les épaules surmontées d’une tête de chien ; Maurice, riant comme un fou malgré sa poitrine défoncée ; celle de Montverger avec un coq nain sur sa coiffe de cérémonie et d’autres encore dont le visage, à chaque instant, changeait de forme et de couleur.

À tour de bras. Honoré lançait ses enchères. Mais il n’atteignait jamais le but, car, à chacun de ses gestes, Boutin tirait sur la corde et Éveline sautait jusqu’au plafond en disant d’une voix moqueuse :

— Honoré de la Commanderie, pourquoi ne vient-il plus travailler chez nous ? Est-il donc parti en guerre dans les pays étrangers ?

Honoré se réveilla, gêné d’haleine et le cœur palpitant. Redressé, il cherchait à rattraper les images fuyantes du songe inachevé.

— Je suis plus tourmenté qu’un jeune gars bachelier, murmura-t-il. Mais je fais des rêves de marchand ou de beau-père…, et je connais la peine d’aimer, non la douceur.

Sur les bâtiments de la Commanderie, sur les prés, sur les champs riches qu’il tenait d’héritage, son regard flotta tristement. Et il pensa avec un peu d’amertume et d’irritation :

— Avec tout cela, j’étais plus pauvre à ses yeux qu’un insouciant valet !… Si j’étais un homme rancunier, elle ne me verrait plus jamais auprès d’elle et je la laisserais à sa misère entre son père acharné et son triste neveu. Je ne suis pas un homme rancunier… Cependant il est bon qu’elle m’attende un petit moment et je n’irai pas la consoler de son chagrin… À coup sûr, je n’irai pas aujourd’hui.

Ayant pris encore une fois cette résolution, il s’en alla dans son jardin travailler un peu…, et puis vers le soir, après souper, il fila droit vers la Marnière… Ne fallait-il pas emprunter un pain pour ses vieux ?

Il alla donc à la Marnière. Au crépuscule, il y était encore. Marie Sicot était venue, en cette soirée de dimanche, tenir compagnie à sa cousine. Comme Honoré causait avec Mazureau, les deux filles sortirent dans le jardin où il y avait un banc de pierre.

Honoré ne tarda point à sortir aussi et il alla s’asseoir auprès d’elles… Ne fallait-il point parler à Marie d’une certaine question de pacage que Sicot avait tranchée un peu vite à son bénéfice ?

Honoré commença donc par faire la remontrance, mais bonnement, en maître bénévole, avec qui il y a plaisir à s’arranger.

— Je dirai cela à mon père, promit Marie.

Honoré reprit avec un sourire :

— Si vous n’y pensiez pas tout de suite, il ne faudrait pas vous en chagriner. L’affaire est d’importance vraiment petite.

Il n’avait plus rien à dire maintenant et, près de lui, les deux filles se taisaient, attendant qu’il partît. Mais non ! il ne pouvait pas partir encore ! Il se pencha à côté de Marie.

— Éveline, dit-il, je pense que vous êtes maintenant guérie !

— Je vous remercie, dit-elle ; je n’ai pas été malade.

Honoré risqua d’une voix anxieuse :

— Vous n’avez pas été malade de corps, peut-être…, mais vous avez eu du chagrin et le chagrin aussi est une mauvaise maladie.

Il se pencha encore un peu pour l’apercevoir. Elle se tenait droite, les mains sur les genoux et le regard levé au-dessus des arbres du jardin, vers le vague de l’air.

— Le chagrin est une mauvaise maladie…, et c’est la guérison de cette maladie que je souhaite, Éveline !

Il vit la poitrine de la jeune fille se soulever et, tout à coup, le fin profil s’abaissa, les paupières retombèrent. Éveline pleura.

Marie l’avait prise à la taille.

— Elle guérira, dit-elle un peu sèchement…, mais il faut que le temps passe. Vouloir la guérir en huit jours, c’est être un peu pressé !

Éveline eut une sorte de longue plainte.

— Je ne guérirai jamais ! Je ne veux pas guérir !

Honoré se recula un peu sur le banc. Son cœur se serra. Marie s’était tournée vers lui ; elle avait les yeux pleins de larmes, mais elle le regardait sans douceur et d’un air de méfiance.

— Voyez-vous, Honoré, il faut qu’elle pleure…, il faut la laisser pleurer tout à son aise… Elle a une grosse peine ; cela ne regarde pas les gens.

Il ne sut que balbutier.

— Vous avez bien raison !

Alors elle se mit à parler, à parler…

— Celui qui est mort là-bas, tout le monde l’aimait… Il était brave, il était jeune et il était beau… C’était Éveline qu’il avait choisie ; elle avait eu cette chance. Là-bas, quand on l’a mis en terre, il n’y avait personne peut-être pour le pleurer. Est-ce qu’on l’a mis en terre seulement ?… Je ne sais pas, moi, je ne sais pas comment ils font… C’est une chose horrible !… Il faut bien pleurer ! Si elle ne pleurait pas, Éveline, je ne la regarderais plus jamais, jamais !… Je pleure bien, moi ! et je n’étais cependant rien pour lui !

— Vous avez bien raison, répéta Honoré.

Il s’était levé, avait pris son pain.

— Il faut que je m’en aille, dit-il. Bonsoir, Marie ! Bon courage, Éveline !

Il sortit par le jardin et traversa le village. La nuit n’était pas encore tout à fait venue ; cependant de nombreuses étoiles s’allumaient déjà. Autrefois par ces longs crépuscules de mai, les gens sortaient au seuil des maisons et leurs voix sonnaient, vives et douces. Maintenant les maisons étaient fermées à la joie, comme les cœurs.

Pourtant Honoré croisa un groupe de jeunes gens. C’étaient deux soldats permissionnaires avec une escorte de filles endimanchées. Une obscure jalousie le mordit. À ceux-là, les combats, les étonnants dangers, mais tout l’amour et toutes les larmes ; à lui, la vie tranquille et maussade…

Il se demanda un instant s’il avait la bonne part. Et il se demanda aussi s’il arriverait jamais à triompher d’un mort.

Il ne se le demanda pas longtemps.

Malgré cette folie de la quarantaine qui le menait tout juste où il ne voulait pas aller, il était de sens rassis, grand calculateur et bon manieur d’atouts.

Et il lui apparut raisonnablement que sa place était bonne, que son jeu était bon et qu’il devait avoir le dernier mot.