La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 2

Librairie Plon (p. 36-52).


CHAPITRE II


Ce fut le premier dimanche de mars que l’on vendit aux enchères les quatre ou cinq champs qui faisaient partie de la succession des Poitevin de Fougeray.

La vente devait avoir lieu dans la salle de l’école des garçons et elle était annoncée pour deux heures de l’après-midi.

Après le déjeuner donc, Mazureau ayant passé une blouse propre appela Bernard. Ils sortirent tous les deux et le grand-père cligna de l’œil, disant :

— Tu vas voir, petit, comme nous allons vendre !

Sur la route, devant chez eux, un groupe de vieux passait. Ils étaient quatre qui s’en venaient en curieux. La fantaisie les avait pris tous les quatre en même temps de faire cette petite promenade par ce joli soleil en fumant une pipe…

Mazureau les invita à entrer s’asseoir dans sa cour ; on passerait là une heure ou deux à bavarder. Mais ils firent des manières ; il était mauvais de s’arrêter sous ce premier soleil et puisqu’ils étaient arrivés ici maintenant, autant valait aller jusqu’à l’école où l’on verrait s’escrimer les acheteurs.

Après s’être fait un peu prier, Mazureau se joignit à eux. Bernard les suivit, les mains au dos et, comme eux, il se dandinait et crachait en marchant.

Un des vieux que l’on appelait Menon et qui était grand faiseur de prêchi-prêcha parlait sans arrêt. Il expliquait qu’il fallait être un peu fou pour acheter des terres en ce moment.

— Si j’avais de l’argent, disait-il, je le mettrais à l’État.

— Moi de même ! dit Mazureau ; à l’État, c’est sûr et cela rapporte sans peine.

Et tous, ils chantaient les louanges des papiers d’État.

Un cycliste arrivait bruyamment derrière eux. Quand il fut à leur hauteur, il mit pied à terre. C’était Zacharie, le laitier, qui allait à la vente, sa tournée faite ; mais lui, était acheteur ; il aurait même acheté le tout en bloc s’il n’avait craint de se faire des ennemis.

Comme ils marchaient lentement, il sauta sur sa bicyclette pour être sûr d’arriver à temps.

Cela les fit sourire doucement. Il possédait, ce Zacharie, une vieille carriole, un vieux mulet et cette bicyclette neuve, qui, assurément, n’était pas payée.

Quand ils arrivèrent à l’école, la salle était déjà bondée et chacun dit :

— Je n’entre point là dedans !

À cause de ce soleil à rhumes, ils se décidèrent quand même, l’un après l’autre ; mais ils ne se placèrent point ensemble. Mazureau et Bernard se glissèrent tout au fond de la salle.

Ils étaient là une soixantaine, des hommes d’âge hauts en couleur et exactement rasés, quelques sursitaires porteurs de brassards, un permissionnaire en bleu de guerre et, au premier rang, assises aux tables d’écoliers, quatre femmes en coiffe plate.

Sur l’estrade du maître d’école, M. Boureau étalait ses papiers et préparait ses bougies. Un avoué était venu de la ville ; un très bel avoué il faut le dire, avec son lorgnon d’or, ses gants clairs et sa vareuse d’officier de l’arrière.

Il était accoudé à l’estrade et il avait l’air de s’amuser beaucoup à considérer ces paysans.

Avisant un petit vieillard modeste qui se tenait dans un coin, l’air craintif, il lui tendit une affiche d’un air goguenard.

— Tenez, mon petit père, cela vous donnera l’idée de mettre enchère !

— Ben honnête ! mais je ne sais point lire…, et pis je n’ai plus d’argent.

— Allons donc ! une boisselée ou deux, ce n’est pas le diable. Il y a bien encore quelques écus dans votre bas de laine.

— J’ai acheté, le mois dernier, mon bon monsieur…, la terre de Benauge et aussi le logis…, cent quatre-vingt mille francs…

— Cent quatre…

— Oui, mon bon fi ! avec les frais, ça va loin !

L’avoué alla s’asseoir et ne bougea plus. Le notaire riait sous cape, le nez dans ses paperasses.

