La Papesse Jeanne/Partie 4/Chapitre I

Éditions de l’Épi (p. 167-176).
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QUATRIÈME PARTIE

ROME


Les deux marchands se désespéraient d’avoir manqué une si bonne fortune, qui était venue les chercher dans leur lit. La dame, de son côté, se croyait échappée au danger par l’effet de son oraison jaculatoire.
Lettres historiques et galantes, de Mme du Noyer (II-3).



I

Méditations


Χρή δ ἒχτὁς ὄντα πηματων, τἁ δἐιὐδὁα χὡταν τις εὖ ςᾖ, τηυιχσὖτα τὁν βιὁν σχοπυἳν μἁλιστα, μη σιαφθαρεἱς λἁθη.
SophoclePhiloctète (468).


Quelle chose fascinante que cette cité athénienne, où était enfin venue se réfugier Ioanna, désireuse d’y finir sa vie.

Les demeures sobres et nettes, sans ouvertures sur le dehors, y gardaient les derniers descendants des familles anciennes qui illustrèrent la Grèce de Périclès.

Et si, dans les rues, on y voyait souvent aller et venir des hommes et des femmes aux apparences méditatives et détachés des soucis matériels du monde, le haut du pavé n’en appartenait pas moins aux moines et aux soldats.

Ils étaient nombreux et insolents, déguenillés et sales, vêtus de bure et d’étoffes aux nuances malpropres qui gênaient le regard sous le grand ciel clair et la lumière admirable de ce pays de soleil.

Mais ils se sentaient maîtres en vérité, et ils jetaient des regards soupçonneux sur ces gens aux robes de fine laine blanche, aux genoux nus, et à la face sérieuse qui semblaient toujours appartenir à l’horreur païenne.

Surtout les gênaient les jeunes hommes robustes aux muscles apparents, aux faces roses et qui marchaient sans chapeau, avec un ruban cerclant le front. Ceux-là semblaient dire aux prêtres : Vous avez eu beau détruire nos stades et nous interdire les jeux athlétiques, nous resterons les forts, ceux qui polissent leur chair et lancent le disque. Et notre heure reparaîtra.

Ioanna vit cela. Et elle comprit qu’en Athènes c’était le vieux monde qui mourait. Il fallait en prendre son parti. Il fallait accepter cela comme un arrêt des Moires. La religion de ce mystérieux crucifié du Golgotha dominait et désormais dominerait le monde.

Déjà les moines du couvent de l’Athos, près de Thessalonique, détruisaient systématiquement tout ce qui rappelait la pensée ancienne des hommes de leur race.

On disait que dix mille manuscrits avaient été brûlés par eux et ils intriguaient à Byzance pour obtenir le droit de perquisitionner chez les derniers Grecs soupçonnés de paganisme, afin d’y saisir toutes ces choses immondes et sacrilèges qu’on y gardait encore, ces inspirations du démon qui, se nomment Homère, Platon, Aristote.

Ioanna rêvait de pénétrer chez un des savants d’Athènes et ne savait comment y parvenir, car on lui avait dit leur crainte des espions, leur souci de vivre entre eux, et sans fréquenter personne du monde moderne.

Mais le hasard la servit. Un jour, dans une auberge où elle avait déjeuné dans ses habits de femme, avec Phormios qui lui donnait de l’argent pourvu qu’elle consentît à s’abandonner à lui de temps à autre, elle vit un homme qui la regarda droitement et fit un signe.

Phormios parti, elle s’approcha de l’inconnu.

Il était vêtu à la mode hellénique des temps heureux. Grave et froid il la regarda avec curiosité.

La question qu’il posa la stupéfia, car les hommes n’ont point l’habitude d’en agir ainsi. Il dit :

— Vous plaît-il de passer la nuit en ma compagnie, ô incarnation d’Aphrodite.

Elle répondit :

— Qui êtes-vous ?

— Cela est indifférent.

— Non pas. Je désire vous connaître.

Il la regarda avec attention.

— Où avez-vous étudié notre langue, et d’où êtes-vous ?

— C’est mon père qui me l’apprit. Il était Athénien, quoique les siens eussent quitté cette ville depuis trois cents ans.

L’homme était resté debout, il s’assit a côté de Ioanna.

— Quel était son nom ?

— Il appartenait à la famille des Bactriades.

Le Grec fit un geste.

— Je sais. Son sort est celui de bien d’autres Hellènes, et nous sommes ici très peu dont la race soit pure. Bientôt il n’y aura plus d’Athènes ni d’Athéniens.

Ioanna le regardait avidement.

— Le monde vous reviendra un jour.

— Non. La marche des choses est incertaine, mais ne repasse jamais deux fois aux mêmes lieux. C’est vers le nord, sans doute, que des races neuves et ardentes rallumeront le flambeau. Notre rôle est fini. Qui sait si, quelque jour, une invasion ne finira même pas d’extirper du sol grec tout ce qui est hellénique. Alors ce sera l’oubli pour nous.

— Mais vous gardez, fit-elle, le secret du savoir et de l’intelligence.

