La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 3

Librairie Plon (p. 53-60).


CHAPITRE III


Honoré passa dès le lendemain pour finir le marché, mais il ne resta pas travailler ce jour-là. Le samedi suivant, seulement, il donna sa première journée.

Il arriva un peu tard ; Mazureau, dans la cour, enjuguait déjà les bœufs.

Honoré s’excusa.

— J’ai été retenu chez moi, dit-il, mais je vous dédommagerai ; je vous donnerai une demi-journée en plus.

— À ta convenance ! dit Mazureau.

— Qu’est-ce que nous allons faire ? demanda Honoré.

— Puisque te voilà, Bernard va te conduire ; j’irai vous rejoindre dans un moment.

Bernard sortait de la maison, un panier à la main. Entendant son grand-père, il donna le panier à Honoré et prit l’aiguillon. Ils s’en furent aux Brûlons où le champ de topinambours était à labourer. Une part était déjà retournée ; Mazureau y avait travaillé la veille. Les derniers sillons étaient moins réguliers, moins droits que les autres et la charrue, au bout, avait fait quelques embardées.

— Qui a labouré ceci ? demanda Honoré.

— C’est moi ! dit Bernard en relevant la tête.

Honoré, ayant mis les bœufs à l’areau, prit les mancherons et dit bonnement :

— Je vais redresser ça, mon petit gars.

Bernard ne répondit point. Il prit le panier et suivit le sillon pour ramasser les tubercules oubliés que le soc découvrait.

Honoré, fin laboureur, eut tout de suite ses bêtes en main et, dès le second tour, il retrouva la ligne.

Bernard, que son travail occupait petitement, prenait le temps de regarder. Un genou en terre, appuyé d’une main sur l’anse de son panier, il penchait la tête et visait. À constater que le gars labourait, non point en apprenti, mais sûrement et comme premier valet, sa jalousie fut prompte à s’éveiller. Et, pour marquer ses droits, il dit, d’une voix maussade, quand l’attelage le croisa :

— Vous allez vite ! le bœuf droitier a été malade ; grand-père veut qu’on le ménage.

Au bas du champ, Mazureau arrivait ; il amenait la herse dans une charrette.

Honoré s’arrêta et quand la jument fut dételée, il attrapa la herse pour la descendre. Il ne put y parvenir du premier coup. Bernard le regardait s’escrimer ; comme la herse, décidément, ne venait pas, il s’approcha à son tour. Empoignant le lourd cadre de fer, il le souleva des deux mains, le tira à lui et, tous les muscles tendus, le jeta à terre.

— Il a de la poigne I dit Mazureau avec fierté.

Honoré fit aussi son compliment, puis il aida Mazureau à atteler la jument qui était vive. Quand ils eurent fini et qu’ils se retournèrent, ils virent que Bernard avait saisi l’areau. Il marchait droit dans le sillon et ses bras étaient si raides que la moindre secousse le faisait tressauter.

— Laissons-le faire ! dit le grand-père ; il faut bien qu’il commence.

À midi le champ était labouré et hersé. Bernard avait voulu tracer le dernier sillon et il avait placé large, mordant même quelque peu dans la parcelle voisine.

— Il arracherait les bornes ! constata le grand-père.

— C’est à vous de les arracher, dit Honoré.

Mazureau le regarda, étonné.

— Que veux-tu dire ?

Honoré montra le champ voisin, une vieille luzernière, envahie par la mousse et le plantain.

— C’est bien de la Millancherie ?

— Oui !

Honoré regarda Mazureau bien en face.

— Eh bien ! c’est à vendre, dit-il.

Un brusque afflux de sang empourpra le cou du vieux.

— Tu veux rire, je pense !

Honoré secoua la tête.

— Si je vous le dis, c’est que j’en suis sûr. Vous savez bien que le propriétaire est mort. L’héritier veut se débarrasser de la ferme. À louer des terres, on ne récolte guère d’argent, j’en sais quelque chose… L’héritier veut donc vendre, et son homme d’affaires, c’est Boutin de Quérelles ; il est passé chez moi ce matin.

Comme Mazureau doutait encore, l’autre fouilla dans la poche de sa veste ; et on retira une grande feuille de papier.

— Voici le relevé cadastral ; Boutin m’en a laissé une copie.

Mazureau, sans ses lunettes, ne distinguait rien. Honoré fit lecture pour lui.

— « Champ des Koutis…, champ de la Tombe-Renaud…, champ du Loup…, ce n’est pas cela ! Parcelle sise au lieu dit les Brûlons, inscrite au cadastre sous le numéro 32, section D, touchant au nord et au couchant à Mazureau, au midi à Mazureau et à Sicot, au levant au chemin de Quérelles… Contenance 4 ha., 25 environ…, 4 ha. 25 ! cela me parait un peu fort !

— Non ! Il y a trois pièces, dont cette grande que tu vois et qui touche aussi à Sicot. Est-ce qu’il t’a dit, Boutin, qu’où vendait la ferme en bloc ?

— Vous n’y pensez pas, Mazureau ! Une ferme de trois cents boisselées ! Ils allotissent… Tout le monde en voudra un petit coin et comme tout le monde a de l’argent, cela va faire un beau remuement.

Mazureau, dont la pensée était en grand travail, répondit distraitement :

— Bien sûr ! cela va faire du remuement !

Et puis il gronda sur un ton de jalousie :

— Tu vas encore faire ta belle part dans tout ça ?

Le gars eut un geste évasif.

— J’ai parlé à Boutin…, mais seulement pour un petit bout de pré qui me touche et sur lequel j’ai déjà passage… Je n’ai pas l’intention d’acheter autre chose… Quant à vous, Mazureau, cette parcelle-ci, la parcelle 32, elle vous revient de droit.

