La Papesse Jeanne/Partie 4/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 193-201).
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IV

La Gloire


Le Pape a assigné trois quartiers pour les p…
Mémoires du marquis d’Argenson.
(T. IV-mai 1754.)


Il devint, après l’entretien de Ioanna avec Sa Sainteté, difficile pour elle de se dissimuler comme elle avait d’abord pensé le faire.

D’autre part, le danger était grand de voir arriver quelque jour un moine de Fulda à Rome. Il la reconnaîtrait sans nul doute, car depuis sa fuite de l’abbaye proche de Mayence, il n’avait pas coulé tant d’années que Ioanna devînt impossible à retrouver derrière le curieux homme, robuste et modeste qu’elle paraissait maintenant.

On était en 847 et Ioanna avait vingt-huit ans.

Elle prit l’habitude, à la mode romaine, d’aller et venir avec le visage couvert d’un pan de tissu noir recouvrant le chapeau. C’était très commun chez les dignitaires du milieu papal.

Au vrai, nul ne se masquait ainsi dans le commun peuple, mais Ioanna, de ce chef, donna précisément l’impression qu’elle pouvait se permettre des actes réservés aux seuls notables de la Basilique. Cela ne laissa point de lui donner une nouvelle autorité. D’ailleurs, par un effet de sa netteté intellectuelle, de sa décision, de sa volonté toujours tendue et de sa manière si claire de résoudre les questions qu’on posait devant elle, Ioanna devint tôt une des personnalités romaines les plus attirantes et les plus renommées du moment.

Elle parlait de plus six langues, dont l’arabe et le bulgare. On avait donc souvent besoin d’elle pour introduire des pèlerins devant Sa Sainteté.

Ce fut, pour cette jeune femme puissante et éduquée par une vie aventureuse, un temps de vie heureuse et digne. Certes elle ne se sentait pas entourée, comme à Athènes, de tout ce que l’esprit pouvait avoir produit de supérieur dans le désintéressement complet de cette science hellénique qui ne songeait qu’à la joie de penser.

Tout autour d’elle ce n’étaient en effet que combinaisons subtiles et compliquées pour obtenir des grades et des titres, des évêchés et des territoires à évangéliser. Car, en tout état de cause, on y instaurait un système d’impôts religieux, qui, chez les peuples nouveaux, crédules et confiants, se montrait merveilleusement producteur de richesses.

Ce n’était pas d’ailleurs que les dignitaires ecclésiastiques fussent tous cupides. Mais la religion qu’ils apportaient et professaient demandait un prestige extérieur qu’on ne pouvait étaler et conserver qu’à force de dépenses et de luxe.

En sus, le Pape avait toujours besoin d’argent. Il fallait donner à la Basilique et aux autres églises romaines un attrait esthétique digne des pompes de l’Empire romain, dont on se souvenait encore. Cela était prodigieusement coûteux.

Il y avait enfin le problème des épouses et des concubines à entretenir pour les prêtres et les évêques.

Question délicate et ingrate que celle-là.

L’instinct humain dominant, Ioanna le savait mieux que quiconque, est, pour les mâles le désir de la femme. Et les sectes dissidentes qui l’avaient le mieux compris en arrivaient, pour créer infailliblement la chasteté, à imposer la castration. À Rome, le Pape, quels que fussent en secret ses actes, aurait toujours voulu avoir un clergé chaste.

Car la chasteté tend vers la passion religieuse toutes les forces de l’âme et crée ces ferveurs ardentes, dont le Christianisme avait le plus besoin.

Mais il y avait cet obstacle que les ordres trop impératifs faisaient perdre au Pape ses meilleurs lieutenants si on prétendait leur interdire des concubines, ou alors cela créait des débauches secrètes dont l’opinion publique romaine se gaussait. Ce scandale nuisait donc à la gloire d’une religion qui avait encore besoin du peuple, quoique les rois et empereurs lui fussent soumis.

Seul dans son rôle souverain et voyant de haut toutes les données du problème, le Pape percevait avec certitude le contrecoup de ses décisions. Il aurait voulu le prêtre dévoué à l’unique développement du Christianisme. Mais ce n’est pas sans un serrement de cœur que pour imposer la vie sans femmes il aurait chassé de son entourage tant de dévouements audacieux et solides, que la salacité publique seule pervertissait.

Rome vivait en somme dans le même état que sous le paganisme. La chasteté était de règle, mais, comme en tant de sociétés depuis lors, la règle ne réclamait au vrai qu’une approbation verbale et laissait les actes en dehors de ses vues toutes théoriques.

C’est pourquoi il y avait tout un peuple de prostituées, dans Rome, et dont un grand nombre ne réservait même son office qu’aux prêtres.

Nombre de ceux-ci, enfin, vivaient avec des femmes décorées du nom de sœurs en Dieu, et qui, à l’abri de cette formule, remplissaient parfaitement le rôle d’épouses et d’amantes.

