La Papesse Jeanne/Partie 2/Chapitre II

Éditions de l’Épi (p. 73-80).
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II

Le Désir


Je suis tout à fait impropre à la morale.
Balzac. — Le Lys dans la Vallée.
(p. 309.)


Ioanna apprit que huit cent trente ans plus tôt était né en Galilée un enfant de miracle qui devait racheter le monde en mourant sur la croix.

On lui enseigna les évangiles que sans cesse des moines savants corrigeaient pour les rendre plus édifiants et plus riches en douceurs chrétiennes.

On la soumit à des règles de vie simples et frustes, qui d’ailleurs convenaient fort bien à son caractère et à sa simplicité naturelle. Elle aima une pareille existence, détachée de tout ce qui n’est pas l’idée religieuse, la foi et l’amour de Dieu.

Un caractère violemment mystique se dégagea en elle et étonna vite tous les frères du monastère de Fulda. On pensa que Dieu, qui avait déjà donné à cet être tant de preuves d’affection singulière, en lui apportant, et l’intelligence et la beauté, voulût édifier encore le monde en faisant de lui un saint.

Et une magnétique influence entoura Ioanna dont nul sans doute ne soupçonnait le vrai sexe. Naguère, sous des vêtements militaires, les caractères de sa beauté physique eussent été plus apparents que désormais. Elle portait une large et lourde robe d’étoffe raide, aux plis majestueux, sous laquelle rien ou presque rien du corps ne transparaissait.

Et les jours passèrent, puis les mois, dans une douceur coite. Frère Ioan devenait le favori de l’Éminentissime abbé Raban Maur, qui le prenait comme secrétaire pour dresser ses catalogues de péchés.

Car Raban Maur voulait imposer à toute la Chrétienté un répertoire unique des crimes contre Dieu et des peines qui les châtient. Il dictait donc à Ioanna ce que Dieu, en son équité, lui révélait de ses volontés devant les fautes humaines.

Et la jeune fille apprenait ainsi, elle qui, jusque-là, était pure et sans vices, toutes les choses immondes que les hommes commettent contre la volonté du Créateur.

Souvent elle demandait à l’abbé le sens de tant de péchés étranges qui ne pouvaient être absous à moins d’années de pénitence.

— Ô mon père, d’où vient que celui-ci doit être mis au pain et à l’eau sept ans durant, et cet autre deux années seulement ? Les délits ne sont donc point égaux ?

Et fort aimablement avec son esprit fin et serein, le bon abbé répondait :

— Non, frère loan, on ne saurait égaler dans la punition celui qui fornique avec une femme sous ces deux formes. Dans le premier cas le crime est bien plus grave.

— Mais, mon père, de si longues pénitences ne sont-elles pas bien lourdes et en risque de faire perdre la santé ?

— Frère Ioan, durant qu’on les suit, on est en règle avec Dieu, et on s’assure le bénéfice de la vie éternelle. Ainsi est-on, pour cela, heureux dans l’infinitude des temps.

— Mais, mon père, si le péché est lié à sa punition et si la punition sauve, n’est-ce pas en quelque sorte le péché lui-même qui sauve par conséquent ?

L’abbé devant de telles questions sacrilèges s’effarait :

— Frère Ioan, il y a, en Orient, des hérétiques qui pensent cela et qui sont inspirés du Maudit…

Et Ioan recevait une pénitence immédiate à réaliser : Il lui fallait aller prier à genoux dans la chapelle, ou s’étendre, sur la terre nue, devant ceux qui bêchaient le sol afin de le fertiliser. Les moines cultivateurs frappaient alors la jeune fille du pied en passant, tandis qu’elle disait à haute voix son repentir. Cette vie lui plaisait même en ses misères, car nul souci ne venait dérober à Dieu les heures lentes de chaque jour. On se levait et on priait, on travaillait et on priait, on mangeait et on priait. Il advint même à Ioanna de croire une nuit voir Dieu lui-même dans un songe éblouissant qu’elle conta le lendemain. Mais le vieux Raban Maur lui imposa une lourde peine pour la description qu’elle fit des délices que lui avait apportées la vision divine.

Il dit à son familier le père Wolf :

— Le frère Ioan a des inspirations étrangement lascives. Ne lui connaît-on pas d’ami intime, ici ?

— Non point ! fit le déchiffreur de manuscrits.

Il ne se dissimule jamais avec d’autres pour causer de choses secrètes ?

— Je sais que rien ne l’occupe que de sauver son âme.

Raban Maur haussa les épaules :

— Dieu sait partager les cœurs et leur laisser des faiblesses même parmi leurs vertus. Ioan est trop parfait et il m’inquiète.

— Les vues de Dieu sur lui nous sont inconnues. — Certes, mais aussi les vues du Malin.

