La Papesse Jeanne/Partie 4/Chapitre II

Éditions de l’Épi (p. 177-184).
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II

Drame


Il est malheureux, dit-on, d’être dans l’erreur. Non ! Non ! Il est malheureux de n’y être pas.
L’Éloge de la Folie d’Érasme.
(Trad. Barrett, 1789, p. 119.)


Ioanna s’attestait heureuse d’avoir trouvé, dans la ville au renom éternel, et les joies de la chair et celles de l’esprit. Elle pensait bien que c’en fût fini de tant d’aventures et des voyages incertains par le monde.

Elle avait été adoptée comme une fille d’Hellas par ses protecteurs et initiateurs aux réalités merveilleuses de l’intelligence. Et, sans avoir besoin d’y penser même, sans sortir de la cour au portique, elle goûtait la saveur des jours et le goût des idées, dans une fièvre qui ne se lassait point.

Elle dépassa ses maîtres. Son cerveau, alimenté d’un sang moins las, son énergie, moins découragée, sa volonté, trempée par tant de drames étranges et irracontables, lui faisaient dans sa culture et son intelligence une âme plus barbare et plus active. Le plaisir d’apprendre l’emplissait d’une sorte d’ivresse. Elle ne pleurait jamais sur le destin présent, mais il lui semblait que sa vie à elle emplissait vraiment le monde et que le reste fût indifférent.

Elle apprit l’hébreu, pour pouvoir lire et commenter de très anciens livres que possédait la famille où elle vivait. Elle eût appris la langue des hommes de race jaune et celle des cyclopes si on eût pu les lui enseigner.

Mais ce savoir que Ioanna amassait ne la lassait point du plaisir sensuel.

C’était là le sujet de la grande admiration que lui portait son protecteur. Il la regardait vivre avec une façon de stupeur. Il croyait parfois qu’en cette femme, d’un esprit si merveilleusement délié, d’une sensibilité si étonnante, et d’une sensualité irrassasiable, s’incarnait peut-être une déesse du vieil Olympe, venue voir comment les choses advenaient chez son peuple élu.

Et la jeune Athénienne, qui l’assistait dans ses lectures et ses recherches, ressentait devant Ioanna une stupeur vraiment divine à son tour.

Dépourvue de toutes les pudeurs que le monde tenait des partisans de la nouvelle religion, elle regardait avec amusement cette voyageuse vagabonder, des spéculations platoniciennes sur les nombres aux finesses de l’art d’aimer selon le dodecalogue de la fameuse Paxamos, courtisane athénienne dont on possédait l’ouvrage en vers.

Froide et mélancolique, la douce enfant vivait comme en un songe, et rien en ses sens ne pouvait éveiller le souvenir d’Aphrodite. D’ailleurs une sorte de langueur la promettait, avant que sa destinée de femme fût accomplie, au bûcher tant haï des chrétiens ensevelisseurs. Mais elle s’en réjouissait, professant que la vie désormais ne méritait pas d’être vécue et que le monde était abandonné des dieux.

Ainsi passaient les jours, pour Ioanna, dans cette maison où on l’adoptait.

Oh ! vivre tant que la force dure en soi, dans un milieu semblable à celui des apotropéens. Attendre l’heure du Hadès sans regarder derrière soi, et s’endormir enfin avec la sagesse, sans souci de ce paradis et de cet enfer grâce auxquels les chrétiens recrutaient la foule de leurs partisans.

Et pendant ce temps le monde évoluait et se meurtrissait de mille façons.

Les fils de Louis, héritier de Carloman, le grand Empereur, s’étaient d’abord fait la guerre. Maintenant ils se réconciliaient. Ils avaient signé à Strasbourg un contrat plein d’arrière-pensées, en une langue barbare qui devait être un jour la langue française, et dont les hommes des âges futurs regarderont avec surprise la forme patoisante et sauvage.

Là-bas, en Orient, les querelles entre adorateurs des images et destructeurs continuaient dans le sang. Le patriarche Méthode, aidé de l’Empereur, faisait mettre à mort les iconoclastes et la terreur rendait aux icônes leurs dévots longtemps honnis.

Le Danois Oger, de la race des aventurer normands s’établissait en Normandie. D’autres, l’imitant, tentaient de prendre possession des côtes d’Espagne où ils rencontraient la cordialité des Sarrasins. Toutefois leur incertaine loyauté, ainsi qu’en faisait foi quelque contrat mal observé, les faisait tôt d’irréconciliables ennemis. On convertissait, entre temps, par la conviction et un peu par la terreur, les Bulgares dont les hordes belliqueuses venaient parfois jusqu’en Thessalie, aux portes de la Hellade. Le pape Grégoire IV mourait, et Sergius le remplaçait. Enfin, la mère de cet ivrogne qui se nommait Michel et qui régnait à Byzance, prise sous l’influence d’un moine de Fulda, d’une rage évangélisatrice, se mettait à persécuter les disciples de Manès.

