La Pantoufle de Sapho et autres contes/Bovo (1540)

BOVO

(1540)

Au mois de février 1540, après bien des tentatives infructueuses, le grand amateur d’art, cardinal de Ferrare, était enfin parvenu à attirer à la cour de François Ier le célèbre ciseleur en bronze et autres métaux précieux, Benvenuto Cellini, chargé d’exécuter pour le galant monarque français, une série de travaux artistiques. Pour commencer, le roi demanda les maquettes de douze statues d’argent de grandeur naturelle, destinées à entourer sa table sous forme de lampadaires et représentant six dieux et six déesses. Un vieux château triangulaire adossé aux remparts de la ville, fut attribué à l’artiste, pour lui servir d’atelier et de demeure. Il s’y installa aussitôt avec tout son personnel et se mit avec ardeur au travail, aidé de ses élèves, pour la plupart des Italiens qui, par fidèle attachement, avaient suivi leur maître en France, et qui formaient, en ces temps, de violences où l’épée était inséparable de la palette et du ciseau, en même temps une suite armée.

Parmi eux, le Napolitain Ascanio et un Romain, Paul Nacheroni, se distinguaient par leur force musculaire et leur beauté.

Cellini composa d’abord les maquettes de quatre des divinités commandées : Jupiter, Junon, Apollon et Vulcain. Lorsqu’il les porta à François Ier celui-ci s’en montra ravi. Il pria qu’on en commençât l’exécution par Jupiter, et, à cet effet, fit remettre à Cellini 300 livres d’argent en lingot. La marquise d’Étampes qui, au su de tous, exerçait sur le Roi un empire tel que Charles-Quint lui-même condescendit à lui rendre hommage, se sentit gravement indisposée de ce que l’artiste avait négligé de la consulter et devint, à partir de ce jour, l’ennemie déclarée du maître florentin.

Cela n’empêcha point Benvenuto de continuer tranquillement son travail. Il pétrit de grands moèles en argile du Jupiter et du Vulcain et entreprit simultanément une colossale statue de Mars. Puis, il se mit en demeure d’exécuter les ordres de son hôte royal en procédant à la fonte du Jupiter en argent. Son travail acharné n’était interrompu que par les repas que maîtres et élèves prenaient en commun et d’où l’entrain joyeux de la jeunesse n’était jamais absent. Le maître qui frisait la quarantaine, rivalisait d’esprit et de folles inventions, avec les jeunes gens.

Le chapelain du château, un jovial petit vieux appelé Pépin, prenait part, autant que la gravité de ses fonctions le permettait, aux occupations et amusements des artistes. Il leur avait ouvert la grande salle de danse qui n’avait plus servi depuis des années, et où ils purent se livrer, avec la turbulence de leur âge, à la chorégraphie alors fort à la mode. Un jour que la folle bande remplissait la vaste salle de ses rires et de ses ébats, et que les ballons multicolores se croisaient dans l’air, le vieux français s’adressa mystérieusement à Cellini.

— Il y a, ici, une énigme que je ne m’explique point, dit-il, c’est que le véritable maître de ces lieux, qui depuis des années n’a pas été dérangé, supporte aussi tranquillement votre présence et votre bruit.

— Le maître de ces lieux, répondit Cellini, est, je le présume, notre généreux monarque, et puisqu’en personne il les a mis à notre disposition, je suppose que nul n’y viendra contredire.

— Le maître dont je parle n’obéit pas aux rois de la terre, mais à celui d’en haut.

— Qu’est-il donc ?

— Un revenant nommé Bovo, chuchota le vénérable Pépin. Il est ici chez lui depuis des temps immémoriaux, et a déjà joué plus d’un mauvais tour aux habitants.

— Que me dites-vous là, vaillant chapelain ? s’écria Benvenuto en souriant. De nos jours, où l’on ne croit plus aux miracles de la foi, où nous ne craignons ni Satan ni personne, on s’expose au ridicule avec ces histoires de bonnes femmes.

— Je parle de faits.

— Et avez-vous vu de vos yeux ce très honorable signor Bovo ?

— Vu, non, soupira Pépin, mais plus d’une fois entendu de mes propres oreilles, la nuit, quand il faisait du vacarme dans les chambres désertes au-dessus de ma tête, ou quand il s’asseyait sur une girouette en hurlant lamentablement. D’autres, du reste, ne l’ont que trop bien vu.

Pendant ce colloque, les élèves s’étaient graduellement rapprochés, et Ascanio, prenant la parole, s’informa avec un fin sourire de l’aspect de l’inquiétant personnage.

— Il change d’aspect comme cela lui plaît, assura le vieux. Quelques-uns l’ont vu monter sur les toits, sous la forme d’un gros chat noir aux yeux de flamme ; d’autres, sous celle d’une belle jeune femme, coquettement parée pour séduire la jeunesse. L’un prétend l’avoir rencontré haut comme un peuplier ; à un autre il est apparu en vilain gnome, avec une tête grosse comme une citrouille.

— Eh bien, je ne souhaite pas à ce brave Bovo de jamais tomber entre les mains de mes garçons, plaisanta Cellini, ils le dégoûteraient du métier. Je les connais, ils ne regarderaient pas plus à couvrir de bleu un revenant, qu’un duc ou un cardinal. Ce sont de vaillants et joyeux gars, de vraies âme d’artistes.

— Certes, maître, confirma Ascanio, malheur au fantôme qui croiserait notre route.