— Premier lot…, mise à prix : trois mille francs ! Enchères de vingt francs !… Premier feu ! deuxième feu…, troisième et dernier feu !…

Personne ne dit mot. Le notaire ne s’émut pas. Le deuxième lot, sur mise à prix de deux mille huit cents, ne trouva pas non plus d’acquéreur. Des voix s’élevèrent dans le fond de la salle.

— Zacharie ! Eh bien, Zacharie ?

Le laitier se retourna et fit sa grimace habituelle : les yeux mi-clos, il hocha la tête plusieurs fois d’un air très malin.

— Laissez venir ! avait-il l’air de dire…, vous verrez tout à l’heure.

Au troisième lot, Mazureau leva la tête et ses yeux firent rapidement le tour de la salle. Personne ne broncha encore. Le notaire annonça rapidement le dernier lot et puis il ôta ses lunettes et regarda son monde en face. C’était un gros homme finaud que les paysans ne trompaient pas facilement.

— Mes amis, dit-il tout rondement, ce n’est pas la peine de faire vos manières…, vous en voulez tous et je le sais bien… Je recommence, mais je vous ferai payer mes bougies… vous pouvez y compter !… Premier lot ! mise à prix : deux mille cinq cents francs !

Il n’avait pas achevé qu’une femme cria :

— Deux mille cinq cent vingt !

— Quarante !

— Soixante !

— Deux mille six cents !

Ce fut une rage ; à cinq mille francs, le champ fut adjugé au grand vieux qui n’estimait au monde que les papiers d’État. La femme sortit, rouge de croie et l’œil rond, furieuse ; au seuil, ses sabots claquèrent et l’on entendit qu’elle parlait des embusqués.

Le deuxième lot monta à six mille francs, par l’acharnement des autres vieux qui étaient venus en curieux avec Mazureau.

Le troisième lot allait être adjugé à trois mille cinq cents quand celui-ci, enfin, dit son mot :

— Trois mille cinq cent vingt !

Et la danse recommença. Ils étaient trois en bataille : Mazureau, un sursitaire et un autre que l’on n’entendait pas mais qui faisait des signes au notaire.

À quatre mille, le sursitaire, Honoré de la Commanderie, se retourna sur son banc. Reconnaissant Mazureau, il lui fit un petit salut et se tut.

Mais l’acheteur invisible allait toujours. À cinq mille, après une enchère inusitée de cinquante francs, Mazureau sortit sa tabatière.

— Cinq mille vingt ! dit le notaire.

Mazureau baissa la tête. Son regard tomba sur le visage de Bernard. L’enfant était pâle et ses dents se serraient ; des larmes dansaient en ses yeux. Alors le grand-père jeta d’une voix arrogante :

— Cinq mille cent !

Le champ lui resta.

Quand le dernier lot fut adjugé, Mazureau sortit dans la cour. Étaient là, déjà, Honoré le sursitaire, Sicot, beau-frère de Mazureau, et quelques vieux. Honoré tendit la main et fit son compliment. Mazureau offrit sa tabatière, mais Sicot n’y puisa pas, disant sèchement :

— Le tabac ne me manque point !

Et il regarda Mazureau de façon déplaisante. Un gros homme rouge, ce Sicot, qui n’avait pas l’air trop commode.

Quand les autres se furent éloignes, il se planta devant Mazureau.

— À cette heure, te voilà donc riche, que tu achètes des champs ?

— Celui-ci me convenait…, et je ne te demanderai pas d’argent pour le payer.

— Il me convenait aussi.

— Je ne t’ai pas empêché de mettre !

— J’ai mis !

Mazureau le regarda de côté.

— C’était té ?

— C’était mé !

Ils se turent un petit instant et soufflèrent comme deux lutteurs. Mazureau reprit, le premier :

— Depuis que je te connais, tu ne m’en as jamais fait d’autres…

Sicot répondit entre ses dents :

— Grand feignant !

Mazureau, d’un geste, éloigna Bernard. Les deux beaux-frères se regardèrent dans les yeux.

Ils s’étaient mariés le même jour, épousant les deux sœurs. Mais ils ne s’étaient jamais aimés. Une sourde haine était entre eux depuis leur jeunesse et elle eût éclaté cent fois n’eût été l’influence apaisante des femmes.

