La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 4

Librairie Plon (p. 61-70).


CHAPITRE IV


Le dimanche matin Honoré parla à Éveline.

Il ne faut point dire qu’il lui parla mal. Certes, jamais le beau Maurice n’eût pris le temps de chercher des paroles aussi honnêtes et douces ! Contre ce chétif, il eût été bien difficile à Éveline de se fâcher.

— Éveline, disait-il, je ne suis pas un gars comme on en voit qui lancent des paroles légères et que les filles écoutent pour leur perdition. Depuis longtemps je songe à vous tout au long des jours…, mais je ne vous ai pas parlé plus tôt parce que je voulais sonder mon cœur et l’éprouver. Maintenant, je puis vous dire que vous chercheriez en vain, chez nous ou ailleurs, parmi les pauvres et parmi les riches, quelqu’un qui vous aimât de plus sûre amitié.

Ils étaient debout dans la maison ; elle l’écoutait, toute blanche.

— Éveline, je vous vois émue à ma prière, mais vos yeux n’ont pas de joie… Peut-être vous ai-je fâchée ? Vous ne répondez pas, Éveline !

Non ! Elle ne répondait pas. Elle eût voulu dire :

— Vous ne m’avez pas fâchée, mais mon cœur est pris. Celui à qui je l’ai donné, je ne sais même pas à cette heure ce qu’il en voudra faire… Il le garde cependant par force d’enchantement.

Honoré, justement, continuait :

— Peut-être suis-je venu trop tard ?

Et avec un tremblement de jalousie dans la voix :

— Peut-être aimez-vous déjà quelqu’un de la guerre ? Éveline, vous n’étiez pas triste autrefois. En aimiez-vous donc un qui est mort à la bataille ? Je ne dirais plus rien et j’attendrais que votre cœur fût guéri de son deuil.

Elle eût voulu crier grâce ; mais ses yeux étaient fixés sur ce coin de table où se voyait encore la trace du geste brutal et elle sentait sur elle la volonté du père.

Elle fit effort et, sur ses lèvres, vint un pauvre sourire.

— Vous êtes grand questionneur, dit-elle ; pour vous répondre, il me faudrait tout un moment… et voici le laitier qui jette son appel.

Il s’effaça et elle sortit on hâte. Le laitier passé, elle s’attarda par la cour. Pourtant, il lui fallut bien rentrer.

Honoré s’était assis au coin du feu ; alors elle parla la première, contant avec une gaieté forcée les démêlés du facteur et du laitier qui ne pouvaient se rencontrer sans se dire de grandes injures.

— Le facteur venait… ce matin il venait à bicyclette…, depuis quelque temps, il a une bicyclette… alors, comme toujours, le laitier lui a barré la route. Le laitier prétend que c’est son mulet qui tourne tout seul… Pour ça, il a du vice son mulet…, on peut le dire…, il m’a tué une cane la semaine dernière… Alors, le facteur a été obligé de descendre de sa machine et tu es ceci, et tu es cela !…Il fallait les entendre !

Honoré souriait poliment ; mais il n’était pas homme à se laisser emmener par les petits chemins ; à parler seule, Éveline ne tint pas longtemps. Le silence retomba entre eux et leur fut pénible.

Éveline pensa s’échapper.

— Vous m’excuserez, dit-elle, si je vous laisse seul un petit moment. J’ai du linge étendu dans le jardin ; avec le vent qu’il fait, si je n’y veille, il s’envolera dans les nuages.

Mais Honoré se leva.

— Je ne resterai pas seul, car je n’ai plus rien à faire chez vous ce matin, Éveline. S’il venait quelqu’un, cela pourrait faire causer. Et malgré tous les vents de tous les diables, un chapeau de médisances ne s’envole pas dans les nuages comme une mousseline de votre coiffe. Je m’en retourne chez moi avec mes vieux qui sont grognons et sourds. Je m’en retourne sans joie, car vous ne m’avez pas répondu.

Elle le regarda. Il n’avait pas l’air vaillant !

Ses yeux sans audace étaient tristes et doux. Et vraiment, ce petit homme grêle avait l’air de souffrir ; il sembla à Éveline que ses mains tremblaient. Elle se sentit plus forte devant lui et risqua des paroles fraternelles :

— J’ai de l’estime pour vous. Honoré, dit-elle ; si je vous ai fait de la peine, c’est sans le vouloir.

Il répondit vivement :

— Je sais que vous êtes bonne, Éveline ; sans cela je ne vous aurais pas parlé comme j’ai fait. Mais j’attendais beaucoup de vous ; j’attendais la grande joie de ma vie.

Elle eut un mouvement d’humeur. Il s’approcha et prit une main de la jeune fille entre les siennes.

— J’attendais de vous la grande joie de ma vie et vous ne me l’avez pas donnée. Je suis venu à vous comme un mendiant et vos yeux ne se sont pas abaissés vers moi.