Tous les garçons firent chorus.

— Que vois-je ? s’écria soudain M. Pépin, mon cousin maître Barrot, qui traverse la cour avec sa femme et sa fille ! Vos jeunes gens vont voir une donzelle, comme ils n’en ont certes pas vu en Italie, et vous, maître Cellini, pouvez emballer vos belles dames d’argile, si artistiques qu’elles soient : toutes les déesses de l’Olympe sont indignes de délier les souliers de Marguerite Barrot.

— C’est beaucoup dire, dit en riant Benvenuto qui, sa vie durant, fut grand ami des femmes. Venez, mes enfants, allons admirer la huitième merveille du monde.

Aussitôt tous se précipitèrent à la suite du chapelain dans la grande cour du château, et examinèrent les visiteurs, tandis que Pépin les saluait en s’enquérant de leurs désirs. M. Barrot, de la corporation des libraires, homme grand aux traits fins, aux cheveux de neige et aux yeux sombres et ardents, jouissait à Paris d’une notoriété de connaisseur d’art et de littérature. La dignité de ses mouvements et de son maintien s’accordait avec sa réputation. Sa femme, d’apparence courtaude et fruste, corrigeait ces défauts par un visage avenant et plein de vivacité. Benvenuto et ses élèves eurent, d’un coup d’œil, saisi ces particularités ; puis les yeux de ces juges experts en beauté féminine se fixèrent, pleins d’admiration sur la jeune fille, qui, modestement, était restée de deux pas en arrière de ses parents.

Marguerite Barrot était en effet la plus belle créature que l’imagination d’un artiste pût concevoir. Sur son corps parfait, était posée une tête surpassant de beaucoup tout ce que Cellini avait vu parmi les sculptures antiques ou sur les toiles de ses contemporains. Sous la chevelure sombre encadrant ce merveilleux visage, et derrière de longs cils noirs, luisaient deux grands yeux de velours brun, au regard aussi intelligent qu’ingénu.

— Maître Barrot brûle du désir de faire la connaissance du plus grand artiste des temps nouveaux et d’admirer ses œuvres, dit Pépin en se tournant vers Cellini. Accordez-lui cette faveur, il la mérite mieux que tous les ducs et cardinaux qui viennent visiter vos ateliers.

— Permettez-moi d’abord de saluer en vous un artiste devant qui je dois m’incliner chapeau bas, repartit Benvenuto en s’avançant vers le libraire.

— Comment dois je l’entendre ? balbutia Barrot, gêné.

— Vous m’avez surpassé de beaucoup, continua Cellini, en désignant la belle Marguerite.

L’embarras fit aussitôt place à une gaieté générale. Cellini conduisit ses hôtes dans ses ateliers et leur montra ses travaux pour lesquels maître Barrot exprima la plus sincère admiration. Pendant ce temps, Ascanio s’était approché de la jeune fille, s’ingéniant à lui servir de cicerone avec autant de respect que d’esprit. Un regard avait décidé de son sort. L’amour s’était emparé de son cœur avec la force volcanique d’une passion du Midi, et lorsque Marguerite quitta le château en compagnie de ses parents, il les suivit de loin jusqu’à leur demeure et rôda longtemps encore aux alentours, comme un faucon qui guetterait sa proie.

Le même soir, un chant merveilleux s’éleva dans le jardin, sous les fenêtres de la jeune fille. Une voix mâle, d’une rare beauté, se berçait en une mélodie d’une douceur captivante, où de douces et flatteuses paroles parlaient d’amour, de souffrance et de bonheur,

La jolie jeune fille ouvrit la fenêtre, mais ne put découvrir le chanteur.

Le lendemain, Ascanio passa devant la maison et, apercevant Marguerite, la salua respectueusement. Ce manège se répéta les jours suivants. Une entente tacite et pourtant éloquente s’établit entre les deux jeunes gens et les parents commencèrent à s’inquiéter. Le dimanche, en se rendant à la messe, le jeune artiste paraissait les attendre. Il remplit sa paume d’eau bénite et la tendit à la jeune fille qui y trempa son doigt en souriant. Le père Barrot émit un « Hum ! » désapprobateur.

— L’Italien semble te plaire, dit-il à sa fille en revenant. Prends bien garde, jamais je ne permettrai que ma fille s’attache à un inconnu qui peut-être, après tout, n’est qu’un aventurier.

Marguerite ne répondit point, mais lorsqu’Ascanio passa le jour suivant, elle prit une rose rouge qu’elle portait à ses cheveux et la lui jeta.

Cellini venait d’être convié à Fontainebleau par une lettre autographe du Roi de France. François Ier avait l’intention de commander à l’artiste des modèles pour les monnaies du royaume et lui adressait quelques dessins allégoriques avec ses instructions. Cellini ayant terminé ses esquisses, alla lui-même les soumettre à son auguste Mécène. Le trésorier, chargé de lui fournir la matière pour ses travaux, prit l’artiste à part et lui dit d’un ton confidentiel :

— Le maître Jean Bologne a reçu du Roi l’ordre d’exécuter votre Colosse et toutes les belles commandes qui vous ont été faites, vous sont retirées pour lui être attribuées. C’est l’œuvre de la Marquise. Elle n’a attiré ce Bologne à la cour, que pour se venger de vous. Il me semble que votre compatriote agit bien mal à votre égard ; vous aviez obtenu ces commandes par l’art accompli de vos maquettes et par votre travail, et il vous les arrache grâce à la faveur de Mme d’Estampes. Le Roi ne voulait pas lui donner le travail, mais les intrigues de la Marquise ont prévalu.