— Feignant ! tu as donc de l’argent à cette heure ? Ce n’est plus le temps où tu laissais vendre les terres de ta défunte !

Mazureau se pencha vers le petit homme qu’il dominait de sa haute taille.

— Combien me paierais-tu mes champs des Brûlons ?

L’autre se troubla :

— Tes champs des Brûlons ?

— Oui, combien me les paierais-tu ? Il faut me le dire à moi, au lieu d’aller en parler au notaire. Car tu lui en as parlé, Sicot  ! Voilà comme tu marches droit ! C’est peut-être à cause de la parenté !

Sicot se secoua rageusement.

— La parenté ! Entre nous, il n’y a pas de parenté !

Mazureau continua avec un rire méprisant :

— Tu n’auras pas mes champs… Qui sait si un jour je n’achèterai pas les tiens, Sicot de la Baillargère ?

Sur cette menace, il s’en alla en levant les épaules pendant que l’autre répétait :

— Feignant ! Feignant !

Sur la route, Honoré le sursitaire rejoignit Mazureau. À nouveau il lui fit compliment de son achat. Le champ était bien situé, d’abord facile, et plusieurs le désiraient.

— II te faisait envie, à toi aussi, observa Mazureau.

— Je ne vous le cache pas ; mais devant vous, je me suis retiré.

— Je t’en remercie. Honoré. Sicot n’a pas fait comme toi et je paye trop cher.

Mazureau ajouta, et sa voix sonna sourdement, avec un accent de reproche :

— J’ai payé plus cher que toi quand tu as acheté, de mon pauvre défunt garçon, ma terre des Jauneries.

— Croyez-vous bien, Mazureau ? C’était cher pour l’époque. Le champ que vous venez d’acheter ferait mieux mon affaire… Il me touche, tandis que les Jauneries, c’est loin dans la plaine.

Mazureau s’arrêta et prit son temps.

— Honoré, fit-il, me les revendrais-tu, les champs des Jauneries ?

L’autre devint rouge, comme un gars dont la ruse est percée à jour. Il répondit tout sec :

— Non !

Ils étaient arrivés devant la maison des Mazureau. Éveline traversait la cour. Honoré lui donna le bonjour et ses yeux la suivirent. Il fit un pas pour s’en aller, puis :

— Mazureau, reprit-il, je ne peux pas vendre les Jauneries, pas plus que je ne peux vendre les autres champs qui m’appartiennent. Je ne suis pas dans la situation d’un homme qui vend ses terres, vous le comprenez bien…

— Je le comprends ! tu parles selon mon goût.

— Mais je ne vous dis pas que je ne m’arrangerais pas avec vous… Il faudrait voir.

— Entre chez moi ! fit Mazureau.

Honoré était-il le plus riche de Fougeray ? Beaucoup disaient oui, sans hésiter. D’autres lui opposaient Gibel, le marchand de porcs, dont nul ne connaissait les affaires, et M. Marquet, le rentier qui avait des papiers dans les banques.

La fortune d’Honoré avait ceci d’avantageux qu’elle était nette, loyale, visible sous le soleil.

D’héritage en héritage, il s’était trouvé propriétaire de quatre cents boisselées et plus. Il avait une grande maison, délabrée à parler juste, mais pleine de lits, de coffres, de buffets, de vaisseliers et de larges armoires. Chacun savait que ces armoires étaient bondées, vingt aïeules ayant filé pendant toute leur vie le chanvre qui était entassé là.

Véritablement, ils n’étaient pas si fous ceux qui tenaient Honoré pour le plus riche du pays.

Avec cela, il n’était pas plus fier que les autres. Ses terres étaient louées en majeure partie ; il n’en cultivait guère qu’une vingtaine de boisselées attenant à sa maison, qui était bâtie en un endroit de Fougeray que l’on appelait la Commanderie.

L’aidait, un vieil oncle qui lui avait déjà donné son bien. Une servante menait sa maison, une servante âgée qu’il tenait d’héritage comme le reste.

Cela ne lui faisait pas toujours une vie bien gaie.

On le jalousait pourtant. Au début de la guerre, il avait été un des rares chétifs qui demeurèrent au pays. Par la suite, on en fit un auxiliaire et puis, après quelques mois passés à la caserne, il revint comme sursitaire agricole, moins fier que jamais.