Elle sourit faiblement, cherchant à tourner la chose en plaisanterie :

— Les mendiants comme vous ne me font pas pitié, dit-elle ; votre nom n’est pas inscrit avec ceux des indigents que la commune soutient.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Éveline, et vous le savez bien. Je vous ai priée pour votre amitié et je vous ai offert la mienne. J’ai parlé selon mon cœur, non en marchand. Il y a des filles, je le sais, qui écoutent le bruit des écus plus volontiers qu’un air de pastourelle. Vous n’êtes pas de celles-là, Éveline, et je n’ai pas mis devant vos yeux tout le bonheur que je pourrais vous donner à cause de ma fortune.

Elle ne put se tenir de protester.

— Vous l’avez fait cependant l’autre jour… À cette place, dimanche dernier, ce n’est pas un air de pastourelle que vous chantiez !

Il rougit un peu.

— Je parlais devant votre père qui est un homme d’expérience. Vous êtes jeune, Éveline, et vous n’avez pas d’inquiétude pour l’avenir… Je suis malheureusement un peu plus vieux… J’en ai connu qui se sont mariés sans un sou vaillant ; je ne dis pas qu’ils ont eu tort… mais, après, la misère est venue ; ils ont souffert et leurs enfants ont souffert avec eux… Peut-être ont-ils regretté… La jeunesse est courte et la misère dure parfois toute la vie.

Il continua plus bas :

— Il me faut, à moi, peu de chose pour vivre ; je ne suis pas plus dépensier qu’un pauvre. Mais si vous m’aimiez comme je vous aime, une grande joie me viendrait de la fortune que m’ont laissée mes anciens ; elle serait à vous, vous en profiteriez selon votre bon plaisir… Quand la guerre sera finie, il y aura encore du bonheur sur la terre ; il y aura place pour la gaieté, pour les fêtes et les divertissements de jeunesse. Vous seriez heureuse entre toutes et, entre toutes, considérée.

Elle retira sa main qu’il tenait toujours. Alors, il demanda franchement :

— Je ne vous plais pas, Éveline ?

— Non !

Malgré elle, le mot lui avait échappé, tout vif.

Il recula un peu, la tête basse.

— Je suis peut-être trop vieux à vos yeux ? Le cœur n’a point d’âge, croyez-le… Avec moi, votre vie serait sûre ; dites-moi seulement que vous réfléchirez !

— Vous me tourmentez, dit-elle ; vous me faites passer tout mon temps ; il faut que j’aille…

— Je ne vous tourmenterai plus, Éveline ; je ne reviendrai plus chez vous, car vous tenez à ce que je m’éloigne.

Elle hésita une seconde et puis elle répondit :

— Je ne vous en veux pas, soyez-en sûr ; vous pouvez revenir chez nous.

— Non ! vous revoir tous les jours me serait cruel. Tout à l’heure, je vais retrouver votre père ; il doit passer chez moi en revenant de Quérelles. Je lui dirai qu’il ne m’est plus possible d’entrer en sa maison à cause de vous qui me repoussez… Je travaillerai pour lui s’il le veut ; il peut me le demander, c’est son droit… Mais j’ai la liberté de me tenir loin de vous et de ne pas manger votre pain. Je prendrai mes repas chez moi ou bien dans la plaine, au pied d’un mur, comme un triste vagabond. Adieu, Éveline !

Il s’éloignait, il avait gagné la porte… Éveline tremblait, ses yeux étaient pleins de larmes.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle s’avança vers lui et leva les mains en un geste affolé de défense ou de prière :

— Non ! dit-elle ; ne dites pas cela à mon père ! Ne lui dites rien !… Ce n’est pas vrai que je vous ai repoussé.

Comme il la regardait, un peu étonné, elle ajouta avec une sorte de sourire d’atroce coquetterie :

— Et revenez, Honoré, si cela vous plaît. Revenez, j’en serai flattée.

Honoré n’avait pas trop compté se faire écouter du premier coup. L’attitude d’Eveline, ses premières paroles, ses larmes l’avaient décontenancé, mais cette invitation à revenir lui fut un baume et il s’en alla content.

Il traversa le village d’une allure gaillarde et, à la Commanderie, quand la servante lui fit reproche de sa longue absence, il lui cria à l’oreille :

— Je suis allé te chercher une jeune patronne !

— Quoi ?

— Une jeune patronne !

Et, comme la vieille ne comprenait pas, il éclata de rire.

Une jeune patronne ! Il installerait une jeune patronne en sa maison ! Ce n’était pas encore fait, à vrai dire, mais il y avait bon espoir.

Elle ne pouvait pas l’aimer déjà, bien entendu. Il avait quarante ans, elle, vingt-cinq… Si elle l’eût aimé, comme cela, tout de suite, c’eût été chose surprenante et dont il se fût méfié… Elle ne l’aimait pas encore, soit ! mais elle ne le détestait pas non plus, c’était bien évident. Peu à peu naîtrait en son cœur une amitié honnête et bien sensée.

