La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre VII

Éditions de l’Épi (p. 158-166).


VII

Athènes


Je vois que vous — Athéniens — sentez plus finement que les autres nations, que vous connaissez plus parfaitement la nature humaine et que vous savez tourner tous les plaisirs en instruction.
Les Voyages de Cyrus, par M. Ramsay, 1728 (T. II, p. 225).)


Elle se tenait sur le port, devant le débordement des marchandises venues de tous pays du monde et autour desquelles on parlait le grec qui avait bercé son enfance.

Un homme de petite taille, brun, les cheveux lisses, portant une courte tunique, souriant et visiblement ami de tout le monde, s’approche soudain de Ioanna.

— Mon ami, dit-il, tu sembles avoir désir de voyager ?

— Oui ! fit-elle avec un soupir.

— Où voudrais-tu te rendre ?

— À Athènes.

— Par Zeus, affirma l’homme en faisant un geste amusé, je pars dans une heure pour le Pirée. Je suis Phormios, le propriétaire de ce bateau que tu vois là. Si tu veux venir avec nous, ce sera bon marché. Tu es d’Égypte ?

Elle fit non de la tête :

— Je n’ai pas non plus d’argent.

Il eut un geste fâché.

— Tu comprends, mon ami, que je ne puisse te prendre. Tout se paye ici-bas. Zeus lui-même paya Danaé pour la divertir. Il faisait des gestes avec les mains, en homme nerveux et satisfait de vivre

— Je ne dis pas que si une jolie femme me demandait de la prendre je ne lui trouverais pas place dans ma barque. Tu admettras que l’on puisse parfois avoir envie sur mer de parler d’amour. Mais un homme…

Il allait s’éloigner quand Ioanna, regardant autour d’elle, et voyant que nul ne se souciait de ses gestes ouvrit son vêtement.

Et elle montra ses seins de femme, pareils à ceux d’une déesse de marbre.

Phormios surpris eut un rire coquin et fit signe de dissimuler vite des appas qui pouvaient, en ce lieu, irriter les prostituées de métier. Elles rôdaient partout en effet, aux trois quart nues et pleines de gestes lubriques.

— Mon ami, fit-il en prenant Ioanna par le bras, suis-moi, tu es de ce moment matelot à mon service. Et Phormios ne bat jamais ceux qui le servent, criait-il très haut. Phormios est connu sur toutes les mers et dans tous les ports pour un honnête homme.

Il se pencha :

— Tu n’es pas, hein ? de la religion de Christos car ces gens-là ont démoli et brûlé les maisons sacrées de Delos où nous étions grands prêtres depuis des temps innombrables, et je ne veux jamais de chrétiens dans mon équipage.

Elle fit un signe négatif.

— Viens vite, car on te surveille. Je connais la police de cette ville, où l’on n’a guère de goût pour les jolies faces comme la tienne si elles ne sont pas dans un gynécée.

Ioanna le suivit. Elle passa sur une planche qui réunissait un appontement chancelant au bateau balancé doucement par le flot.

Elle se demandait si cette aventure allait tourner comme celle qui l’avait menée de Marseille au harem d’un dignitaire du vaste empire d’El Mamoun, sultan de Bagdad et d’Islam.

Mais à quoi bon se questionner sur l’avenir. La vie répond seule à toutes les interrogations des curieux, et le mieux est encore de l’accueillir avec tout ce qu’elle apporte de mal ou de bien.

Ioanna n’avait plus aucun des préjugés moraux que le séjour à Fulda avait jadis développés en elle. Certes, au moment où la mystique possédait cette âme ardente et insatisfaite, une puissante horreur lui serait venue de l’existence prostituée qu’elle devait mener si on la lui avait révélée.

Mais ce qui fait honte, lorsqu’on l’imagine, perd, quand on l’a devant soi, beaucoup de ses épouvantements. L’Amour certes est pour un chrétien chose abominable, surtout lorsque ni le mariage ni le remords ne viennent le racheter.

Seulement, au fond, cela n’apparaît guère que fadaises de casuistes… lorsqu’on sort d’une étreinte, et qu’on constate sa propre indifférence, le peu de soi qu’on accorda, et la vanité de cet acte pareil à ces contacts de politesse oubliés à peine accomplis, on trouve que les chrétiens exagèrent.

Ioanna ne se jugeait point de pureté moindre que quiconque pour avoir vécu comme elle l’avait fait, en des circonstances dont elle n’était pas maîtresse.

Et voilà pourquoi, lorsque le bateau de Phormios quitta Alexandrie, la jeune fille ne fut ni étonnée ni indignée que le Grec voulut la voir de plus près et avec un minimum de vêtures… Elle accepta qu’il prétendît connaître si elle était aussi belle à aimer qu’à admirer et l’homme fut heureux.

