La Papesse Jeanne/Partie 2/Chapitre III

Éditions de l’Épi (p. 81-88).
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III

Débauche


Mais, près de celui-ci, qui sur la pierre close,
Dort ainsi qu’Éros nu sur le lit de Psyché,
Un vol de trois amours est pour toujours penché
Comme une seule, et jeune, et rouge, et lourde rose.
Pierre Louys. — Suscriptum Tumulo Joannès Secundi.


Ioanna était la maîtresse de Gontram. D’abord elle voulut se refuser lorsqu’il prétendit la reprendre après la surprise de la première possession. Mais il sut imposer son désir. La jeune fille sentit que sa volonté traîtresse la laissait impuissante à éloigner de son corps le goût et même le besoin de sensualité qui naissait désormais en elle. Et sa vie devint un enfer.

Elle souffrit surtout de ne pouvoir se vaincre, et de ne savoir se refuser que juste assez pour augmenter la volupté qui lui venait ensuite…

Car elle sentait une fièvre rouler en ses veines au seul souvenir de Gontram, et elle suppliait en vain Dieu de la sortir du péché.

Dieu l’abandonnait à son corps ardent et salace. Et ce corps commandait d’obéir aux appels du sexe.

Elle pleura et se punit désespérément de son vice. Elle passa des nuits dans la chapelle, étendue en croix, à répéter des mots latins qui imploraient le Créateur.

Ce fut en vain.

Lorsqu’elle se relevait, c’était comme une bacchante, et elle courait s’étendre sur son lit avec des appels farouches à l’amour.

Elle édifiait cependant tout le couvent par ses crises mystiques. Ce fut même comme un frisson, venu d’elle, qui se répandit partout et les novices eurent à leur tour des accès de mélancolie puis se châtièrent farouchement.

Le bon abbé regardait ces choses en souriant, car il savait que la sainteté est le fruit de telles mortifications et de telles angoisses. Mais il craignait un peu aussi que cela n’enlevât à Fulda le labeur régulier et paisible, qui plaisait certes à Dieu autant que la fièvre ascétique.

Ioanna ne se confessait d’ailleurs point de ses crimes charnels. Déjà, en son âme hérétique, l’amour de Dieu prenait une forme différente de celle qui inspirait le monastère.

Elle concevait l’ardeur de son corps comme une sorte particulière d’hommage au Créateur.

Et, enfoncée dans ces idées neuves, elle s’y vautra ardemment : « Puisque Dieu a permis le plaisir, pourquoi serait-il donc mauvais devant Lui ? »

Ioanna médita des jours et des semaines sur cette idée. Elle en parlait avec frère Wolf en lisant et traduisant des manuscrits qu’on venait de découvrir près du Rhin et que la communauté seule, par ses érudits, et ses sages, serait en mesure d’expliquer.

Et frère Wolf faisait le signe de croix devant l’abîme de péché où pouvait glisser Ioanna.

— Frère, disait-il, oublie de tels pensers. Ils sont mauvais et sortis de l’âme du démon.

— Comment reconnaît-on ce qui nous vient du démon de ce qui nous est inspiré par Dieu ?

— À ce que Dieu nous envoie des idées conformes à sa loi, à ses Évangiles, à tout ce qui nous est révélé, et qui précisément permet seul de distinguer le mensonge de la vérité.

Elle le quittait alors et s’en allait à travers les couloirs sombres de l’abbaye. Elle savait trouver, en quelque coin, le terrible Gontram qui la guettait sans répit pour sauter sur elle, comme le faucon sur une colombe…

Et elle se pâmait devant l’approche de cette violence voluptueuse, dont la honte la pénétrait pourtant.

C’est ainsi, dans les larmes et le désespoir, qu’elle vécut près d’un mois.

Mais, un jour, elle comprit que cette vie ne pouvait durer et pensa s’enfuir.

Elle s’en irait le long des routes, avec sa robe monacale qui la protégerait. Et elle gagnerait cette mer adorablement bleue que son père qui l’ignorait lui avait tant décrite.

Elle voulut demander conseil à Dieu.

C’est ainsi qu’elle l’invoqua toute une nuit solitaire, et, quoique le désir fit ardre sa chair. Elle savait que sa prière devait plaire au Créateur, ses paroles s’élevèrent donc vers le ciel comme si elles promettaient la pureté.

Mais, au matin, Gontram entra dans sa cellule.

Elle avait puisé dans la prière la force de se refuser. Elle en oubliait les pensées impies qui lui avaient souvent soufflé que l’amour dût être aussi agréable à Dieu que l’ascétisme et la chasteté.

— Non ! fit-elle lorsqu’il prétendit l’étreindre.