Il n’y aurait pas de difficultés du côté du père, non ! Mazureau n’était pas homme à refuser un gendre possédant les meilleurs champs du pays, les plus beaux prés, les plus beaux arbres. Honoré connaissait la passion du bonhomme, son amour exalté de la terre et ses rêves d’ambition. Et il connaissait aussi son orgueil abrupt, sa répugnance à demander l’aide des étrangers. Mazureau ne rêvait qu’achats, il avait peu d’argent et il ne voulait pas emprunter hors de sa famille… Véritablement, Honoré avait beau jeu, car si la fille hésitait, le père serait un allié tenace et sûr.

Quand Mazureau et Bernard poussèrent la porte de la Commanderie, ils trouvèrent Honoré joyeux et de bel accueil.

La servante donna des verres en grommelant et le gars alla chercher une bouteille. Le verre en main, il s’anima, disant des choses plaisantes. Mais Mazureau ne faisait point écho et Bernard avait son mauvais air fermé.

Alors Honoré demanda :

— N’avez-vous pas vu l’expert ?

Mazureau répondit :

— Si, j’ai vu Boutin, mais je n’étais pas seul ; chez lui ce matin, c’était comme une procession.

— Je vous avais bien dit que cela ferait du remuement ! Mais je pense bien que vous avez parlé largement pour la parcelle qui vous tourhe ?

— J’ai parlé. Je n’étais d’ailleurs pas le premier ; Sicot avait déjà fait des offres… Il y en a un autre encore, un gars de Quérelles, je crois… Je suppose que celui-ci n’est pas trop à craindre… tandis que Sicot !

Honoré prit un air brave.

— Sicot ne fera pas ce qu’il voudra, je vous l’ai dit, Mazureau, vous pouvez m’en croire ! Son bail est à renouveler cette année ; il se tiendra tranquille ou bien je lui abaisserai les oreilles !

Mazureau secoua la tête.

— Je le connais ! Rien ne l’arrêtera ; s’il a de l’argent, il achètera.

— Mais de l’argent, si je suis avec vous, nous en aurons plus que lui, Mazureau !

Le vieux regarda Honoré et une flamme d’orgueil se leva brusquement en ses yeux. Sa pensée vola devant lui et il vit le jour où un Mazureau pousserait sa charrue aux Brûlons, d’un bout à l’autre, dans la terre reconquise.

Il dit au gars :

— Je suis pour toi comme tu es pour moi ; et tu pourrais compter sur mon aide si un jour tu en avais besoin.

— On a toujours besoin d’aide, dit Honoré.

Ils s’étaient levés de table ; ils sortirent dans la cour. Bernard ayant pris les devants, Honoré murmura :

— J’ai parlé à Évéline.

Mazureau dit, avec un accent de certitude :

— Et elle t’a répondu honnêtement…

Le gars eut un instant d’hésitation. — Elle a été un peu surprise, je pense… C’est une fille sage qui veut réfléchir. Il n’eût pas été de mon goût qu’elle me répondît à la légère comme une évaporée dont la tête tourne au premier vent.

Mazureau fronça les sourcils.

— Enfin, a-t-elle dit oui, a-t-elle dit non ?

— Elle m’a dit de revenir, et c’est ma joie ! répondit Honoré.

Mazureau lui tendit la main.

— C’est la mienne aussi, dit-il.

Ils se séparèrent, ayant chacun leur folie en tête.

Pendant ce temps, Éveline écrivait à Maurice. C’était d’une fille sans fierté ce qu’elle faisait là.

Toute raison partie, elle l’appelait à son aide, le suppliait de ne pas l’abandonner, de lui donner de ses nouvelles au moins ! Elle étalait la détresse de son cœur. Elle écrivait humblement :

Je ne demande qu’un mot de temps en temps pour me donner du courage. Nuit et jour, je suis en tourment pour toi dont la vie est en danger. Il n’y a personne ici pour me parler de toi ; personne ne me dira jamais si tu es vivant, seulement ! Au pays, il y a des gens qui vivent comme si la guerre n’était pas et qui sont durs et qui sont rusés… Maurice, il y a des gens dont j’ai peur et je n’ai personne pour m’aimer et pour me soutenir…

Elle était si émue qu’elle n’entendit pas son père qui arrivait. Quand elle leva la tête, il était trop tard : Mazureau se dressait sur le seuil.

Il s’avança vers elle sans hâte, prit la lettre, la regarda et la mit dans sa poche. Puis il saisit l’encrier et le papier qui restait et plaça le tout dans un tiroir dont il retira la clef.

Après quoi, il dit froidement :

— Sers-nous bien vite à manger ; nous avons faim !

Bernard ricanait.