La servante, à ce moment-là, étant immobilisée par des douleurs, il s’adressa à une voisine pour tenir son ménage. Mais la gouvernante était rude et, de son fauteuil, prétendait régenter tout le monde ; la voisine, d’humeur âpre, ne fit pas long feu.

Honoré amena ensuite une manière de petit souillon qui lui avait semblé de fort bon caractère ; au bout de huit jours la gamine était congédiée et rondement !

Alors, l’oncle donna à Honoré le conseil de se marier ; de se marier avec la cousine de Montverger par exemple, qui, assurément, ne refuserait pas.

Peut-être bien en effet qu’elle n’eût pas refusé, la cousine de Montverger… Honoré avait quarante ans, elle, quarante-deux et les fortunes s’accordaient. Mais elle était de triste abord avec sa moustache et ses cheveux grisonnants.

Il eût préféré une jeunesse. Il se savait chétif d’allures ; les filles ne lui avaient jamais caché qu’elles le tenaient pour un piteux galant à cause de sa maigre figure de chèvre et de son estomac rentré ; mais il savait aussi que quatre cents boisselées pèsent d’un bon poids dans la balance des amitiés. Il lui fallait seulement éviter de tomber sur une fille trop délurée qui lui ferait voir du pays.

Il songea tout de suite à Éveline Mazureau. Elle lui plaisait, celle-ci, plus que toutes les autres ; parce qu’elle était jolie, bien entendu, mais aussi parce qu’elle était de regard modeste et de bel accueil.

Il se décida donc, non pas à agir vivement avec la fille, comme eût fait un gars freluquet, mais à endormir le père. Finasser avec Mazureau ne l’effrayait pas, tandis que les hardiesses galantes demandaient une habitude qui lui manquait.

— Comme ça, Mazureau, vous regrettez les Jauneries ?

— Je les regrette…, parce qu’elles viennent de ma défunte…, autrement, non ! Quand on veut de bonne terre, ce n’est pas aux Jauneries qu’il faut aller.

— Cela vaut tout de même bien le champ que vous avez acheté aujourd’hui !

Mazureau haussa les épaules.

— Tais-toi, allons ! tu ne connais pas la terre.

Le gars murmura, tourné vers Éveline :

— J’en ai pourtant des terres ; j’en ai des mauvaises et j’en ai des bonnes.

Sur le banc, à côté de son grand-père, Bernard s’impatientait.

— Si vous en avez tant, dit-il, pourquoi ne voulez-vous pas nous en vendre ?

Éveline lui fit les gros yeux, mais les deux hommes ne purent s’empêcher de rire.

— En vendrais-tu, toi, si tu en avais beaucoup ? demanda Honoré.

— Non !

— Eh bien ! je suis tout pareil à toi… Mais comme ton grand-père désire faire un échange, je veux bien essayer de m’entendre avec lui.

Mazureau se récria :

— Je ne t’ai pas dit que je voulais faire un échange… Je t’ai dit : entre et parle selon ton idée.

— Eh bien, oui ! Je parle le premier : cédez-moi le champ que vous venez d’acheter et je vous donne les Jauneries. C’est un cadeau de deux mille francs que je vous fais.

Mazureau secoua la tête.

— Ça n’ira pas comme ça ! dit-il.

Mais sa voix était molle et une grosse joie inattendue éclairait son regard. Il reprit :

— On peut s’entendre, je crois… Mais il faudra voir, il y a des frais que tu paieras…

Puis il fit commandement à Éveline d’apporter des verres. Honoré devina que l’affaire était conclue, mais il faudrait en reparler et c’était très bien ainsi.

Éveline lui versant du vin, il fit le plaisant :

— Quand vous viendrez chez moi, Mazureau, il n’y aura pas une jolie fille pour vous verser à boire…, chez moi, c’est le pays de triste humeur où les brèche-dents sont rois… Souvent je suis obligé de mettre moi-même la nappe.

Et puis, avant de boire, il leva poliment son verre :

— À vous de tout cœur, Éveline !

Comme il continuait à se plaindre de sa vie solitaire, Mazureau lui demanda :

— Eh bien, pourquoi ne te maries-tu pas ? Il y a, chez toi, belle place pour une femme.

