La Papesse Jeanne/Partie 2/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 89-97).
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IV

La Fuite


Croirait-on des religieux capables d’en venir à ce point de cruauté et d’inhumanité ?
Ordres monastiques, histoire extraite de tous les auteurs qui ont conservé à la postérité ce qu’il y a de plus curieux dans chaque ordre.
(Berlin 1751-T. V.)


Ioanna, dans son cul de basse-fosse, ne se repentait plus. Elle avait une âme dure et violente qui pouvait la pousser à la fois vers les folies les plus âpres de la luxure, et vers les cimes de la mystique. Mais aussi dormait au fond de son corps un aventurier audacieux que les obstacles irritaient, et qui, devant une punition, se sentirait de force à défier Dieu.

Enfermée, les mains liées, elle se tordit de rage, blasphéma, et devina que c’était là un des derniers jours de son destin. Car cent fois Raban Maur lui avait dit que si quelque chose devait déshonorer l’abbaye, il livrerait plutôt ses deux cent-soixante moines au bûcher. Or, elle n’ignorait point que le pire scandale eût été apporté par elle. Et ce lui était en sus une raison de s’irriter que de penser à la nécessité inéluctable qui l’avait conduite.

Ce qui rongea en sus cette volonté, restée païenne sous l’apparence de la foi, ce fut justement cette fatalité qui venait de la conduire au fond de la fosse où elle mourrait peut-être, à moins qu’un supplice plus décoratif ne lui fût offert.

Elle n’avait jamais eu l’intention de mentir. Elle était entrée dans ce couvent avec une âme simple et fraîche, et par le seul désir d’échapper à la meute qui la chassait dans la forêt. Plus tard, si elle avait dissimulé son sexe avec soin, c’est qu’elle était en somme heureuse et ne commettait par lui nul acte répréhensible.

Nulle hypocrisie n’était donc venue salir le mobile de ses actes. Et elle vivait en homme sage jusqu’à ce que le maudit Gontram vint la surprendre et la vaincre. Voilà la vérité.

Pourtant, elle le savait, rien ne pouvait plus arrêter la marche d’un châtiment inexorable. Le savant Raban Maur, qui, depuis des années, ne pensait qu’aux péchés et à leurs punitions ne laisserait pas impuni le crime constitué par une présence féminine dans son monastère. Ioanna avait même lu un jour la lettre envoyée par le Supérieur de l’Abbaye de Prum où il était dit qu’une femme, s’étant introduite dans le couvent, avait été brûlée vive après qu’on lui eut crevé les yeux et arraché la langue.

Cependant Ioanna ne voulait pas mourir.

Elle était depuis plusieurs heures dans son cachot et passait de la fièvre à la sensation décourageante d’un froid mortel conquérant son corps tendu, lorsqu’on frappa sur la lourde porte qui la séparait du dehors.

— Frère Ioan !

Elle écouta sans répondre. On redit doucement :

— Frère Ioan, m’entendez-vous ?

— Oui ! murmura-t-elle.

— On délibère sur vous dans la salle haute. Il y a un instant, on a dicté à frère Wolf votre condamnation à mort.

La voix étranglée, Ioanna demanda encore :

— Quand doit-on ?…

— On dit que ce sera demain à l’aube.

Et la voix, après un silence reprit :

— Nous prierons pour vous.

Elle entendit ensuite un pas qui s’éloignait. Ainsi, c’en était fini. Nulle grâce n’était à attendre. Elle mourrait.

Furieuse, la jeune fille se mit à ronger les cordes qui tenaient ses poignets. Il lui fallut longtemps, et une sorte de rage féroce, pour aboutir. Mais bientôt elle eut les mains libres. Elle se mit debout, car elle était restée longtemps affaissée telle qu’on l’avait jetée sur le sol froid. Le sentiment du réel lui revint alors.

— Mon Dieu, fit-elle, si je pouvais m’enfuir.

Elle regarda son cachot. Il était carré et solidement bâti. La porte massive défiait toute attaque. Un soupirail assez long éclairait mal cette cave qui se trouvait sise dans les fondations mêmes de la chapelle.

— Sortir ! fit lentement Ioanna, sortir.

Elle regarda la porte de près. C’était évidemment très primitif comme construction. La serrure d’une simplicité barbare restait pourtant inaccessible.

Et d’ailleurs elle n’avait que ses mains.

Elle se mit à faire le tour de sa demeure, le sang à la face et tremblante d’horreur. L’idée d’avoir les yeux crevés et la langue arrachée, avant de mourir par le feu, lui semblait plus atroce que tout, et l’était certes.

Elle pensa mourir ici-même.

Mais une vitalité ardente cohérait ses membres et ses organes. Elle eut un recul à l’idée d’avouer sa défaite en se suicidant, et une ardeur effrayante lui vint :

— Il faut fuir…

Elle disait maintenant ces mots, comme si, à force de les répéter, elle dût briser la porte ou les murs de sa prison.