— Les hommes n’ont ni besoin ni désir de rien apprendre pour vivre. La science est un jeu, le plus beau des jeux, mais un jeu si délicat qu’il ne sera peut-être plus jamais aimé ici-bas. Nous l’avons chéri, ce jeu, jusqu’à la folie. Nous y avons tout sacrifié, mais désormais on semble tendre à croire que l’existence sera plus douce en y renonçant.

— On se trompe.

L’homme se mit à rire doucement.

— Songez-y, inconnue, et je puis vous dire cela, parce que je vois que vous méritez les confidences, les hommes auront toujours horreur de la vérité parce qu’ils sont fainéants et crédules. La vérité réclame du travail, pour être mise au jour, et un subtil esprit critique qui est sans doute la plus rare chose du monde. Il est donc naturel que les êtres cherchent à vivre sans vérité. Ils le font comme, s’ils pouvaient, ils vivraient sans sentir ni penser. La race des humains n’aime ni la beauté ni l’esprit.

Ioanna l’approuvait, émerveillée devant ces aperçus étonnants. Il continua :

— Vous le voyez bien, je pense, la raison, à qui examine les choses de près, est chose ingrate, pénible et même douloureuse, car elle force à lutter souvent contre soi-même. Avec la religion du Messie, ils ont enfin trouvé une foi qui permet d’oublier l’esprit. C’est pourquoi elle est accueillie partout avec tant de satisfaction et d’enthousiasme.

Mais comme Ioanna allait répondre, le Grec se leva :

— Accompagnez-moi. Je vous ferai connaître ma sœur et ma mère car mon père est mort voici trois ans.

La jeune fille suivit son guide. On l’introduisit dans une demeure basse et close, au-dessus des murs de laquelle passaient des branches fleuries.

Elle fut dans une cour entourée d’un portique. Au centre, une statue de femme offrant un miroir et une pomme, nue, magnifique et hautaine, retenait le regard.

— Voyez ! dit l’homme, sa main gauche indique les heures par son ombre sur le sol.

Une grande adolescente aux yeux dilatés vint au devant du compagnon de Ioanna, et le salua en posant la main sur le front.

Elle s’inclina ensuite devant l’inconnue.

— Étrangère, celle que mon frère introduit ici est des nôtres. Soyez la bienvenue.

Elle appela des servantes qui accoururent, dans la courte tunique ancienne couvrant la moitié des cuisses. Ioanna regardait tout cela d’un air effaré. C’était là un morceau des vieilles traditions helléniques, conservées à travers le temps et si parfaitement identiques à tout ce que lui avait conté son père, qu’elle en fut émue aux larmes et pleura.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ioanna sut montrer qu’elle était capable de vivre avec ces Hellènes, oublieux du monde, qui évoluait barbarement autour d’eux. Elle joua à mille jeux charmants avec la sœur de son nouvel ami. Elle écouta leurs paroles, toujours justes et mesurées, s’efforçant de serrer le domaine des réalités avec rigueur.

On s’occupait, dans cette famille, de philosophie. Les manuscrits des penseurs les plus profonds y étaient présents, écrits d’un ancien graphisme sur des parchemins minces. Et Ioanna s’emplit l’esprit de ce tournoiement spirituel qui allait des thèses anciennes de Thalès à celles des derniers interprètes du Platonisme.

Ô merveille, elle vivait comme dans un rêve, au sein de si prodigieuses conceptions que parfois il lui semblait que ces savants eussent dépassé les virtualités humaines.

Et parfois, tandis que dans une salle fraîche donnant sur le portique, Ioanna méditait les écrits de Parmenide, le jeune Grec survenait et la baisait sur les lèvres. Ils conversaient lentement, touchaient les plus hauts problèmes de l’intelligence et s’aimaient en même temps. Nue, aux bras de son amant, la lointaine aventurière de Fulda s’abandonnait, dans un délire d’idées abstraites qui donnaient à l’amour une sorte de charme nouveau, métaphysique et souverain.

— Ô dis-moi, murmurait-elle en soupirant de volupté, crois-tu, mon maître que le monde ait eu un commencement ?

— Le passé est un aspect du présent, comme l’avenir.

— Mais nous-mêmes, sommes-nous éternels dans l’axe du temps ?

— Sans doute.

— Est-ce-là notre fonction en tant qu’individualités, qui le fûmes, puisque pourtant la conscience n’en est pas dans notre esprit ?

— C’est que la conscience n’est pas le moi. Nous sommes en notre essence hors et au delà de la conscience.

— Mais, en ce cas, si je n’ai pas conscience de tout ce que je suis, ne puis-je pas être toi ?

— Si certes.

— Ne puis-je pas être Dieu ?

— Qui le niera.

— Ne puis-je pas être le monde ?

— Nous sommes tout cela ô Ioanna ! Notre personne n’est rien qu’une tangente de l’infinitude. Mais tous les êtres ne sont qu’un être et l’univers se confond avec lui.

— Alors, chuchotait-elle, le monde jouit de mon plaisir.

Il riait et elle se pâmait, autant de délices que de pensées.