Le vieux ne répondit pas directement. Il regarda le soleil.

— Allons-nous-en ! dit-il, car le jour est haut ; Bernard est arrivé à la maison et le déjeuner nous attend.

Ils marchèrent en silence et puis Mazureau dit :

— Ce serait ma volonté d’acquérir ce champ. Il me tente beaucoup plus que d’autres qui le valent ou qui sont meilleurs, parce qu’il nous a appartenu autrefois ; c’est mon grand-père qui l’a défriché… Mais je ne serai pas seul à le vouloir…

— Vous ne serez pas seul ! répéta Honoré.

Sous son chapeau rabattu, il épiait la figure contractée du vieux ; il y lut si clairement le travail de la passion qu’il crut le moment venu de jouer son jeu.

— Mazureau, reprit-il, je suis de vos amis ; si vous avez vraiment envie de ce champ, au lieu d’aller contre vous, je puis vous aider.

Le vieux ne répondit pas et le gars continua :

— S’il y en a d’autres pour acheter, je serai avec vous pour leur barrer la route, et s’il vous manque de l’argent, vous pourrez frapper à ma porte.

Mazureau leva la tête et répondit hautement :

— Ma famille n’est pas une famille de mendiants. Un Mazureau, quand il emprunte, n’emprunte qu’à ceux de son nom, jamais aux étrangers.

Alors Honoré prit à bredouiller :

— C’est que, justement, je porte intérêt à votre famille, moi ! Vous êtes un homme comme je les aime, tout droit et tout franc…, votre fils était mon camarade… Avec votre consentement, Mazureau, votre fille, si elle voulait, prendrait la maîtresse place en ma maison. Il y a longtemps que j’y songe ; ce serait du bonheur pour nous tous.

Mazureau s’arrêta.

— Parles-tu selon ton idée et sans détours ?

— Je parle honnêtement. J’ai quarante ans, Mazureau, et j’ai du bien. Je suis un homme dont la parole compte.

Le gars ajouta avec émotion :

— J’ai du bien autant que n’importe qui en ces côtés. Je n’en ai jamais profité et personne n’en a profité avec moi. Je n’ai jamais été heureux. Maintenant, mon tour serait venu si vous vouliez bien.

L’autre lui mit la main sur l’épaule.

— Honoré, ta parole me fait honneur…, mais que veux-tu que je te réponde ! Ma fille a toujours agi selon ma volonté, comme il se doit, mais, cependant, je n’ai pas toute puissance sur son cœur.

Le gars hésita une seconde et puis il se décida à demander :

— Pensez-vous que ses amitiés soient fixées ? J’ai entendu dire…

Mazureau, du geste, lui coupa la parole.

— Ce qu’on dit ne peut être que menterie ; ne t’en inquiète pas !

— Alors, vous êtes consentant, Mazureau ? Et si je parle à votre fille…, vous n’irez pas contre moi ?

Le vieux ne répondit pas ; ils arrivaient au village. Un cheval attelé à un tombereau venait sur le chemin ; quand ils furent à sa hauteur, le conducteur se dressa au-dessus des ridelles. C’était Sicot. À cause d’Honoré, il donna le bonjour, mais d’une voix rogne et il ne s’arrêta point à causer.

Quand il fut un peu éloigné. Honoré murmura :

— Tenez, Mazureau, en voilà un à qui elle fait envie, la parcelle des Brûlons. Elle le touche par un petit coin et d’ailleurs, dès qu’il se vend une boisselée de mauvaise terre, il est comme fou.

— Oh ! je le connais bien ! dit Mazureau ; pour me nuire, il ferait du chemin.

Alors, Honoré :

— Mazureau, puisque vous me traitez en ami, je ne veux pas être en reste avec vous. Cet homme que nous venons de voir, il n’aura pas la parcelle 32. Il cultive cinquante boisselées qui m’appartiennent, comme vous savez ; il est mon fermier. Il aura beau serrer les poings et se lever sur la pointe des pieds, je suis avec vous, Mazureau, et je le barre !

Mazureau répondit :

— Parle à Éveline !

Parler à Évéline n’était pas chose si aisée. Au repas de midi, Honoré n’en trouva point l’occasion.

Et pourtant Mazureau avait dit à sa fille qui, une fois la table servie, s’était retirée modestement :

— Viens t’asseoir avec nous !

Mais, après, il avait été question de cette ferme qui allait se vendre et de cette parcelle des Brûlons que plus d’un guignerait.

Honoré prétendant que plusieurs avaient dû faire des offres déjà, Mazureau dit à Éveline.

— Prépare mes liardes pour demain matin ; je veux aller à Quérelles, voir le Boutin.

— J’irai aussi, déclara Bernard.

Honoré dit alors :

— Vous avez raison de ne pas trop tarder… Demain matin, je n’ai rien à faire chez moi ; si vous voulez, je viendrai ici, veiller aux bêtes.

Éveline leva vers son père des yeux anxieux. Il avait le visage fermé et dur. Il répondit à Honoré :

— Viens, tu me feras plaisir !

Alors Éveline eut bien vite achevé son repas. Elle se leva de table avant les hommes et sortit dans le courtil.

Quand elle revint, le père était seul à la maison. Il tenait dans sa main le portrait de Maurice qu’il était allé chercher dans la chambre de sa fille.

Avant qu’elle eût pu faire un geste, il arracha le portrait du cadre et le mit en pièces.

Et puis il posa sa main sur la table et son doigt traça une ligne sinueuse.

— Éveline, tu ne prendras pas ce chemin-ci !

Son doigt, brusquement, fila tout droit ; son ongle raya la table.

— Voici le chemin que je te trace… et tu le suivras !