La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 5

Librairie Plon (p. 71-81).


CHAPITRE V


À Fougeray, ce printemps-là, la guerre causa de grands deuils. Les ennemis ayant tapé comme des fous — dans leur hâte d’en finir, disaient les journaux — les pauvres qui se trouvèrent aux points de grande bataille furent, encore une fois, décimés.

Six du village y laissèrent leur vie : deux petits gars tout jeunes et quatre anciens à brisques qui avaient passé partout,

Il n’y a que des menteurs pour dire qu’ils ne furent pas pleurés.

Il faut remarquer seulement que jamais, de mémoire d’homme, et même jamais depuis les temps des temps, il n’était entré autant d’argent chez ceux de Fougeray.

Il y avait environ deux ans que les produits de la terre se vendaient avantageusement. Cela avait été d’abord une surprise et puis on s’était vite habitué à voir monter les prix de façon gaillarde.

Des gens ennuyés étaient ceux qui avaient abandonné leur culture au début de la guerre, soit parce qu’ils se croyaient assez riches, soit parce qu’ils manquaient de bras et qu’ils ne se trouvaient plus en force, les jeunes étant partis.

Bien avisés au contraire, ceux qui avaient tenu bon ! Il leur fallait trimer, cela va de soi ; tout le monde sortait aux champs : les femmes, les enfants, les chétifs et jusqu’aux vieux hors d’âge. Mais aussi, la récompense venait !

Le blé se vendait à un très haut prix et le bétail n’avait plus de cours. Quant au lait… Quant au lait qui était la grosso affaire à Fougeray, si l’on en parle, il vaut mieux n’en pas parler trop clairement… Car le gouvernement avait taxé le beurre.

On prenait l’argent du lait et on le mettait avec l’argent du blé, avec l’argent des pommes de terre, l’argent du bétail et l’argent des allocations que tout le monde avait bien fini par obtenir.

Et, encore une fois, il serait très méchant et tout à fait absurde de prétendre que cela faisait oublier le chagrin des séparations. Tout au plus pourrait-on dire que cela le rendait moins visible chez certains.

Les gros cultivateurs faisaient fortune ; les petits payaient leurs dettes et arrondissaient leurs biens. Les paysannes, quand elles allaient à la ville, dressaient la tête devant les dames.

À Fougeray, le curé en soutane élimée, le facteur et le maître d’école traînant des sabots plats, n’étaient plus du tout considérés. Il n’y avait guère au-dessous d’eux qu’un vieux réfugié belge, Jorden le dentellier.

Peu à peu, une fièvre d’orgueil gagna tout le monde. Les fermiers voulurent être propriétaires ; ceux qui avaient un champ en voulurent deux… et non point dans un an, dans deux ans, après la guerre, mais tout de suite.

Quelques années plus tôt, une ferme s’était vendue à Fougeray. Elle s’était vendue péniblement et les acheteurs qui payaient cent cinquante francs la boisselée de quinze ares avaient été tournés en dérision pour leur tête légère.

En ce printemps 1918, pour avoir une boisselée de mauvais coteau pierreux, le billet de mille ne suffisait plus.

Quand on apprit la mise en vente de la Millancherie, tout le village fut en émoi.

Des vieux qui savaient à peine lire se rendaient à la mairie et se faisaient montrer le cadastre.

Chaque matin, autour de la charrette du laitier, les femmes faisaient leurs discours. Elles se picotaient, doucettement d’abord et puis, allez ! allez ! donne-m’en, je t’en donnerai ! elles s’encoléraient et se mortifiaient à becs cruels.

À Quérelles, Boutin, l’expert, maniait son monde et faisait monter les offres. Mazureau lui fit trois visites. À la dernière, Honoré l’accompagna.

Mazureau ayant offert dix-huit mille francs, l’expert déclara froidement que ce n’était pas suffisant, une offre beaucoup plus importante ayant été faite le matin même. D’ailleurs lui, expert, ne connaissait pas exactement le dernier prix du vendeur ; il attendait des ordres.

Alors, Honoré :

— En tous les cas ne vendez pas sans nous prévenir. Nous voulons cette parcelle et nous ferons des sacrifices.