Alors frère Wolf épia Ioanna avec plus de soin, car les idées du Révérendissime abbé remuaient en lui d’étranges désirs, qu’il attribuait à la seule volonté de faire régner la sagesse et la pureté dans le monastère de Fulda, mais qui avaient peut-être une autre origine moins avouable. Il ne vit rien et crut Ioan vraiment en règle avec le Seigneur.

Un jour de printemps cependant, Ioanna se sentit lasse et la tête lourde. Chaque mois elle dissimulait avec soin à ses frères son indisposition féminine, et nul ne soupçonnait toujours rien. Elle couchait dans une petite cellule isolée, car l’abbaye était pleine de moines, et l’abbé avait craint la corruption du néophyte dans les dortoirs communs.

C’est que Raban Maur connaissait les humains. Il n’ignorait aucunement que pour certaines de ses ouailles le mobile qui les attachait à Fulda fût tout autre que la dévotion et l’amour de Dieu. Il pensait toutefois que les voies divines sont impénétrables, et qu’on peut faire un juste avec même le criminel. Il n’en fut pas moins heureux de donner à Ioanna une cellule occupée auparavant par un envoyé du Pape de Rome, qui avait séjourné un an dans le monastère afin d’en soumettre les règles à Sa Sainteté.

Or, ce jour-là, Ioanna, lasse, obtint de frère Wolf la permission de se coucher. Elle avait une sorte de fièvre et les yeux creux.

— Allez, mon frère dit l’érudit. Et passez à la cuisine boire un peu de cette infusion d’herbe qui donne le sommeil et le calme du corps.

La jeune fille entra dans sa chambre nue. Il faisait une chaleur lourde et accablante. Elle se mit à genoux, près du grabat qui lui servait de lit et pria.

Elle se sentait plus proche de Dieu, ce jour-là, et il lui semblait que l’infini s’ouvrit, à sa prière, plus ardemment qu’à celle de tous les autres moines.

Ensuite elle s’étendit.

Mais elle était incommodée par sa lourde robe et pensa la quitter.

Pourtant, si on la surprenait ?

Sa porte ne fermait point, mais, au vrai, le couloir qui y menait était isolé dans le jour, car la nuit on y passait pour se rendre à la chapelle.

Elle se recoucha. Le cœur lui battait à grands coups.

— Mon Dieu, pria-t-elle, faites que je m’endorme car je me sens énervée et presque en état de péché.

Une force la soulevait malgré elle, lui arquait les reins et lui disjoignait les jambes. Elle sentait son sang, comme un sirop bouillant, passer avec lenteur dans ses veines.

— Mon Dieu donnez-moi le sommeil !

Enfin, n’y tenant plus, elle quitta la robe et se crut soulagée. Elle l’étendit sur elle, enleva la corde qu’elle portait sur les hanches et qui lui avait fait un sillon rouge dans la chair, puis s’endormit.

Il y avait depuis peu, parmi les moines, un ancien homme de guerre, robuste, droit et de caractère sombre, que l’abbé entourait d’une amitié protectrice, ce qui laissait croire à beaucoup que ce fût son fils.

On le nommait frère Gontram.

Il conversait parfois avec Ioanna. Elle ne savait pourquoi sa présence l’emplissait d’une sorte de trouble terreur et lui faisait fléchir les jarrets. Elle n’avait même osé confesser cette impression bizarre et crispante.

Et voilà que dans son rêve elle vit frère Gontram.

Il portait la vêture des soldats et s’approchait d’elle, angoissée, qui ne savait, la bouche cousue d’émoi, que lui dire. Elle se souvint qu’on chuchotait parmi les moines la raison qui avait mené Gontram au monastère. Il avait été l’amant de la reine Judith, la redoutable épouse de l’Empereur. Or, un jour qu’elle se refusait à lui devant les servantes, il l’avait frappée et prise comme une fille. Et elle avait juré de le faire supplicier.

Ioanna rêvait toujours et voyait mille choses inconnues, mais si profanes que sa pensée s’en effarait. Serait-elle maudite et quel lourd péché c’était que de rêver ainsi !

Brusquement elle s’éveilla. Elle ouvrit les yeux, dans un sentiment confus, où le rêve et le réel se mélangeaient si étroitement qu’elle ne savait les distinguer.

Et elle se vit nue.

Devant elle, frère Gontram, un sourire aux lèvres, se tenait debout. Il lui dit :

— Oh Ioan ! Dieu vient donc de faire un miracle pour moi.

Elle ne répondit point tant la terreur l’étreignait.

L’homme reprit :

— Car il t’a transformé en femme, selon mon vœu, et il désire sans nul doute que je me conduise avec toi comme avec celle qu’on aime.

Il la saisit de ses larges mains de soldat.

— Car je t’aime…

Elle s’évanouit sans dire un mot, mais, avant de sombrer, son esprit perçut bien que son corps acceptait le désir du hardi personnage…

Et elle, ensuite…