Au demeurant le plus grand nombre de femmes était fort digne.

Le pire scandale naissait des perversions grecques que l’on voyait se développer un peu plus tous les jours. Des prêtres affirmaient qu’en somme leur religion défendait seulement Ève et ses filles, mais non pas toutes les passions unisexuelles.

Le Pape avait réagi, mais, à ses défenses, on avait opposé le fait qu’au fond la destruction des cinq villes de la pentapole, faite par Dieu pour punir les vices et les débauches d’alors, ne touchait pas l’amour entre hommes.

Sodome, Gomorrhe, Adamah, Zoarah, Zeboim comportaient-elles le vice homosexuel masculin ?

Certains disaient oui, mais les autres non. Sans doute l’amour des femmes entre elles était-il reconnu et honni, mais non pas celui du sexe en face…

Et on avait solennellement, en matière d’avertissement, brûlé vives deux filles galantes surprises nues ensemble dans un lit, mais on laissait les hommes vivre avec des adolescents efféminés, aux appas trop apparents et aux yeux mouillés qui vraiment sentaient trop la femme.

Ainsi se partageaient les soucis de la Papauté en ces heures étranges où elle tentait d’instaurer sa toute puissance et pouvait penser y parvenir.

Ioanna, avec sa taille haute et droite, sa belle face imberbe, sa bouche aux lèvres pourpres et sa froideur impassible, outre qu’elle tentait bien des femmes, édifiait les hommes et surtout Sa Sainteté qui le lui dit souvent.

Et l’on apprit que le Pape rêvait de la nommer évêque bientôt. Ioanna avait dit que l’habitude de masquer son visage était acte de modestie et désir de dissimuler en elle tout ce qui peut séduire ou attirer. On avait trouvé cela très beau. Elle devint donc, à mesure que son renom s’étendit, plus mystérieuse et crut avoir trouvé une nouvelle solution au problème de son destin. On lui confia des adolescents à instruire. Elle s’acquitta de ce devoir avec sagesse. Ce fut même l’étonnement universel de voir quelle supériorité ses jeunes élèves acquirent en quelques mois sur ceux qu’éduquaient d’autres prêtres.

Sa gloire malgré elle s’étendit. Ioanna, connue sous le nom de frère Jean, comme à Fulda — fut bientôt une de ces personnalités puissantes qu’on suppose propres à faire des secrétaires intimes de Pape, et, en cas de décès de Sa Sainteté, certains insinuaient déjà que peut-être ce Jean serait-il digne de la couronne papale.

Obstinée dans sa prudence, observant strictement toutes les lois de l’Église, chaste et impassible, d’un désintéressement absolu, il ne pouvait échapper à personne qu’elle fût d’ailleurs un des soutiens de la papauté.

En effet, on remarqua fort qu’à une visite du roi Lothaire Ioanna se tenait derrière le siège du Pape et que Léon IV, en parlant au monarque, se tournait souvent vers elle.

Mais l’envie universelle, la jalousie commencèrent de l’attaquer.

On épia le moindre de ses gestes. On la surveilla jusque chez elle. Personne ne voulait croire vraiment que ce jeune homme robuste et sain fut, et par pure religion, en dehors des lois physiques qui poussent les hommes vers les femmes. Et on espérait avant tout la surprendre avec quelque courtisane, puis faire scandale autour de l’événement.

Ce fut en vain.

On chercha ailleurs et il fut dit un peu partout qu’elle était iconoclaste, malgré son respect apparent des images.

Enfin, on l’accusa d’amasser l’or.

Elle laissait dire, vivant seule et attentive à ne rien laisser deviner de ses pensées secrètes. Comme tous les incroyants, elle marquait avec un tel soin les observances religieuses qu’on ne pouvait établir non seulement aucune preuve des calomnies colportées, mais encore aucune justifiable présomption de leur vérité. Personne ne soupçonnait qu’elle fût femme.

Les mois coulèrent.

Un jour, les Normands remontèrent le Tibre et apparurent devant Rome.

Ce fut dans la débâcle entraînée par cette venue des féroces conquérants, qui tant terrifièrent déjà le grand Empereur Carloman, que Ioanna courut un grand danger et en fut sauvée. Cela advint un matin de juin. Ioanna venait de se lever. Nue et sereine, elle procédait à ses ablutions car de sa vie païenne il lui restait, outre des acquets intellectuels, un grand goût de propreté physique.

Mais un moine qui vivait près d’elle se rua sur sa porte en criant :

— Frère Ioan, vite, sauvez-vous. Les Sarrasins !

Mais le moine hébété se vit devant une femme, une femme qui était le fameux professeur et prochain évêque tant révéré. Il eut un cri d’horreur, crut voir le diable, et se sauva avant que Ioanna eût pu l’empoigner et le tuer.

Mais en fuyant il chut dans un escalier roide et se brisa la tête.

« Quel est le Dieu qui me protège ? » demanda Ioanna en riant.