Mazureau approuva avec énergie et, devant Honoré, Boutin fit poliment révérence.

Ils s’en retournèrent joyeux.

Huit jours plus tard, Boutin faisait savoir que la vente était repoussée. Elle n’aurait lieu qu’à l’automne par enchères publiques.

Chacun, alors, comprit l’affaire. La Millancherie venait de tomber en héritage à un gars parisien qui écrivait dans les journaux. Mais la succession n’était pas nette de charges et le Parisien avait d’abord pensé renoncer à l’héritage. Puis, réflexion faite, il s’était dit que ces rocailles avaient peut-être quelque valeur et il avait fait donner un coup de sonde.

Maintenant, il était fixé et il héritait joyeusement. La vente aurait lieu par petits lots, au comptant, peu de temps après la récolte, ce qui était le meilleur moment.

Quelques-uns trouvèrent le jeu vilain parmi ceux qui croyaient déjà tenir leur morceau. Le gars journaliste fut bellement saboulé dans leurs discours et, quant à l’expert, il entendit chanter pouilles.

Mazureau ne fut pas un des moins mécontents, mais il n’en laissa rien voir.

Honoré prit mieux la chose. C’est qu’il n’était pas encore marié ! Bien qu’il fût décidé à faire au besoin un sacrifice d’argent, il voulait le faire à bon escient. Et rien ne le pressait.

Rien ne le pressait. Depuis quinze jours qu’il travaillait chez Mazureau, il avait eu souvent l’occasion de rencontrer Éveline tête à tête. Elle ne lui marquait pas d’inimitié, certes ! mais il eût souhaité plus d’abandon.

Pour lui parler, il n’était plus du tout en peine maintenant que les premiers mots étaient dits. Ses compliments étaient tendres et de joli tour ; malheureusement, elle ne lui donnait la réplique qu’en plaisanterie.

Souvent, il tâchait de mener la pensée de la fille vers l’avenir doré de celle qui serait la maîtresse à la Commanderie.

À la Commanderie, il y aurait grand changement aussitôt la guerre finie. On bâtirait un logement à la mode nouvelle. Tout était prêt pour cela : le plan tiré, les ouvriers prévenus et les arbres marqués qui devaient fournir le bois des parquets — car Honoré voulait des parquets soignés comme dans une maison de ville.

Il voulait aussi acheter un cheval d’agrément, une jolie petite bête fringante et facile à conduire ; cela, il le désirait depuis longtemps ! Quant à la voiture…

— La voiture, c’est vous qui la choisirez, Éveline…, chez Drouault, le maître carrossier, qui travaille si légèrement le bois fin.

Il ne manquait jamais de la mêler ainsi à sa vie, par détours brusques, à l’improviste.

Il la regardait ensuite anxieusement. Elle souriait d’un sourire un peu las et une sorte d’angoisse rôdait au fond de ses beaux yeux dociles.

Parfois, il posait hardiment ses questions.

— Éveline, vous m’avez dit de revenir chez vous… Si je suis ici, c’est à votre prière… M’aimerez-vous bientôt tout de bon, comme on doit aimer quand on engage sa vie ?

La réponse ne venait pas toujours, ou bien, quand elle venait, elle n’était pas telle que le gars l’eût souhaitée.

Il ne se décourageait pas cependant car il sentait Mazureau à sa merci.

Et puis, tout de même, Éveline de temps en temps, semblait s’animer à ses discours.

Elle était aimable et fuyante ; elle l’évitait pendant le jour entier et, le soir, à table, elle prenait place à côté de lui sans déplaisir apparent.

Il se disait que cette fille était un peu coquette comme les autres et que s’avancer, pour reculer ensuite, est le jeu de toutes les femmes, qu’elles soient sages ou qu’elles soient folles.

Un soir, dans le fournil, il voulut pousser sa chance. Devant une table chargée de corbeilles, Éveline saupoudrait de farine les pains à enfourner. Les braises, rougeoyant à l’entrée du four, faisaient danser des ombres sur la nuque blonde de la fille penchée.