Le sang naturellement chaud de Cellini, se mit aussitôt à bouillonner. Il prit congé en deux mots et partit à la recherche de son rival, décidé à ne pas laisser passer l’affront sans en tirer vengeance.

Il trouva Bologne dans son atelier.

— Que m’apportez-vous de bon, Cellini ? demanda le sculpteur avec un air de condescendance qui exaspéra le Florentin.

— Quelque chose de bon et de grand, répondit-il sournoisement.

— Avant de causer, vidons un verre, reprit Bologne en faisant signe à ses valets.

Puis ils s’assirent.

— Tout homme, commença Cellini, qui veut passer pour loyal et honnête doit se conduire à la manière d’un honnête homme. Je sais que vous êtes au courant de la commande du Colosse que m’a faite le Roi. Mes maquettes lui ayant plu, il me confia le travail. Ce matin, j’apprends qu’il m’est retiré en votre faveur ; or, je ne saurais souffrir que vous me dépouilliez de mon travail.

— Mais, Benvenuto, s’écria Bologne, si c’est la volonté du Roi, qu’avez-vous à y redire ? Vous y perdriez votre peine, puisque la commande m’est transmise et, dorénavant, m’appartient.

— J’en viens en quelques mots à ma conclusion, reprit Cellini. Ouvrez bien vos oreilles, la chose est sérieuse.

Bologne, voyant s’enflammer le visage de son rival et redoutant sa violence et sa brusquerie, voulut se lever.

— Restez assis, ordonna Cellini, et écoutez-moi. Je suis satisfait que vous exécutiez mon modèle, mais j’en terminerai moi-même un autre et nous les présenterons au Roi en même temps. Celui de nous qui aura le mieux réussi, exécutera ensuite le Colosse. Ainsi nous resterons amis, au lieu d’être obligés de nous haïr.

— La commande est à moi, repartit Bologne avec vivacité, je ne veux point la remettre en question.

— Eh bien, je vous affirme, moi, riposta Cellini en roulant des yeux inquiétants, que si vous dites encore un seul mot de cette œuvre qui est mienne, je vous abats comme un chien. Réfléchissez à la voie que vous désirez suivre, la belle voie de la conciliation que je vous propose, ou la vilaine, dont j’ai parlé en dernier lieu.

Bologne demeura un instant comme anéanti, puis il murmura :

— Si j’agis en honnête homme, je n’ai rien à craindre de personne…

— Bien parlé, mais, si vous faites le contraire, vous pouvez trembler. Il y va de votre tête.

Avec ces mots, Cellini quitta son compétiteur et s’en retourna à Paris. Le malheur voulut qu’il trouvât ses élèves dans la salle des maquettes, en train de festoyer gaîment avec quelques jolies jeunes filles du voisinage. Toute sa colère se tourna aussitôt contre celles-ci.

— Que signifie ? cria-t-il. Une bacchanale dans ma maison et cela en plein jour, au milieu de mes œuvres ? Ignorez-vous que c’est là un sacrilège, misérables ?

Et, avant qu’Ascanio et Paul eussent pu l’en empêcher, le maître s’étant emparé d’une perche appuyée dans un coin, commença à taper sur les jeunes filles, qui se sauvèrent en criant.

— Maudits coquins, poursuivit le maître en se tournant vers ses élèves, artistes sans honneur qui profanez la muse auguste avec les prostituées, dans l’ivresse et les rires grossiers, je devrais vous chasser, séance tenante.

— Permettez-nous de nous justifier, maître, intervint Paul ; c’est une petite fête tout à fait innocente, que nous avions organisée avec des jeunes filles de bonnes familles bourgeoises, et notre modeste repas devait être suivi d’une danse en tout bien et tout honneur.

— Plaisir innocent ! repas modeste ! je vous connais, vous et votre honneur, gamins ! Pour cette fois, je veux encore vous pardonner et tout sera comme avant. Mais, en un point, je reste intransigeant : aucune femme ne passera le seuil de ce château. Je vous interdis une fois pour toutes aussi bien de vous marier que de faire l’amour.

— Cela ne se défend pas, observa Ascanio avec impertinence.

— Et, cependant, je vous le défends, cria Benvenuto, et suis homme à maintenir ma défense. Votre maîtresse et votre femme, la plus belle et noble qui soit, est votre art, vous n’en avez point besoin d’autre. En voilà assez.

Les élèves s’esquivèrent, atterrés, y compris Ascanio qui, derrière la porte, fit les cornes à son maître. Puis il ceignit son épée, s’enveloppa de son manteau et gagna la ville à la faveur de la nuit.

Marguerite entendit encore la voix mystérieuse faire des trilles de rossignol sous les arbustes de sa fenêtre, mais elle n’ouvrit point. Elle descendit tout doucement les marches de l’escalier et sortit par la petite porte, assez brusquement pour faire prisonnier le chanteur, qui cherchait à s’enfuir.

— C’est moi, belle Marguerite, chuchota Ascanio.

— Je le savais.

— Vous m’aimez donc ?

— Oui, je vous aime.

— Oh, le divin bonheur !

Il voulut la serrer sur son cœur. La jeune fille le repoussa.

— Vos intentions sont-elles loyales ? demanda-t-elle. En ce cas, demandez ma main à mes parents.