Du temps s’écoula dans cette fièvre. Ioanna fut tout étonnée de voir le soir tomber. Elle avait marché de long en large, des heures durant, le cerveau en flamme, mais vide de projets.

Cependant il fallait tenter cette fuite, sans laquelle demain, à l’aurore, elle…

Un long frisson la parcourut.

À ce moment, elle perçut un pas qui descendait les marches de l’escalier menant à son cachot et on frappa derechef à la porte. Une voix rauque dit :

— Ma sœur, préparez-vous à mourir. Lorsque l’heure des matines sonnera, je viendrai vous confesser et vous absoudre. Puis au soleil levant vous rendrez votre âme à Dieu.

Et le pas s’éloigna.

Ioanna comprit que personne ne la visiterait plus, avant les matines, dans cette antichambre de la mort. Les dernières heures qui lui restaient devaient être utilisées en hâte, si elle voulait, soit par l’évasion, soit par la mort, échapper au sort qu’elle avait décidé de ne pas affronter.

Elle revint à la porte.

Avec un outil il aurait sans doute été possible de desceller les gonds.

Avec les mains nues c’était là besogne impossible.

Les murs eussent pu aussi, au vrai, être attaqués, ne fût-ce qu’avec un couteau. Le mortier qui tenait les pierres irrégulières n’aurait pas résisté à des efforts suivis et calculés.

Elle n’avait rien toutefois pour tenter de déchausser les moellons. Il restait le soupirail.

Un croisillon de fer le fermait dont il était visible qu’il fût mince et rouillé. Mais le fer possède assez de résistance pour défier des bras de femme, même après des siècles d’usure. D’ailleurs cette chapelle ne datait pas de plus de cent ans. Et puis, comment se hisser jusque là-haut.

Ioanna examina le mur. On avait déjà enfermé bien des prisonniers en ce lieu. Et tous s’étaient efforcés de gagner la lumière, pour jouir de la vue du dehors, délices du détenu.

Aussi voyait-on nettement les trous où ils posaient les pieds pour grimper au soupirail.

Ioanna était hardie et assouplie, à tous les exercices du corps. Elle plaça l’extrémité d’un pied dans le premier trou, la main droite dans un autre, un peu plus haut, se souleva, parvint à découvrir un enfoncement entre deux pierres où placer l’autre main, grimpa encore le long du mur et découvrit en tâtonnant où poser le premier pied.

Elle était à hauteur de jour.

Ioanna regarda avidement la dernière lueur d’un ciel de crépuscule répandue sur le cimetière du couvent. Un frisson la parcourut.

Devant elle, à quelques pas, il y avait, sur une tombe, la croix de bois non équarri qui témoignait, comme on le lui avait déjà dit, d’une mort infamante. C’était là qu’on avait mis un malheureux mort de faim dans son cachot quatre ans plus tôt.

Son crime était affreux. On n’osait même le dire.

Ioanna redescendit et attendit la nuit. Son espoir résidait dans la faiblesse attendue des croisillons de fer. Il lui avait semblé en outre qu’ils fussent descellés. Sans doute le travail d’un autre prisonnier.

Mais il fallait, à cette heure, craindre quelque espion qu’on avait pu envoyer pour surveiller à travers le soupirail le comportement de la condamnée.

Ioanna ne se trompait pas. La nuit était toute venue et elle entendait au-dessus de sa tête des prières lentes et psalmodiées lorsqu’un bruit léger lui vint par la fenêtre. On marchait sur des cailloux. Elle perçut enfin le bruit d’une respiration à travers le trou.

Cela dura longtemps, car les moines sont patients. Puis le bruit s’éloigna.

La jeune fille sentit le sang courir à grands coups dans son corps. Elle se hissa de nouveau, très lentement, le long du mur ; puis, arrivée devant le soupirail, prit la branche scellée du croisillon dont l’autre tige, transversale, venait seulement au ras du mur.

Et elle tira…

Il y eut un léger bruit et un mouvement.

Elle empoigna alors de l’autre main, puis s’accota des pieds pour donner tout son effort.

Le côté droit de la barre sortit lentement de la pierre.

Elle pesa de toute la vigueur de ses jambes nerveuses. La torsion s’effectua sans bruit. Bientôt, elle se trouva suspendue dans son cachot devant le soupirail ouvert.

Elle lâcha tout et retomba sur le sol. Une joie délirante la tenait. Et sans attendre de reprendre ses forces elle grimpa à nouveau au trou.

Ioanna engagea d’abord ses épaules en s’accrochant au dehors à ce qui se présentait. Ce fut dur.

Bientôt son torse fut entièrement sorti.

Mais elle butait de la croupe, et craignit un instant, ce qui aurait semblé, en vérité, une punition divine, que ses formes féminines fussent un obstacle absolu…

Elle se tendit, se tordit, étira son bassin.

Enfin elle se trouva allongée le sol humide.

Elle était libre…