Il s’approcha tout près d’elle.

— Éveline, dit-il, vous êtes, par force de sortilège, plus belle dans ce coin où je vous vois à peine que les autres ne sont belles sous le soleil printanier… Et vous damneriez un saint homme de Dieu !

Avant qu’elle eût pu répondre, il la prit en ses bras et lui mit un baiser sur le cou.

Elle se redressa vivement et il ne sut la retenir entre ses bras faibles.

Il recula en balbutiant :

— Je ne vous ai pas fâchée, Éveline ?

Elle répondit d’une voix entrecoupée :

— Vous m’avez fait peur. Et ce n’est pas bien !… Ce n’est pas bien. Honoré.

Puis elle sortit du fournil ; quand elle revint, il vit qu’elle avait pleuré. Il en eut dépit et ne put se tenir de le montrer.

— À vous voir, dit-il, on croirait que j’ai commis un grand crime ! Je ne sais pas quelle est votre pensée… Si vous me tenez en mépris, il faut me le dire, nom de nom !

Elle murmura :

— Vous savez bien que je ne vous méprise pas.

— Ce n’est pas assez ! Je veux savoir, à la fin, si je perds mon temps auprès de vous !

Les braises s’éteignaient. Tout le fournil était dans l’ombre. Appuyée à la table, Éveline tremblait.

Elle hésita encore une fois. Crierait-elle la vérité devant ce gars qui la tourmentait ? Elle souffrait tant de l’abandon de Maurice et de la dureté du père ! Elle était véritablement trop lasse, trop accablée pour mener la lutte en ce moment. Elle voulait être tranquille avec son chagrin… Elle verrait plus tard.

Elle dit :

— Vous ne perdez pas votre temps, puisque vous nous aidez de toutes vos forces…, et nous avons tous plaisir à vous voir, moi comme les autres.

Alors il fut tout à fait sûr que son manège était de coquetterie et, s’avançant vivement, il lui prit un second baiser.

À ce moment Bernard entrait en sifflotant dans le fournil.

Bernard, jusqu’à ce jour, n’avait pas trop bien compris le jeu de cet Honoré qui échangeait si facilement ses bonnes terres, et qui travaillait au-dessus de ses forces sans demander paiement.

D’instinct, Bernard s’était méfié et, à toutes les prévenances du gars, il avait fait grise mine.

Maintenant, il pensait comprendre ; dès le lendemain, aux Brûlons, il parla à son grand-père qui travaillait avec lui.

— Celui de la Commanderie n’est pas ici aujourd’hui, comnmença-t-il ; il doit s’ennuyer chez lui et tante aussi doit bien s’ennuyer !

Mazureau se redressa sur son outil.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que je le sais ! dit Bernard d’un air pincé ; et je le sais sans que personne me l’ait dit.

Le grand-père sentit le reproche.

— Tu es trop jeune pour qu’on te dise tout !

— Je ne suis pourtant pas trop jeune pour travailler, et je vais bien avec vous chez le notaire et chez les marchands. Vous auriez pu me dire que ce vilain gars voulait se marier avec tante Éveline ; je ne l’aurais raconté nulle part, croyez- le !

— Mais… qui t’a fait ces contes ?

— Personne ne m’a fait de contes. J’ai écouté, voilà tout ! Hier soir, ils étaient tous les deux dans le fournil et ils s’embrassaient.

Mazureau ne put cacher sa joie.

— Cela, dit-il, à voix glorieuse, c’est du bonheur pour toi !

Comme l’enfant gardait un silence maussade, il continua :

— C’est à cause de cela que nous achèterons la parcelle qui nous touche. Avec Honoré, je suis sûr de l’avoir ; sans lui, non ! Honoré, il a des champs comme personne n’en possède par ici et sa bourse est longue ! Avec lui nous serons forts, nous achèterons nos anciennes terres des Brûlons et peut-être d’autres encore…

Le petit gars continua la phrase sur un ton colère :

— Nous achèterons ceci et puis encore cela…, et après, quand nous aurons rassemblé tout ce qu’il faut, il viendra, lui, et coupera notre bien en deux pour en avoir sa part.