Honoré se rengorgea.

— Oui, il y a belle place !

— Tu peux choisir la plus riche.

— La plus riche ? Si je me mariais, je ne m’inquiéterais pas de la richesse.

Il se tourna vers Éveline et le sang colora ses joues maigres.

— Je puis prendre la plus pauvre du village et lui dire : Viens chez moi et commande en ma maison… S’il te plaît de travailler, travaille… S’il te plaît de ne rien faire, voici ton escabelle devant la fenêtre, voici ton fauteuil au coin du feu… Ou bien si tu veux voyager et réjouir ta jeunesse, mon cheval est attelé dans la cour… Je lui parlerais ainsi… Et des robes et des colliers, je saurais en trouver pour elle chez les marchands.

Éveline sourit tristement.

— Des maris comme vous, les filles n’en rencontrent pas souvent.

Et puis elle passa dans sa chambre. Le désappointement d’Honoré n’échappa point à Mazureau.

— Alors, dit-il, c’est entendu ; nous changeons, mais tu paieras les frais d’actes.

— Oh ! oh ! fit Honoré, vous avez dit vous-même qu’il fallait réfléchir un peu…, si je me décide, je reviendrai vous le dire.

— À ton idée, mais ne tarde pas trop.

— Je ne tarderai pas.

Le gars ajouta, avec, une visible hésitation :

— Il y a encore une chose dont je voudrais vous parler.

— Quoi donc ?

Honoré montra son brassard.

— Me voilà, comme vous savez, sursitaire pour la culture. J’ai du travail chez moi, mais je ne suis pas mon maître : il faut que je travaille aussi chez les autres.

— C’est la justice ! dit Mazureau.

— D’accord ! je ne tire pas en arrière… Mais je suis un jour ici, un jour là… quelquefois bien, souvent mal, et de mauvais coups de langue, j’en attrape ! J’aimerais bien être régulièrement chez quelqu’un. Je dois deux jours par semaine ; j’ai songé à vous, Mazureau, qui n’êtes pas en force pour votre travail…

Mazureau l’épiait, surpris de le voir se découvrir si vite.

— Ça me flatte ce que tu dis là, Honoré ; mais pour le paiement ?

L’autre eut un geste large.

— Oh ! ne vous tracassez pas ! Le principal est que vous me demandiez et que je sois inscrit comme travaillant chez vous. Voulez-vous que je passe à la mairie pour ça ?

— À ton idée, dit Mazureau. Tu prendrais tes repas ici, bien entendu ?

— Si cela ne vous dérange pas trop.

À ce moment, la voix d’Éveline se fit entendre dans la cour. Honoré se leva et prit congé de Mazureau. Quand il fut sorti, il s’arrêta devant la jeune fille pour la mettre au courant.

— Ce sera un peu de peine pour vous, Éveline, mais je ne viendrai que deux jours par semaine.

Je vous prie de ne pas vous donner de soucis pour moi : je ne suis pas difficile.

Elle répondit honnêtement :

— Ce n’est pas une grosse affaire et je tâcherai de vous contenter.

— D’être servi par vous, je serai toujours content !

Il avait murmuré cela à voix timide et juste au moment où Éveline s’éloignait dans la direction du pailler.

Il resta un moment indécis et puis il suivit la jeune fille. Entre le pailler et le mur de clôture elle rassemblait ses poulets autour d’une poule mère qui gloussait furieusement.

Il fit mine de l’aider, mais elle sourit, disant :

— Vous faites peur à ma poule !

Il recula penaud, les mains ballantes et attendit.

Quand elle eut fini de s’occuper de ses bêtes, il s’approcha de nouveau.

— Éveline, je suis content de venir travailler chez votre père.

Elle répondit, distraitement :

— Vous êtes bien honnête ! Vous nous rendrez gros service !

— Chez moi…, chez moi, rien ne manque, hormis la jeunesse ; tout est vieux chez moi et tout est triste. De vous avoir devant moi, ce sera pour mes yeux comme une caresse de soleil.

Elle le regarda, un peu étonnée. Alors il rougit et lui tendit la main.

