La Papesse Jeanne/Partie 4/Chapitre III

Éditions de l’Épi (p. 185-192).
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III

Rome


Les diables, comme des hiboux,
De leurs corps sortaient par douzaines
Et s’échappaient par tous les bouts…
Mémoires secrets. T. XII-1788.
(Le Baptême à la Grecque.)


Ioanna s’agrégea un jour à une bande de pieux bulgares, très fraîchement convertis, qui voulaient, dans la ferveur de leur premier élan, porter au pied du Pape la reconnaissance de ceux à qui la vérité fut révélée.

Elle comprit qu’il lui fallait prendre toutes les apparences religieuses et s’y plia. Elle apparut alors à ces barbares si parfaitement informée des mystères et délicatesses de la foi qu’ils en firent leur chef.

Ioanna vit là un moyen de voyager en sécurité et sans fatigue. Elle prit donc son rôle de pasteur au sérieux et prêcha pour une religion qu’elle avait cessé d’estimer. Ce lui fut un jeu. L’immensité de ses études lui permettait de soutenir le pour et le contre à son gré. Elle devint, sur le parcours, une sorte d’apôtre. Même deux évêques, avertis qu’un saint et modeste évangéliste faisait presque des miracles, vinrent la saluer.

Ioanna jouissait de l’ironie de sa destinée et gardait au fond de sa pensée le secret des choses qu’elle pensait avoir pénétré à Athènes. Pendant ce temps on la guettait au Pirée, où Gontram supposait qu’elle dût s’embarquer.

Étrange voyage que celui-là, pour une femme incroyante, déguisée en homme d’une religiosité ardente. Comme le peuple est facile à tromper ! pensait-elle…

On traversa les terres ingrates et peu peuplées, où d’ailleurs le peuple grec avait commencé son illustre destin. C’était en Épire.

Ioanna vit les ruines de quelques temples vieux de deux mille années et surtout les fameux chênes de Dodone, dont la majesté la fit pleurer en secret.

Et ce fut enfin la mer nommée par l’Empereur romain qui aima tant le délicat éphèbe Antinoos.

On attendit longtemps une barque qui permettrait de traverser.

Tenue pour une sorte de saint, Ioanna n’avait qu’à converser avec ses ouailles pour que celles-ci crussent lui devoir tout. On l’entourait d’une protection parfaite. On l’aimait, et rien n’était trop délicat pour elle.

Sans doute devait-il lui arriver d’introduire dans les sermons qu’elle faisait quelques propositions hérétiques. Parfois même elle s’y amusait spontanément.

Mais peu importait à ces nouveaux convertis qui se sentaient presque disposés à mourir pour elle.

On s’embarqua enfin. Les matelots du bateau, de vrais païens épirotes, dont le métier consistait à mener à la côte italienne les émigrants et les pèlerins, riaient de voir cette masse de Bulgares aux faces de bandits, devenus, sous l’influence de ce jeune et bel apôtre, de petits moutons dociles.

Et l’on aborda à Brindes, d’où César, jadis, était parti pour vaincre à Pharsale et créer l’Empire romain aujourd’hui justement passé aux mains de Lothaire, fils de l’Empereur d’Occident, et homme barbare s’il en fut.

Enfin, après un autre voyage terrestre sur un sol étrange et si différent de tous ceux que Ioanna connaissait, différent de la forêt germanique, du terroir français et de la campagne grecque, on arriva en vue de la Cité Éternelle. Sur une voie semée de tombeaux, et muette comme un cimetière la caravane avançait en silence. On voyait au loin des édifices géants dominant l’amas informe des toits : La tour énorme d’Hadrien et le Colisée. Des palais sommaient des collines aux pentes douces et la Basilique de Saint-Pierre devait être un de ceux-là.

Cependant la tristesse de cette route emplissait chacun de mélancolie. Quoi ! ils étaient partis soixante et ils arrivaient vingt.

Il y avait eu des morts, des disparitions, des accidents. La vie tournait envers et contre tous. Et il semblait que cette avenue païenne et farouche fût une sorte d’avertissement mystérieux.

Ioanna pensait de même. Elle se demandait comment quitter ces gens dévots et dévoués, simples d’esprit et affectueux, auxquels elle se trouvait attachée. Ah ! la vie est chose difficile, et misérable est celui qui veut y recommander une seule façon d’agir.

On arriva. Les faubourgs, où se succédaient des maisons antiques et des abris puants de misère, inspiraient une sorte d’horreur.

On croisa des soldats qui arrêtèrent la caravane et questionnèrent Ioanna. Elle répondit dignement.