— Il faudra pour cela que je sois mort !

Bernard répliqua brutalement :

— Eh ! vous mourrez bien !

Jetant loin de lui une peignée de mauvaises herbes qu’il venait d’arracher, il ajouta :

— Ça me dégoûte du travail !

Mazureau remarqua avec une sorte d’orgueil :

— Tu es bâti comme moi et comme ceux de l’ancien temps qui ne voulaient pas partager leurs biens.

Bernard murmurait entre ses dents :

— Un méchant tortu qui ne fait pas la guerre… Pourquoi n’est-il pas à la guerre, celui-ci ?

— Chut ! fit Mazureau… Il ne faut pas parler de ce qui ne nous regarde pas… et il ne faut pas mal parler de ce gars-là.

Il cligna de l’œil comme pour raconter un bon tour de marchand.

— Écoute, Bernard ! Il faut voir un peu loin ! Si Éveline s’était mariée avec celui de la guerre qui lui parlait, c’est alors qu’il aurait fallu partager et qu’il aurait fallu vendre. Si elle se marie avec le sursitaire…

— Elle ferait mieux de ne pas se marier du tout ! jeta Bernard.

Mais le grand-père secoua la tête.

— Non ! tu parles trop vite ! tu es trop jeune ! Si elle écoute Honoré, nous achèterons toute la parcelle, tous les Brûlons… Bon ! Quand je serai mort, qui te dit que vous partagerez les terres ? Cela dépendra des accords ! Honoré a plus de terres qu’il ne lui en faut… Qui te dit qu’il n’aimera pas mieux de l’argent ? D’ici là nous avons le temps d’en gagner, de l’argent… Je veux que vous fassiez un arrangement… Je vous le ferai faire avant de mourir… Honoré y consentira ; dès maintenant, je veux le lui faire promettre… Pour se marier, il consentira à tout. Et toi, Bernard, tu seras le maître à la Marnière…, tu auras le pré du village, tu auras les Jauneries et ici, aux Brûlons, tu auras tout ! tu auras tout !

Mazureau, redressé, étendait les doux bras et son geste s’élargissait sur les champs convoités.

Bernard avait les yeux brillants ; il objecta cependant :

— Tante Éveline, est-il bien sûr qu’elle consente à cet arrangement ?

Le grand-père eut de la main un petit geste coupant :

— Elle veut toujours ce que je veux !

Bernard se remit à l’ouvrage ; mais son idée n’était pas à son travail. Ayant arraché machinalement quelques poignées d’herbes, il se retourna pour dire, avec son mauvais rire :

— Elle veut tout ce que vous voulez, tante Éveline ? Tout de même, elle a du papier à lettres et un crayon, au fond de sa boîte à fil.

Éveline, en effet, écrivait toujours à Maurice. Elle n’en recevait aucune réponse. Le soldat cependant écrivit deux fois, mais Mazureau se trouva juste à point pour arrêter les lettres.

La première n’était que de deux ou trois lignes.

La seconde était une vraie lettre. Mazureau l’ayant mise en sa poche s’en fut à la maison chercher ses lunettes. Voici ce que disait Maurice :

Ma chère Éveline,

Je t’écris au trot. Nous avons beaucoup combattu depuis six semaines et je n’ai pas eu souvent le goût de barbouiller du papier. Depuis quinze jours d’ailleurs, nos lettres ne devaient pas passer.

J’ai trouvé au cantonnement ta babillarde dernière. Je n’ai pas bien compris ce que tu as voulu me raconter. Tu me fais des reproches que je ne mérite pas. Il est facile de parler quand on est tranquille chez soi et qu’on a les pieds chauds. Quand tu m’écris que tu es malheureuse, tu me fais bien rire ! Il n’y a que les poilus qui sachent ce que c’est que la misère.

Enfin, je vais avoir ma permission. Inutile de m’écrire maintenant. Je serai au pays à la fin de la semaine. Je compte passer trois jours à Fougeray. J’irai te voir dimanche ; je serai chez toi vers deux heures de l’après-midi.

Mazureau froissa la lettre et la jeta au feu.