— Au revoir, Éveline ! À demain, Éveline ! Je suis bien content, Éveline !

Comme elle souriait doucement de son joli sourire las, il crut qu’elle était bien contente aussi. Il lui serra la main bien fort et s’en alla, le cœur ensoleillé.

Éveline rentra dans la maison. Bernard était sorti, mais le père n’avait pas quitté sa place devant la table.

— Éveline, dit-il, Honoré de la Commanderie va venir travailler chez nous comme sursitaire de l’armée.

— Je le sais, dit-elle ; il vient de me l’apprendre.

Mazureau regarda sa fille ; elle avait cet air triste qu’il lui voyait depuis plusieurs semaines. Il dit rudement :

— Tu veilleras à ce que rien ne manque aux repas quand il sera ici…, et puis, aussi, c’est mon désir que tu lui fasses bon accueil.

— Mais, père, j’ai l’habitude de faire bon accueil aux gens que vous employez.

Il frappa sur la table.

— Celui-ci est plus méritant que les autres. Quand il t’a parlé tout à l’heure, tu as répondu en moquerie et tu as tourné le dos. Je n’entends pas que tu fasses affront à un homme de son rang…, à un homme qui vient de me rendre ma terre des Jauneries, alors que je la croyais perdue à jamais pour la famille.

Éveline s’était baissée devant le feu ; elle répondit craintivement, sans regarder son père :

— Je viens de lui parler ; il n’a pas l’air fâché contre moi.

Mazureau reprit avec moins de rudesse :

— Peut-être ! Rien ne lui coûte aujourd’hui. Mais demain et toutes les fois qu’il viendra, sois aimable avec lui. Il y a une belle place pour une femme chez lui ; il le disait tout à l’heure, et c’est la vérité.

Il baissa la voix :

— J’ai compris qu’il le disait pour toi… J’ai idée, Éveline, que tu ne seras pas à plaindre un jour, moins à plaindre que ne le furent ta mère, ta grand’mère et toutes celles de la famille. S’il y en a un de mon nom après moi, tu pourras lui faire largesse et, te contentant d’argent, lui laisser ta part des Brûlons… Car tu auras des champs où te promener tout un dimanche sans repasser à la même place. Les gens te salueront, Éveline Mazureau !

Elle se releva et dit, d’une voix dolente :

— Oh ! père ! Je n’en demande pas tant !

Mazureau considéra un instant le visage pâle de son enfant, les yeux embués de larmes et la bouche fine aux coins abaissés. La colère le secoua.

— J’ai parlé pour toi, pour ton honneur et pour l’honneur de la famille. Et te voilà encore avec tes manigances et tes airs déchirés ! Je ne veux pas savoir ce qui te blesse ; je ne te demande rien et je ne veux rien entendre. Éveline, tu marcheras selon mon goût… Tu seras maîtresse à la Commanderie ou bien tu n’es pas de mon sang. Ôte-toi de ma vue !

Éveline passa dans sa chambre. Elle était, devant son père, comme une petite fille ; malgré ses vingt-cinq ans, elle n’eût jamais osé se redresser contre lui.

Et puis, vraiment, elle était trop accablée aujourd’hui ! Toute tremblante, elle s’approcha de sa commode. Le beau soldat était toujours là et la regardait avec des yeux vaillants. Que faisait-il là-bas ? Depuis un mois il n’écrivait plus.

Pourtant on avait entendu parler de lui au village ; la nouvelle était venue qu’il avait été cité pour un fait de bravoure. Éveline savait aussi qu’il avait envoyé une carte à une fille de Quérelles, une grande fille insolente et de fâcheuse réputation.

Éveline eût pardonné cela ; elle pardonnait… Mais cet oubli d’un mois était tout de même trop cruel ; il n’y avait pas grand espoir qu’il revînt vers elle, maintenant.

Et voilà que le père, d’un poing implacable la poussait vers un autre, vers ce vieil amoureux insinuant, armé de ruse et d’écus.

Une angoisse étrange lui glaça les moelles à l’idée qu’elle aurait à se défendre et qu’elle n’oserait peut-être pas. Elle se sentit seule, faible, sans recours possible.

Le cœur en désarroi, elle s’abattit sur son lit et sanglota.