— C’est bien ce que je compte faire, murmura l’Italien, car je ne vois pas comment je m’y prendrais pour continuer à vivre sans vous.

— Ne tardez pas, poursuivit la jeune fille, mon père a des projets pour moi.

— Tant mieux.

— Tant pis, car il me présente un très honorable et ennuyeux bourgeois parisien, maître Arquelin, orfèvre. Ne perdez point de temps, si vraiment vous m’aimez comme vous le dites.

— Dès demain, je parlerai à votre père. Pour aujourd’hui, prenez cette bague et soyez ma fiancée.

Il passa au doigt de la jeune fille un merveilleux anneau décoré du dieu de l’Amour, qu’il avait ciselé sur un modèle de Cellini ; et leurs lèvres s’unirent en un premier et divin baiser.

Le lendemain, Jean de Bologne arrivait de Fontainebleau et faisait prier Benvenuto de se rendre chez Matteo del Cesaro, n’osant pas se risquer dans l’antre même du fauve. Dès que Cellini parut, il courut à sa rencontre, les mains tendues.

— Oh Benvenuto ! s’écria-t-il, vois en moi ton frère. Je ne parlerai plus de cette œuvre, car tu as raison.

Benvenuto lui secoua cordialement les mains, ils s’assirent ensemble dans la taverne et burent dans un verre, comme de bons amis.

Mais l’intérêt n’était pas étranger au soudain réveil de conscience de Bologne, ainsi que Cellini l’apprit par un des seigneurs de la cour. Il avait obtenu du Roi une autre commande et voulait jouer, auprès de Cellini, le rôle de galant homme en renonçant généreusement.

Il s’était chargé d’aller à Rome pour y faire couler en bronze les plus beaux marbres antiques, le Laocoon, la Cléopâtre, la Bohémienne, le Commode et l’Apollon.

— Quand votre Majesté aura vu ces chefs-d’œuvre, avait-il dit au Roi, alors seulement Elle saura ce que c’est que la statuaire. Tout ce qu’on a pu faire de nos jours, — c’était le coup de Jarnac à Cellini — est très éloigné de la beauté et de la grandeur des anciens.

Cellini sourit en entendant cette nouvelle.

— Qu’il fasse ses moulages, pensa-t-il à part soi. N’espérant pas me battre avec des originaux, il l’essaye avec des œuvres anciennes ; mais ce qu’un Grec ou un Romain quelconque a pu faire, je le pourrai bien aussi.

Pendant le temps que Cellini se trouvait auprès de Bologne, Ascanio s’était revêtu de ses plus beaux habits et rendu chez maître Barrot.

Il en reçut un accueil si aimable que c’est le cœur plein d’une joyeuse espérance, qu’il proféra sa demande.

— Hum ! hum ! fit le brave libraire en essuyant les verres de ses lunettes avec le revers de sa manche, c’est une demande très honorable, en vérité. Maître Cellini est un homme célèbre et bien vu de notre bon Roi, et le premier de ses élèves mérite une bonne part de considération. Je suis très flatté que vous jugiez ma fille digne d’être votre femme, malheureusement sa main n’est plus libre.

— Plus libre ?

— Je l’ai accordée à un fidèle ami de notre maison, l’orfèvre Arquelin.

— Oh maître, supplia Ascanio, ne rendez point votre fille malheureuse.

— Malheureuse ? Arquelin est un joli garçon, un excellent et brave bourgeois, qui possède une maison à Paris et une fortune considérable. Marguerite sera fort heureuse avec lui.

— Mais Marguerite ne l’aime point.

— Qui aimerait-elle donc ?

— Moi, maître Barrot.

— Caprices de jeunesse, histoires d’amour comme il y en a dans les livres, grommela le libraire, et comme votre compatriote Boccace les a si délicieusement racontées. Marguerite vous dit qu’elle vous aime ? C’est bon. Elle épousera Arquelin et s’en contentera.

— C’est ce qu’elle ne fera point.

— Oh ! oh ! n’allez pas mettre de telles idées dans la tête de ma fille. Cela peut aller sous les climats torrides où tout respire la passion et l’agitation. Mais, chez nous où règne le brouillard, on est plus froid et plus prudent.

— Ainsi vous ne me laissez aucun espoir ?

— Que diriez-vous si je manquais à une promesse que je vous aurais faites ? Arquelin a ma parole et je la tiendrai, comme je l’eusse tenue vis-à-vis de vous.

Ascanio quitta le vieux brave homme, le désespoir au cœur. Au bas des marches, il trouva Marguerite baignée de larmes.

— Tout est fini, sanglota-t-elle, nous devons nous dire adieu.

En prononçant ces mots, la jeune fille se jeta à son cou et se mit à l’embrasser.

— Quelle idée te prend, ma douce colombe ? chuchota l’Italien. C’est maintenant qu’on ne se quittera plus. Ce n’est pas pour rien que ton père m’a rappelé le Décaméron et nous allons lui jouer un tour dans la manière de Boccace : je t’enlève. Quand nous serons mariés, rien ne lui servira de dire non, et il lui faudra bien nous octroyer sa bénédiction.

— Je m’abandonne entièrement à toi, s’écria la belle jeune fille. Fais ce que tu jugeras bon.