Les Manichéens croyaient que le mal et le bien sont deux faces de l’absolu et qu’on peut gagner le ciel par le péché. Ils se livraient donc à des débauches choisies, non pour le plaisir qui en résultait, mais pour l’excès des atteintes portées à la chasteté.

Et ils pensaient, par ce moyen, avoir conquis le ciel. Leur exaltation atteignait un tel degré que souvent, dans Byzance en feu, les fils de Manès et les chrétiens de stricte observance se heurtaient avec fureur.

Le Manichéisme, un moment, tint même tête en Orient au christianisme régulier. Il eût fallu peu de chose pour qu’il devînt la religion de la moitié du monde. C’eût été sans doute, par certains côtés de ses rites, un paganisme philosophique. Par d’autres cela restait la religion du Messie Jésus. Mais on voyait, à la subtilité de ses analyses et de ses dévots, à la façon surtout dont ils raisonnaient leur foi, que des Grecs y apportaient la sophistique de leur race et on ne savait quoi d’ironique aussi.

« Voilà d’ailleurs sans doute, pourquoi la religion de Manès ne triompha point, de même que quelques siècles plus tôt celle de Mithra n’avait pu vaincre le christianisme à ses débuts.

Ioanna ignorait tout cela, ou on le lui contait comme des choses lointaines advenues chez des humains d’une autre race. Elle en riait.

Un beau jour un moine insolent vint à la maison où elle vivait s’informer si on y gardait une femme du nord, très belle et peu chrétienne.

L’ami de Ioanna reconnut, car il ne mentait jamais, qu’en effet la maison hospitalisait depuis quatre années une jeune personne venue de loin, mais de race hellénique.

Pour quant à sa religion, elle était celle de tous les Grecs et elle ne faisait en tout cas nul scandale.

Le moine se retira sans rien dire de plus, et Ioanna sentit qu’un danger nouveau menaçait son destin.

Trois jours passèrent.

Le quatrième, il était tôt, et le soleil encore bas sur l’horizon, lorsqu’on appela à la porte de la demeure.

Il y avait là quatre moines et six soldats commandés par un officier portant l’uniforme des cataphractaires de Byzance.

L’officier demanda la femme qu’il nommait Ioanna, de Fulda, condamnée à une mort ignominieuse pour s’être introduite en un couvent et y avoir vécu dans le libertinage le plus obscène. Il montra un ordre venu de Mayence, contresigné par l’impératrice Théodora et par lequel il fallait crever les yeux de la femme puis l’envoyer en cet état au monastère de Salonique. Le jeune homme referma la porte au nez des moines et des soldats puis courut avertir Ioanna.

— Que faire ? dit-elle angoissée.

— Tu vas sortir par une porte qui mène à travers le jardin du voisin sur la route de Corinthe.

— Soit ! fit-elle.

Il lui donna rapidement un vêtement d’homme du peuple, pris à un serviteur, quelque argent, un poignard, et elle s’enfuit.

Une demi-heure après, Ioanna s’en allait d’un pas rapide vers la campagne athénienne. Elle devait passer près du tombeau des héros de Marathon.

Pendant ce temps, sans qu’elle en sût rien, les soldats, furieux d’être bernés, avaient égorgé cette famille avec laquelle la jeune fille avait vécu si heureuse, et mis le feu à la demeure où se perdirent ainsi les plus précieux trésors de la science grecque.

Ioanna remonta vers le nord, croisant des soldats et des paysans. La nuit la surprit dans une campagne muette où elle se reposa.

Le lendemain, elle trouva tôt une auberge où elle but et mangea et continua ensuite à s’éloigner.

Des jours et des jours Ioanna s’en va ainsi. Elle sait le plan des terres où elle avance, et son désir est de gagner, avec l’aide de quelque troupe de pèlerins, les bords de la mer Adrienne. De là, elle traversera cette mer et ira à Rome.

Pourquoi Rome ?

C’est que Ioanna croit que c’est une ville assez vaste pour qu’une femme puisse s’y dissimuler et vivre. Et puis, quoique ce soit la métropole chrétienne, elle sait que bien des Hellènes y habitent en secret. Elle y reprendra les vêtements de son sexe, y exercera, s’il faut, un humble métier.

Byzance lui fait peur avec ses querelles sanglantes et quotidiennes. Elle flaire d’ailleurs qu’on l’a suivie de Marseille et que des espions ont averti la police impériale d’une mystérieuse présence à Athènes. D’où l’ordre d’arrestation. Elle ne sait pas que le pardon fut promis à Gontram s’il la retrouvait et qu’il court depuis des ans, de ville en ville, pour mettre la main sur sa maîtresse et la faire livrer au bourreau.