La Pantoufle de Sapho et autres contes/Le Palais rouge (1804)

LE PALAIS ROUGE

(1804)

C’était la nuit où la nouvelle de la paix de Lunéville, conclue le 7 février 1804 entre la république française et l’empire d’Allemagne, parvint à Saint-Pétersbourg. Dans l’antichambre des appartements impériaux du palais Michel, quatre adjudants de Paul Ier s’entretenaient à mi-voix, assis autour d’un formidable feu de cheminée.

— Je maintiens mon opinion qu’il est sur la voie de la plus complète folie, émit le plus âgé des quatre, le colonel Tatarinoff, homme de tournure athlétique, aux traits plats et dont le froid regard plongeait dans les âmes comme une lame de poignard.

— Vous parlez de l’Empereur, observa un jeune et joli officier, Argamakoff, d’un ton sonnant comme une réprimande.

— C’est de lui que je parle, reprit le colonel d’un ton calme ; quiconque a observé son attitude lors de l’arrivée de la dépêche, partagera mon opinion.

— N’est-il pas naturel que l’Empereur dont l’Angleterre a usé et abusé d’une façon aussi perfide, au moment où cette nation de marchands perd son meilleur allié, en éprouve quelque joie ? intervint le capitaine Danilewski.

— Certes, convint Tatarinoff, mais un homme raisonnable n’exprime pas ses sentiments en gambadant comme un enfant ou un possédé à travers la chambre, ni un monarque, en embrassant son adjudant.

— Je commence aussi à douter de son bon sens, opina Tschitschakoff, qui n’avait pas encore parlé. Passe encore qu’il ait inauguré son règne en mettant toute chose pour ainsi dire à l’envers, et en détruisant ce que son auguste mère, la grande Catherine, avait créé, revenant jusque dans ses vêtements aux usages anciens. Sa mère l’a maltraité et il prend sa revanche en s’efforçant d’effacer sur terre toutes traces de son règne. Cependant, sur un point, il faisait cause commune avec elle : sa haine de la Révolution française et de ses doctrines. Et voici que, tout à coup, il fait volte face et s’unit à Bonaparte contre ses anciens alliés.

— Est-ce bien vrai ? questionna Danilewski.

— Que signifient ces armements précipités dans les ports et dans la mer Noire, repartit le colonel, du reste, l’Angleterre le préviendra.

— Voulez-vous dire que c’est l’Angleterre qui nous attaquera ? demanda le jeune officier.

— Pas précisément, répondit le colonel en dardant sur son interlocuteur un regard perçant. Je veux dire qu’il y aura du nouveau. Il y a un grand nombre de mécontents dans le pays.

— Et serait-il vrai, poursuivit Argamakoff, qu’il existe des relations entre eux et l’ambassadeur britannique ?

— Cela est-il invraisemblable ? L’Angleterre, grâce au traité qui vient de se conclure, se trouve isolée et doit faire tous ses efforts…

— Les Orloffs fréquentent beaucoup et intimement lord Whitworth, interrompit Danilewski.

— C’est très compréhensible. Le Czar, lors de la ridicule comédie qu’il organisa pour le transfert des restes de Pierre III à la citadelle, ne les a-t-il point forcés de suivre le cercueil ?

— Forcer des meurtriers à suivre le cercueil de leur victime, s’écria étourdiment Argamakoff, c’est une étrange manière d’exercer la justice.

— La manière d’un fou, confirma le colonel en élevant également la voix. Et cette idée de faire badigeonner les ponts, les guérites et les portes de la ville couleur d’Arlequin ? Et ce nouveau palais qu’il fait construire, où il n’y a pas une frise, pas un ornement, pas une porte, pas une fenêtre, qui ne soient décorés de son monogramme P. J. surmonté de la couronne impériale ? Un original Anglais s’est donné la peine de compter le nombre de fois que le motif se répétait. Il est allé jusqu’à 8.000, puis y a renoncé.

» À côté de ces caprices bizarres, il a des passages subits de la magnanimité à la tyrannie, de la bonté à la cruauté. Cela me semble de la folie et je voudrais que tout le monde pensât de même.

— Et quand cela serait ? questionna Argamakoff.

— On se souviendrait à temps qu’on ne peut laisser le sort du plus grand empire d’Europe aux mains d’un insensé.

— Voilà de dangereuses paroles, colonel.

— Au cas où vous seriez un traître, Argamakoff.

— Il me semble que vous méritez ce reproche plus que moi.

— Jeune homme ! cria Tatarinoff en se levant.

— Je ne retire rien, reprit Argamakoff avec une fermeté glaciale.

— Que devrais-tu retirer, mon enfant ? prononça au moment même une voix tranchante, tandis qu’Argamakoff se sentait touché à l’épaule.

Terrifiés, ceux qui étaient restés assis, bondirent sur leurs pieds et, visiblement troublés, prirent une attitude militaire.

Le czar Paul était entré inaperçu et se trouvait au milieu d’eux, les toisant l’un après l’autre d’un air sournois.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? répondez !

— Une querelle, Majesté, fit Argamakoff en se ressaisissant, une dispute bien trop insignifiante pour mériter votre intérêt.