Lorsque la nuit fut complètement venue et que Benvenuto et ses élèves soupèrent en compagnie de M. Pépin, Ascanio trouva un prétexte pour aller dans la cour où se trouvait le gigantesque modèle du dieu Mars. Il mit sa cape et son épée, s’empara de l’énorme clé du portail et quitta précipitamment le château, décidé à enlever, cette nuit même, sa bien-aimée. Le hasard lui fut favorable. En approchant de la ville, il se heurta à Marguerite, laquelle, voilée et masquée, accourait à lui.

— Est-ce toi, Ascanio ? cria-t-elle.

— C’est moi.

La belle enfant se jeta dans ses bras en pleurant.

— S’il est un moyen de nous sauver encore, il faut l’employer sur-le-champ. Arquelin est chez mes parents en ce moment même, pour décider du jour de la noce. Je me suis secrètement enfuie. Ascanio, aie pitié de moi ! Je suis venue à toi dans la détresse de mon cœur, je te serai une épouse fidèle et aimante.

Le jeune artiste offrit son bras à la désespérée et l’introduisit au château, où il la dissimula parmi les maquettes. Puis il alla reprendre sa place au souper.

Bientôt, Benvenuto se leva pour aller se coucher et l’abbé Pépin, aussi, disparut dans son lit de plumes. Ascanio souhaita le bonsoir à ses compagnons et fit semblant de remonter à sa chambre. Mais, parvenu à l’escalier, il tourna sur ses talons et pénétra brusquement chez Paul Nacheroni qu’il mit, en quelques mots, au courant de son projet. Tous deux prirent leurs épées, entrèrent furtivement dans la salle des maquettes et délivrèrent Marguerite — qui attendait dans l’angoisse le retour du bien-aimé — de sa pénible situation. En traversant la cour, ils virent surgir, à proximité de la porte d’entrée qu’Ascanio avait oublié de refermer, une silhouette qu’éclairait la veilleuse allumée sous l’image de la Vierge.

— Serait-ce Bovo ? chuchota Paul en se signant.

— C’est Arquelin mon fiancé, dit à voix basse la jeune fille, il m’aura vu partir et m’aura suivie.

— Attends un peu, en voilà un que nous allons servir, murmura Ascanio.

Il disparut un instant et revint, chargé de l’un des énormes sacs que Cellini jetait sur ses ébauches.

— Ramène bien tes voiles, dit Ascanio à Marguerite, et va hardiment à sa rencontre.

— La jeune fille obéit et se dirigea lentement vers l’entrée. Sitôt qu’Arquelin l’eut aperçue, il alla à elle avec une hâte jalouse.

— Est-ce vous, Marguerite ? cria-t-il.

Au même instant sa voix s’étouffait dans sa gorge. L’encapuchonner par derrière avec le sac, le renverser et le faire glisser jusqu’au fond avait été, pour nos artistes, l’affaire d’un moment.

— C’est moi, Bovo, le revenant du château, dit Ascanio d’une voix caverneuse. Aucun homme n’ose passer à minuit le seuil de mon domaine. Tu vas expier sur-le-champ ton audace.

— Oh monsieur Bovo, gémit l’orfèvre d’une voix qui, elle aussi, semblait sortir des entrailles de la terre. Je n’avais point l’intention de vous offenser. Épargnez ma vie, monsieur Bovo, pour l’amour de Dieu !

— Pour cette fois, tu en seras quitte pour la peur et une volée de coups de bâton, répondit Ascanio, mais malheur à toi, si tu me provoques encore.

Les malicieux jeunes gens se mirent en devoir de masser le coupable avec le plat de leur épée, et tandis qu’il poussait les plus lamentables soupirs en invoquant tous les saints du paradis, sa fiancée avait de la peine à s’empêcher de rire tout haut.

— Que j’aimerais à le battre, souffla-t-elle, pour toutes les larmes qu’il m’a coûtées.

— Ne te gêne pas, repartit Ascanio en souriant, venge-toi de lui.

Il lui tendit son épée et elle en asséna quelques vigoureux coups au malheureux prisonnier.

— Maintenant dehors ! fit Paul.

Laissant maître Arquelin étendu par terre, les trois complices se hâtèrent vers la ville.

À la première église venue, ils réveillèrent le prêtre sous le prétexte qu’un mourant avait besoin de ses offices. Puis, quand le digne homme ouvrit, les deux jeunes gens le menacèrent de leurs épées.

— Vénéré père, dit Ascanio, veux-tu me marier séance tenante avec cette jeune personne ? Tu en seras largement récompensé. Sinon, tu es un homme mort.

Le prêtre poussa un soupir et acquiesça.

Il conduisit les jeunes gens à travers une cour obscure, les introduisit par une porte basse, dans la sacristie, et prononça les paroles sacramentelles. Après l’échange des anneaux, Ascanio embrassa Marguerite et lui dit :

— Tu es ma femme devant Dieu et les hommes, plus personne n’a pouvoir de nous séparer.

Puis il tendit au prêtre dix écus, et tous quatre quittèrent l’église, comme ils y étaient entrés.

— À présent, réfléchis à ce que tu vas faire, dit alors Paul à son ami. Elle ne peut rentrer au château, tu connais Cellini, il serait capable de te chasser publiquement.

— Ce serait affreux, soupira Marguerite, comment gagnerais-tu ta vie ?

— Il faut lui chercher une demeure chez des gens du voisinage.

— Vivre séparés dès le premier jour ! s’écria Marguerite, mieux vaut la misère, le souci et toutes les incommodités, qu’un sort aussi malheureux.