Il dit, remué lui aussi, car Raban Maur lui avait dit gentiment, la veille, de veiller sur sa conduite :

— Ioanna, je ne puis me passer de toi.

— Laisse-moi !

— Ioanna, je provoquerais le bûcher pour te prendre.

— Je ne veux plus. Dieu nous pardonne sans doute, mais demain il ne nous absoudrait plus.

— Que m’importe grognait le soldat, chez qui l’ardeur sexuelle était une sorte de force spontanée, je te veux !

Ils luttèrent ensemble. Ioanna le mordit et se débattit.

— Non, je ne veux pas aller en enfer ! criait-elle.

Mais, durant ce combat, deux moines attirés par le bruit vinrent entre-bâiller la porte de la cellule. Ils aperçurent le frère Ioan, nu à demi, qui se défendait contre le frère Gontram pareil à un taureau furieux.

Cette lutte, on l’avait déjà vue ailleurs car les moines ne sont point sans avoir des querelles et des entretiens violents lorsque quelque mobile les fait ennemis.

Mais, sous ses vêtements levés et ouverts, ils virent surtout que le frère Ioan était une femme et que la raison de cette bataille était l’ardeur de Gontram.

Ils furent en hâte raconter la chose à tous les autres moines, et, moins d’une heure après, Gontram et Ioanna étaient enfermés tous deux dans un cachot.

L’abbé Raban Maur avait passé sa vie à établir l’importance des péchés et les châtiments qui conviennent à chacun. Il était pourtant accommodant, car il professait que la vie est plus complexe que les idées que l’on s’en fait. Il disait aussi qu’un péché est rarement aussi grave qu’il le semble.

Mais une dure raison devait dicter ses actes à cette heure. Fulda était une abbaye admirable, connue partout par sa cohorte de savants, par la pureté de ses mœurs et la sérénité qui y régnait, mieux qu’aux autres monastères où des règles trop dures créaient souvent des délires mystiques redoutables.

Donc, il fallait avant tout garder intact le renom de Fulda. Or, comment faire si l’histoire de Ioanna s’ébruitait ?

Car elle s’ébruiterait. On envoyait tous les jours des moines à la ville et il y en avait sans cesse à Mayence qui vivaient près de l’Empereur.

Et quand on saurait que Fulda était le séjour de la débauche, qu’une femme y avait vécu près d’une année dans le délire des sens, on jetterait sur l’abbaye un discrédit tel que peut-être même le Pape en serait informé.

Comment éviter cela ?

Une seule action de la part du Révérendissime abbé pouvait garder à Fulda son renom et établir que s’il y advenait quelque chose dont la sagesse et l’amour de Dieu eussent à se plaindre, ce n’était qu’un accident.

Il fallait lourdement châtier.

Il fallait surtout que le châtiment fût connu partout comme une marque de la puissance divine, comme l’ensevelissement de la Pentapole sous la pluie de feu.

Pas d’autre moyen de sauvegarder le prestige de Fulda.

Et, le cœur déchiré, Raban Maur eut à choisir qui il faudrait punir.

Aucun doute ne pouvait subsister. Comme on le chuchotait, Gontram était bien le fils de l’abbé. Il l’avait eu d’une concubine sacrée, vingt-huit années plus tôt, l’année même où le grand Empereur Carloman était mort.

À cette époque, Raban Maur, arrivant de Rome, vivait à Mayence. Il ne pouvait s’agir de sacrifier un fils entouré d’une affection violente quoique cachée. D’ailleurs quel était le principal coupable, sinon cette femme qui s’était fait passer pour un homme, une année durant, s’était arrangée pour dissimuler tout ce qui était féminin en elle, et finalement avait certainement corrompu l’abbaye entière. Car, sans nul doute, nombreux devaient être les moines ayant accompli avec elle l’œuvre de chair.

La femme est maudite en son essence. Chacun sait aussi que c’est par elle que le Démon pénètre dans l’existence des humains. Il fallait châtier terriblement celle-là.

Raban Maur l’aimait pourtant. Il sentait un grand déchirement en son âme à l’idée qu’il ferait mourir ce jeune corps et cette intelligence qui si souvent l’avaient charmé.

Tant de questions posées par ce frère Ioan lui avaient indiqué qu’il avait l’âme pure.

Comment la corruption s’y était-elle introduite ?

Mais ce ne pouvaient être là, que des questions vaines. Il faudrait punir malgré tout, pour sauver Fulda et il n’y faillirait pas. Il réunit donc ses sous-ordres et le frère Wolf fut chargé de rédiger un jugement.

Gontram serait condamné à trois années de pénitence. Ioanna serait brûlée vive le lendemain même, après avoir subi quelques supplices de détail.