— Et à propos de quoi, cette querelle ? Je veux le savoir, interrompit le souverain violemment.

— À propos de la beauté des femmes, fut la réponse d’Argamakoff.

Ses camarades respirèrent, soulagés.

— Vraiment ! et tu affirmes tout simplement qu’un tel sujet ne mérite pas mon intérêt ? poursuivit l’Empereur mis soudain de belle humeur. Oh ! nous ne sommes pas aussi vieux que tu crois. Cette dispute, donc, concernait une jolie femme ?

— Quatre jolies femmes, Majesté, corrigea le jeune adjudant enhardi par la gaieté du Czar.

— Quatre ? Et toutes les quatre sont éprises de toi ?

— Excusez, Sire, il s’agissait de décider laquelle des dames de Saint-Pétersbourg surpassait les autres en beauté. Le colonel Tatarinoff revendiquait le prix en faveur de la comtesse Pahlen.

— Moi, je défendais les charmes de Mlle Okolenski, ajouta le capitaine Danilewski.

— Et moi, ceux de la jeune femme du négociant Jecotherine Saulow, se hâta de dire Tschitschakoff.

— Et toi ? questionna le Czar en se tournant vers l’officier.

— Je jurai que la princesse Axinia Wernichkoï était un ange et que je ne souffrirais point…

— Tête chaude ! interrompit le Czar avec bienveillance. Puisque chacun de vous quatre a un goût différent, il est de toute nécessité qu’un cinquième intervienne, pour trancher la question. Hum ! Deux des belles me sont connues. Mais j’ignore aussi bien la Princesse, que la femme du négociant. Qu’on attelle sur-le-champ quatre traîneaux et qu’on détache autant de cosaques chargés d’aller trouver les quatre dames et de les ramener ici afin que je puisse juger.

— Majesté, osa objecter le colonel comme aîné des adjudants, il est passé minuit, ces dames pourraient être couchées…

— Alors, qu’on les fasse sortir de leurs lits, commanda Paul. Telle est ma volonté, cela suffit.

Il quitta l’antichambre et Argamakoff alla faire exécuter ses ordres.

— Eh bien, n’est-ce pas là un fou ? dit, à voix basse, le colonel.

Danilewski haussa les épaules, tandis que Tschitschakoff, posant son doigt sur ses lèvres, rappelait ses camarades à la prudence.

Bientôt les traîneaux furent de retour et quatre femmes pâles et tremblantes parurent dans l’antichambre impériale. Paul sortit aussitôt de ses appartements, salua légèrement de la main les femmes inclinées et les examina d’un coup d’œil rapide et perçant.

— Grâce, petit père, je suis innocente, supplia la bourgeoise en tombant à genoux.

Paul éclata de rire.

— Relevez-vous, ma brave femme, et vous, Mesdames, n’ayez crainte, dit-il. J’ai pris sur moi d’apaiser une querelle de mes adjudants, en décidant laquelle de vous était la plus belle. Enlevez vos manteaux et vos voiles.

Assistées de leurs adorateurs, les quatre femmes se dépouillèrent précipitamment de leurs enveloppes hivernales, et le Czar se mit à les étudier à travers son lorgnon. Le choix n’était point facile. Chacune des quatre rivales était, dans son genre, une beauté. La comtesse Pahlen à l’allure hautaine, au visage d’une régularité classique, aux cheveux et aux yeux noirs ; Mlle Okolenski, fine et languissante ; la femme du marchand Saulow, une grande et opulente blonde ; la Princesse, élancée et gracile, d’une grâce sémillante, d’un charme plein d’espièglerie. Le Czar hésita longtemps et finit par s’incliner devant la princesse Wernitckhoï.

— Mesdames, je vous remercie, dit-il, bonne nuit !

Puis, pinçant la joue d’Argamakoff :

— C’est toi qui as le meilleur goût, mon garçon, dit-il, et il quitta la salle.

— En voilà une histoire ! s’écria Argamakoff en se tordant les mains. Il n’osa même plus reconduire la Princesse jusqu’à son traîneau.

— Eh bien, n’ai-je pas raison ? fit le colonel. Un tyran ou un fou. Dans les deux cas, un homme à qui il est dangereux de confier un empire.

— Votre langue finira par vous coûter la tête, colonel.

Tatarinoff eut un sourire de pitié.

Les familles d’Argamakoff et d’Axinia vivaient depuis près d’un siècle en bonne relation de voisinage et d’amitié, et les jeunes gens étaient pour ainsi dire, promis.

Quand le jeune officier vint à Pétersbourg, il fut tout de suite un hôte favoris de la maison de la Princesse. Il vit grandir la jeune fille sous ses yeux et cela parut tout naturel qu’il l’aimât et en fût aimé. Il n’avait pas encore formulé de demande officielle, mais les parents voyaient avec plaisir leur fille recherchée par le favori du Czar et ne mettaient aucun obstacle à l’intimité des jeunes gens.