— Sois tranquille, chère femme, s’écria Ascanio en lui baisant tendrement la main, rien au monde ne doit nous séparer. Tu resteras avec moi au château.

— À quoi penses-tu, Ascanio ? Cellini est vigilant, objecta Paul.

— Laisse-moi faire, répliqua le jeune mari en souriant. Ce n’est pas pour rien que nous avons invoqué le brave Bovo. Il nous rendra encore plus d’un bon service.

En tapinois, ainsi qu’ils avaient quitté le château, tous trois y rentrèrent. Ils trouvèrent maître Arquelin toujours étendu devant la porte d’entrée dans son cachot improvisé, et récitant des litanies.

— Oses-tu bien, misérable, lui dit Ascanio en dissimulant sa voix, invoquer les saints, ici, où je règne ?

— Pardonnez-moi, monsieur Bovo, gémit le prisonnier, mais je crois que je vais étouffer.

Eh bien, appelle au secours, repartit Ascanio parlant toujours au nom du revenant, mais, auparavant, une petite correction.

— Pitié ! monsieur Bovo, pitié ! supplia Arquelin.

— Non, point de pitié, s’écria Marguerite.

— Toi, ici, mon doux ange ?

— Oui, moi qui célèbre nos noces en dansant sur toi.

Elle riait, tout en lui infligeant des coups cruels avec ses petits pieds.

— Oh Marguerite ! Je jure de ne pas t’épouser. Je te rends ta parole, délivre-moi seulement.

— Ton renoncement vient trop tard, railla-t-elle, et elle se remit derechef à danser, ainsi qu’elle appelait sa façon de maltraiter l’homme exécré.

— Assez, chuchota Ascanio.

— Voilà, fit Marguerite. Maintenant, appelle au secours si tu en as envie.

— Au secours ! au secours ! clama aussitôt le prisonnier. Au secours ! Mort et enfer ! À l’assassin ! Au secours !

Son appel réveilla tous les habitants du château. Cellini accourut le premier, tenant de la main gauche une lanterne sourde, de la droite, son épée, et trouva le malheureux orfèvre dans une pitoyable situation. Il ouvrit le sac. Arquelin en sortit à quatre pattes.

— Qui êtes-vous ? questionna le maître, et comment vous trouvez-vous ici ?

Arquelin déclina ses nom et qualités, et raconta comment il s’était fourvoyé dans la cour du château.

— Et qui vous a joué ce tour ?

— Un revenant, appelé Bovo, répondit Arquelin, avec un sérieux qui provoqua l’hilarité de Cellini.

— Êtes-vous fou ? qui donc croit de nos jours aux revenants ?

— Il me faut bien y croire, soupira Arquelin, puisque j’en porte le témoignage sur mon pauvre corps meurtri.

Et il se mit à se frotter activement le dos. Pendant ce temps, les élèves, tous armés, avaient rejoint leur maître, parmi eux, Ascanio et Paul, et jusqu’au chapelain Pépin lui-même, qui tremblait de froid et de peur dans sa longue robe de chambre.

— Ne vous l’avais-je pas dit, maître ? balbutia-t-il. Je connais Bovo. Il n’y a pas à plaisanter avec lui. En un clin d’œil, il revêt une autre forme et, sous chacune, nous joue une autre farce.

— C’est parfaitement exact, affirma Arquelin. D’abord il m’attira sous la forme d’une femme voilée, puis il me cogna avec un poing volumineux comme un tonneau de bière, ensuite il m’a terrassé et enfermé dans cet abominable sac ; après quoi il a parlé avec une voix semblable au tonnerre ou à la voix du Seigneur sur le mont Sinaï, et m’a frappé avec une épée flamboyante, comme celle que tenait le chérubin qui chassa l’homme du paradis. Finalement, pour me railler, il prit la voix de ma fiancée et dansa une sarabande sur mon corps.

— Il me semble, monsieur, observa Ascanio, que vous avez un peu trop bu, ou bien l’on s’est permis de vous jouer une farce peu convenable. Mais je pense que nous aurons facilement raison de ce Bovo, en fermant toutes les portes et en fouillant le château.

— Oui, c’est ce que nous allons faire, approuva Cellini.

En dépit des avertissements de Pépin, le maître et ses élèves parcoururent aussitôt le château, sans rien y découvrir d’insolite.

— Je vais vous donner un bon conseil, dit enfin Cellini en s’adressant à Arquelin. Allez et retournez chez vous faire un bon somme, au lieu de troubler les gens paisibles en les tirant de leurs lits.

— Je n’invente pourtant pas les marques dont mon corps est tout couvert, gémit Arquelin. Ce ne peut être que l’œuvre du diable.

Le malheureux se traîna chez lui, ayant le sentiment que tous ses membres étaient rompus, tandis que Pépin, faisant les plus étranges conjectures, et rattachant la politique à l’apparition du revenant, remontait avec des battements de cœur dans sa chambre.

Quelques jours s’étaient passés à travailler paisiblement quand, tout à coup, Ascanio arriva visiblement troublé au déjeuner, racontant que la veille au soir, comme il se rendait à la chambre de Paul, il avait rencontré Bovo.

— À qui ressemblait-il ? railla Bartoloméo Chiecca, à une jolie fille, par hasard ?

— Il avait un corps comme un balai et une tête comme une courge, répondit Ascanio très sérieusement.