On foulait parfois un sol dallé et plus souvent un chemin poussiéreux où le moindre pas soulevait un nuage jaune. Enfin ce furent les demeures maîtresses, des palais pareils à des forteresses, bâtis avec des débris de temples antiques et qui intégraient dans leurs murs des pierres sculptées et gravées pêle-mêle avec du travertin.

On s’arrêta à la fin devant une hôtellerie démesurée qui annonçait sur une enseigne sa spécialité d’hospitaliser les pèlerins. Et ce furent les débuts de Ioanna dans Rome, où elle devait porter un jour la couronne papale.

Les Bulgares habitèrent huit jours l’hôtellerie. Elle était d’ailleurs malpropre, et pleine de maladies apportées par la cohue des malheureux venus implorer l’Héritier de Saint-Pierre.

Mais une chose advint que ne soupçonnait pas Ioanna au bout de ces huit jours elle était parfaitement connue à Rome, car déjà on louait partout sa chasteté, sa pureté, son esprit, son savoir et cette merveille de l’entendre parler toutes les langues connues.

Il vint des rabbins juifs pour savoir si sans être d’Israël elle parlait l’hébreu. Il vint des hommes curieux et des dévots qui se prosternèrent en demandant sa bénédiction.

Et un beau jour ce fut un envoyé du Pape lui-même, Léon IV, qui venait d’être élu, après la mort de Sergius, dont on n’était pas très sûr qu’il ne fût un peu responsable…

Le Pape demandait à voir ce jeune homme si savant et si saint dont la renommée lui rapportait tous les jours de nouvelles merveilles.

Accompagnée par les Bulgares pleins d’admiration et d’enthousiasme, Ioanna, malgré sa répugnance et sa crainte de trouver là-bas quelque moine de Fulda accompagna le légat.

La Basilique de Saint-Pierre n’était point alors ce monument miraculeux qu’elle devait devenir. Elle ne s’en attestait pas moins belle déjà et si nul ordre architectural ne la caractérisait, si le royaume papal était vaste et informe, une évidente majesté s’en dégageait pourtant.

Du reste, Léon IV songeait déjà, en crainte des Normands dont on annonçait périodiquement la venue, à emmurer son domaine et à fortifier ses défenses.

Il devait le réaliser sous le nom de cité Léonine et cela remplit peu après l’année 849.

Le Pape était à Saint-Jean de Latran et on l’attendit parmi la foule des solliciteurs, des soldats aux costumes plein d’or et de pourpre, des dignitaires aux faces rogues. Ah ! la papauté était devenue une puissante administration et ne ressemblait plus à l’humble organisation du temps des catacombes.

Des gens armés passaient en hâte avec des regards froids sur la plèbe, des moines bedonnants, aux regards finauds, conversaient par groupes avec des rires discrets.

Ioanna ne s’attendait point à ce spectacle. Elle avait cru tomber sur une sorte de demeure paisible où le Pape et quelques prêtres amis priaient dans le silence et l’admiration muette des dévots.

Des malingreux criaient pour qu’on leur vînt apporter des reliques qui leur donneraient la guérison. Les soldats les repoussaient alors dans un hourvari de réunion publique. Où était l’abbaye de Fulda et son bon abbé Raban Maur, cherchant dans la paix et la sérénité le secret de punir les péchés selon la pensée même de Dieu.

Où, les lieux savants vus à Paris, et qu’emplissaient des hommes maigres ardents à disputer, soucieux de vérité et pleins de savoir ?

Ici point de science. De la richesse, des armes et on ne savait quoi de cauteleux qui venait de ce que les envoyés de toutes les puissances se trouvaient présents, apportant des promesses et des traités, pleins des tromperies diplomatiques, que s’apprêtaient à démasquer des prêtres aux regards subtils.

Le Pape parut. Il était gras et petit de taille, très laid et haut en couleur. Mais une telle majesté se dégageait de lui qu’à son passage dans la foule, et tandis que des officiers faisaient ranger les assistants, presque tout le monde s’agenouilla.

Il bénissait sans regarder, visiblement soucieux. Un grand prêtre rouge qui le suivait murmurait à haute voix des prières latines que d’autres répétaient bruyamment.

Le Pape disparut. Alors ce fut un tohu-bohu d’allées et venues, jusqu’au moment où l’on vint chercher Ioanna pour la présenter à Sa Sainteté.

Lorsqu’elle fut devant cette sorte de vivante divinité, la jeune fille se prosterna et embrassa, selon l’usage, la chaussure de soie blanche du successeur de Saint-Pierre.

— Relevez-vous, mon fils, dit le Pape, on parle beaucoup de vous, et ce m’est une grande joie puisque vos mérites, dit-on, et vos vertus le justifient.