On alla ainsi d’île en île sur cette mer glauque et saphirine. Ioanna regardait, sans s’en lasser, les perspectives dont elle avait rêvé toute son enfance et qui se trouvaient désormais devant elle comme une vivante forme du bonheur.

Elle admirait avec une joie totale et parfaite.

Ô crasse des moines de Fulda et actions médiocres accomplies sans joie pour un lointain créateur, comme vous étiez loin de cette pensée jeune et enthousiaste qui ne pensait qu’à aimer le ciel, la mer, les barques, le rude langage des nautes et tout ce qui passait devant ses regards ! On voyait souvent apparaître au loin, sur les ondes lourdes, une tache violette ! On s’approchait. C’était alors un décor transparent aux nuances multiples.

Plus près encore on distinguait l’ocre des terres, la verdure des arbres et les cubes blancs des maisons.

Enfin on trouvait une grève et on s’arrêtait au plus près. Les matelots descendaient à terre en jouant et en riant comme des enfants. Ils allaient chercher de l’eau à quelque source, ils partaient acheter quelque gibier, ils couraient après quelque satisfaction amoureuse que les filles de l’île ne refusaient jamais. Et la nuit tombait. On dormait sur le sable où il faisait moins chaud que dans la barque…

Au matin, on se levait, la joie régnait. Le ciel était tendre et Ioanna aurait voulu s’offrir à tous tant le plaisir de vivre la possédait.

Ce qui la frappait et lui semblait vraiment donner la formule même du bonheur sur terre c’était avant tout là, l’alacrité de ses compagnons. Elle se souvenait des moines de Fulda qu’une sorte de tristesse rongeait au long des jours. Le sourire, là-bas, était un péché et l’ardeur et l’élan et la satisfaction de vivre. Tout devait être accompli comme sous un écrasant fardeau.

Mais ici les travaux les plus exténuants n’enlevaient point le rire de ces faces satisfaites. Ils riaient en toutes circonstances, de la nature, du vent, de la chaleur et d’eux-mêmes.

Et Ioanna finissait de le comprendre : la religion du Messie Jésus est une religion triste. Sans doute avant qu’elle naquît, les humains avaient-ils tant trouvé à s’égayer qu’il leur fallût racheter cela par des siècles de mélancolie…

On vit enfin la côte de l’Attique. Ioanna frémissante regardait de loin approcher la terre de ses rêves adolescents. C’était un pays léger, dessiné harmonieusement, mais qui semblait désert. Seulement, très loin, sur une hauteur, on percevait une sorte de colonnade blanche, puis au delà des lointains rosés.

L’Acropole athénienne.

Se souvenant de ce que son père d’adoption lui avait tant conté, des souvenirs que des siècles d’errances à travers le monde n’avaient point effacé en la mémoire des siens ni en la sienne, Ioanna retrouva le geste des chrétiens pour adorer et se mit à genoux.

Elle pleurait et se frappait le front sur les madriers du pont comme si vraiment elle retrouvait la terre ancestrale, comme si s’ouvrait devant ses yeux un prodigieux paradis.

Et là-bas, les maisons du Pirée blanchissaient autour d’une anse de sable roux. Les collines de l’Attique emplissaient les horizons de leurs courbes aux noms immortels. L’Acropole, témoignage ultime d’une race qui avait pensé pour le monde, s’érigeait délicatement, avec ses colonnes et son architrave triangulaire, sur un ciel d’un bleu parfait.

Ioanna descendit au Pirée et accompagna Phormios chez un armateur romain qui le reçut avec un air dédaigneux. C’était un chrétien et il avait collaboré à la destruction des derniers temples païens que le peuple invinciblement voulait adorer. Il méprisait très visiblement les êtres enfoncés dans cette religion de l’Olympe qui disparaissait peu à peu sous les efforts des catéchiseurs. Encore les Empereurs byzantins, maîtres d’Athènes, y commandaient-ils, par respect, une tolérance qui n’était pas du goût de ce Romain et qu’il eût aimé remplacer par des supplices.

Ioanna visita enfin Athènes. Elle vit des hommes graves et dignes, des adolescentes comme elle, mais moins robustes et visiblement émaciées, qui marchaient avec gravité, un rouleau dans la main ou quelque instrument de mesure. Ils allaient chez le philosophe, l’astronome, le mathématicien, ultimes savants du monde qui partout retombait dans une béotienne ignorance, et ne pensait plus qu’ici.

Un seul souci emplissait cette Athènes morte, celui du savoir et de l’intelligence. Comme si c’eût été le dernier refuge de l’esprit, on y oubliait les soucis quotidiens. Drapés dans leurs tuniques à la mode ancienne, les Athéniens laissaient deviner dans leurs gestes et leurs regards le désespoir d’être vaincus. Car vaincus, ils l’étaient et par la force des armes qui les avaient dominés, et par la croyance barbare du juif qu’on prétendait mort pour les hommes sur une colline près de Jérusalem.