Une semaine encore se passa, lorsqu’une nuit, M. Pépin se mit à hurler lamentablement et à appeler au secours. Il avait été réveillé par un léger bruit devant sa porte, avait allumé une chandelle, s’était armé d’une lance et aventuré dans le long couloir obscur. Là, il avait vu Bovo sous la forme d’une jeune femme à cheveux noirs, aux yeux de feux, qui glissait sans bruit devant lui.

Cellini, à qui il vint, pâle d’émotion et les genoux vacillants, raconter l’aventure, se retourna de l’autre côté, le souhaitant au diable ; mais, comme le vieillard n’osait rentrer seul dans son aile du château, il pria ses élèves de l’accompagner.

Ascanio, Paul et quelques autres, prirent leurs épées et suivirent le chapelain qui, tenant sa lumière d’une main, de l’autre, sa longue pertuisane, les précédait sans cesser de marmonner des prières.

En approchant de la chambre, ils entendirent au fond du corridor comme un froissement d’étoffes de soie, et une forme blanche fut visible qui, les bras levés, semblait menacer la troupe armée.

— Le voyez-vous ? chuchota Pépin, là, c’est Bovo. Que Dieu prenne pitié de nous !

— Que cherchez-vous ici ? retentit une voix caverneuse au fond du couloir Pourquoi troublez-vous mon repos ?

— En avant, camarade, cria Ascanio, sus au revenant !

En même temps, il soufflait la lumière que le chapelain tenait à la main.

— Jésus, Maria, cria Pépin, en se jetant à plat ventre par terre, tandis que Paul et Ascanio, profitant de la nuit, jetaient leurs camarades au bas des escaliers. Un vacarme indescriptible s’ensuivit. Cellini se réveilla définitivement et, cette fois, parut, un bâton à la main, pour rétablir l’ordre. Il trouva ses élèves, sans en excepter Paul et Ascanio, se bousculant au bas des marches. L’un avait une bosse au front, l’autre saignait du nez, Paul assurait avoir une côte cassée et Ascanio boitait péniblement. En haut, Pépin se lamentait :

— Il est assis sur moi, le démon. Il tambourine de ses poings sur mon dos.

Cellini, qui s’était muni d’une torche allumée, engagea ses élèves à se joindre à lui pour attaquer une bonne fois le revenant. Tous s’y refusèrent, surtout Ascanio, qui assurait avoir assez de courage pour s’en prendre à dix vivants, mais non à un esprit surnaturel. Cellini monta donc seul et trouva Pépin toujours étendu le visage contre terre.

— Viens, mon vieux, lui dit-il, nous allons le démasquer.

— Laissez-moi en paix, je ne bouge pas d’ici, gémit Pépin.

Sur ce, le maître marcha seul, intrépide, sans voir ni revenant ni quoi que ce fût, et parvint jusqu’au large escalier conduisant à la cour.

— C’est par là qu’il s’est échappé, se dit-il.

Il descendit les marches, traversa la cour et revint, sans témoigner de mauvaise humeur, à sa chambre à coucher.

La victoire que Bovo avait remportée sur ses adversaires semblait l’avoir satisfait, car il se passa quelque temps sans qu’on entendit parler de lui, lorsqu’un jour Bartoloméo, le plus sceptique des compagnons de Benvenuto, assura avoir entendu, pendant qu’il travaillait au Colosse, un soupir sortir du dieu d’argile. Il ne provoqua que les railleries des camarades et l’incident ne fut jugé digne d’aucun commentaire.

Après la disparition de leur fille, les parents de Marguerite avaient aussitôt jeté leurs soupçons sur Ascanio.

Mais lorsqu’ils surent par Pépin, qu’Ascanio travaillait après comme avant dans les ateliers de Cellini et que leur fille n’avait point reparu au château depuis le jour de leur première visite, ils dirigèrent leurs recherches d’un autre côté, bien entendu, sans aucun succès. Sur ces entrefaites, Bologne était revenu de Rome avec ses moulages et Cellini avait terminé son Jupiter en argent, debout sur un socle en or que soutenait un support de bois. Dans ce support, Cellini avait placé quatre petites billes sur lesquelles un enfant pouvait faire tourner la statue dans toutes les directions, sans la moindre difficulté.

Lorsque le grand artiste fit demander au Roi en quel endroit il devait exposer son œuvre, son ennemie, la marquise d’Étampes, insinua qu’il n’y en avait point qui fût préférable à la galerie.

Cellini, en y pénétrant, se rendit compte aussitôt de l’arrière-pensée de Mme d’Étampes. La galerie, qui mesurait cent pas de long et douze de large, était décorée par les peintures du Florentin Rossi, ornée de belles œuvres de sculpture, et se prêtait admirablement à une exposition artistique ; mais, comme les moulages d’après l’Antique rapportés de Rome, s’y trouvaient, la belle et astucieuse femme avait évidemment caressé l’espoir qu’ils enlèveraient à Cellini la plus grande part de son succès.

— C’est comme s’il nous fallait traverser les Fourches caudines, remarqua Cellini à Ascanio, en se grattant la tête. Eh bien, nous verrons si Dieu m’abandonne.

Il dressa son Jupiter du mieux qu’il put et attendit. La figure en argent du Roi des Dieux tenait dans sa main droite la foudre, prête à la lancer ; dans sa gauche, le globe céleste. Entre les zigzags symbolisant les éclairs, Benvenuto avait adroitement fixé une bougie en cire.

La marquise d’Étampes avait retenu le Roi jusqu’au crépuscule, pour joindre à tous les autres inconvénients le manque d’éclairage. Mais le résultat fut tout autre.

Aussitôt, que vint l’obscurité, Benvenuto alluma la bougie que Jupiter tenait avec la foudre, au-dessus de sa tête, et la lumière, tombant d’en haut en scintillant, sur la statue du dieu, produisit un éclairage magique, très supérieur à celui du jour.

Lorsque le Roi, accompagné du dauphin et de la dauphine, de la marquise d’Étampes, du Roi de Navarre et de toute sa cour, pénétra dans la galerie, Cellini fit signe à Ascanio de mouvoir la statue, qui sembla s’animer. Les yeux des assistants, attirés par le phénomène, ne favorisèrent d’aucune attention les moulages de Bologne.

— Voilà le plus bel ouvrage que l’œil humain ait jamais perçu, s’écria le Roi enthousiasmé, je ne m’attendais pas à la centième partie de ce que Cellini a réalisé.

— Ne voyez-vous pas comme ces statues sont belles ? insinua la Marquise en désignant les moulages.

Tous les regards se retournèrent. Mais François Ier repartit en souriant :

— Celui qui a voulu desservir Cellini, l’a, au contraire, grandement favorisé. À côté de ces formes antiques, on mesure à sa valeur la beauté supérieure de la sienne, et l’on ne saurait trop estimer Cellini dont le talent non seulement égale, mais encore surpasse celui des Anciens.

La Marquise ne se sentait pas de colère.

— Pour bien juger de cette œuvre, objecta-t-elle, il faut la voir le jour, où elle ne paraîtra pas mille fois aussi belle que de nuit. De plus, le maître l’a entourée d’un voile afin d’en dissimuler les défauts.

Cellini avait vraiment entouré son dieu d’un voile, pour en augmenter la majesté. Furieusement, il le déchira et allait, dans sa colère, porter une main sacrilège sur son œuvre, quand le Roi intervint :

— Benvenuto, dit-il avec une noble autorité, j’arrête ta colère. En revanche, tu recevras une récompense dix fois plus forte que celle à laquelle tu t’attendais.

Puis, se tournant vers la cour, il poursuivit :

— Je me félicite d’avoir enlevé à l’Italie l’homme le plus éminent qui existât jamais.

Mme d’Étampes se mordit les lèvres et déchira son mouchoir. Quand Cellini quitta Fontainebleau, le Roi lui fit payer mille écus d’or.

Ravi et fier comme un triomphateur, Benvenuto s’en revint à Paris avec ses compagnons et offrit, le jour même de son arrivée, un festin princier à tous ses collaborateurs, ainsi qu’il convenait à un prince de l’Art. Après le repas, il fit apporter tous ses effets, qui étaient en drap fin et en précieuses fourrures, et en fit présent à ses gens.

Puis il se remit à travailler avec ardeur à son Colosse, dont le modèle en bois, soutenu par une armature en fer, avait été recouvert de plâtre. Les divers membres de la statue géante devaient être exécutés séparément sous sa surveillance et, finalement, réunis à l’aide de boulons en forme de queues d’hirondelles.

Lorsque la tête fut à peu près terminée, Cellini la laissa à découvert afin que les Parisiens pussent l’admirer de loin. Les toits des maisons ne tardèrent pas à se couvrir de curieux s’extasiant devant cette merveille et, fait étrange, plus d’un assura que la tête du dieu était vivante.

Le bruit s’en répandit et la rumeur publique se propagea que l’esprit de Bovo était entré dans la statue, lui faisant mouvoir les yeux et les lèvres comme si elle allait parler. Les plus malins convenaient que l’éclair momentané des yeux offrait, pour le moins, un singulier problème de physique.

Cellini finit par s’en impatienter et, un matin, réunit tous ses élèves pour entreprendre l’inspection du Colosse.

— Il y aura un malheur, gémit M. Pépin, Bovo ne supportera pas un tel affront.

Tous demeurèrent bouche bée en voyant Benvenuto tirer une jeune et jolie femme de la tête du géant.

— Mais c’est Marguerite, s’écria M. Pépin, Marguerite Barrot qu’on croyait perdue ; tandis que Cellini, mis en bonne humeur par sa victoire sur son rival et sur les Anciens, partait d’un formidable éclat de rire.

— Ainsi, voilà Bovo, dit-il. Je conviens que c’est un bon esprit, et un beau corps par-dessus le marché. Qui de vous a eu la bonne idée de cacher cette Vénus dans la tête de Mars ? et celle, encore meilleure, de se la choisir pour amante ?

— C’est moi, grand Cellini, s’écria Ascanio en se jetant aux pieds du maître, confiant en ta bonté et magnanimité, car celle que tu vois est ma femme et m’a été unie devant l’Église.

— Eh bien, je vous pardonne, fit Benvenuto, et si ce n’était que parce qu’à vous deux, vous faites un par trop joli couple. Mais, peut-être, n’avez-vous pas encore fêté vos noces, hein ?

— Non, maître, se hâta de répondre la jeune femme.

— Alors, tant mieux. Allez vite chercher vos parents et dites-leur que Cellini, qui a triomphé des Anciens et de Bologne par-dessus le marché, les convie aux secondes noces de Chanaan.

Le soir même, une joyeuse fête réunissait tout le monde au château de Cellini. Parmi les nombreux toasts, il y en eut un en l’honneur de l’esprit Bovo, le spirituel patron des amoureux.