Maintenant, grâce à l’imprudence d’Argamakoff, tout était remis en question. Pendant l’étrange scène de la nuit, il avait remarqué qu’Axinia était péniblement impressionnée et que, d’autre part, l’Empereur avait témoigné son admiration pour la jeune beauté d’une manière qui n’annonçait rien de bon.

Dès le matin, Argamakoff se hâta d’aller chez la Princesse, d’aussi bonne heure que les convenances le permettaient, afin de s’excuser du fâcheux incident. La belle jeune fille, en sarafan de soie orientale, assise sur de moelleux coussins, était occupée à dévider de la soie. Elle fronça légèrement les sourcils et dit, sans lever les yeux sur son amoureux :

— Ainsi, c’est à vous que je dois cette gracieuse attention ? C’est très aimable de votre part. Mais vous serez puni de votre indiscrétion et je ne vous plaindrai point.

— Mais, chère Axinia, il s’agissait de nous sauver tous, invoqua l’officier pour sa défense. Personne n’eût imaginé que mon conte improvisé amènerait de telles complications.

La Princesse jugea bon de ne pas répondre.

— Avez-vous remarqué, demanda-t-elle, l’impression que j’ai produite sur le czar ?

— Je l’ai remarquée.

— Et si l’Empereur me plaisait seulement moitié autant que je lui plais ?

— Axinia ! s’exclama le malheureux adjudant.

— S’il se trame là quelque chose, vous serez seul à en porter la responsabilité, continua la Princesse en fixant soudain son fiancé de ses beaux yeux bleus et perçants. Maintenant, je vous prie de me laisser.

— Il m’est impossible de partir sans avoir obtenu mon pardon, soupira Argamakoff.

— Alors vous resterez longtemps, repartit avec un rire méchant, la Princesse qui bondit de son siège et disparut.

Il ne restait au pauvre Argamakoff d’autre ressource que la retraite. Pendant ce temps, Axinia riait auprès de sa nourrice, qui était aussi sa confidente, du succès de sa plaisanterie. Elle ne soupçonnait pas combien son invention taquine était proche de la vérité.

Son amoureux venait à peine de la quitter, que le traîneau de sa tante, la comtesse Bestouchew, vint la chercher. Un mot de la main de la Comtesse, lui recommandait de se faire aussi jolie que possible.

Lorsque Axinia pénétra dans le boudoir de sa tante, celle-ci l’embrassa avec une impétuosité et une tendresse inaccoutumée. Puis, la Comtesse s’éloigna sous un prétexte insignifiant et, à sa place, parut… l’Empereur !

Axinia fit un mouvement pour fuir, mais Paul lui avait pris la main et la retint.

— Je vous supplie de m’entendre, Princesse, commença-t-il. Le droit que je reconnais au moindre de mes sujets, vous ne pouvez me le refuser.

Il mena la tremblante jeune fille vers un canapé. Lui-même prit place sur un fauteuil en face d’elle, à une distance qui ne laissait rien à désirer.

— Princesse, continua-t-il d’un ton grave, presque triste, vous ne seriez point femme si vous n’aviez remarqué l’impression profonde que votre apparition de cette nuit a faite sur moi. C’est un hasard providentiel qui m’a révélé votre existence. Je vous aime. Soyez bonne, soyez compatissante, dites-moi seulement que vous ne me haïssez point.

Axinia baissait les yeux et ne trouvait point de paroles.

— Ne craignez pas, ange du ciel, poursuivit Paul Ier, que je vous demande rien qui puisse blesser votre honneur. Je serais satisfait et complètement heureux si, seulement, je me savais aimé, aimé pour moi-même. Personne encore ne m’a aimé, pas même ma mère, et, peut-être, elle moins que toute autre. Elle ne m’a témoigné que de l’aversion et de la défiance. Tandis que ses favoris s’enrichissaient aux dépens de l’État, je manquais souvent du nécessaire. Elle a pris mes enfants à leur naissance et élevés dans un palais. Jamais aucun ne m’a témoigné d’affection. L’Impératrice… laissez-moi n’en point parler, dans cette belle statue de marbre, ne bat point de cœur humain. Mes fils entretiennent des relations criminelles avec mes ennemis, et, déjà, le prince héritier tend la main vers ma couronne. Je suis seul, sans ami, sans amour. Oh ! dites-moi que vous me plaignez, que vous avez pitié de moi.

— Un sentiment de cette nature, s’adressant à vous, Sire, serait une témérité. D’ailleurs vous n’êtes pas homme à vous en contenter.

— Laissez-moi vous voir de temps en temps, s’écria Paul ému, peut-être, ma solitude, mon abandon et ce noble sentiment que vous m’avez inspiré toucheront votre cœur.

— Je ne puis vous écouter plus longtemps, Majesté.

— Vous me repoussez, balbutia le souverain qui se leva tremblant et dont les sourcils se contractèrent de façon menaçante.

— Je dois vous prier de ne pas tourmenter une pauvre fille dont la main n’est plus libre.

— Vous aimez quelqu’un !

— Eh bien, oui.

— Nommez-moi cet heureux mortel.

— Pour le désigner à votre rancune, Sire ?

— Me jugez-vous aussi bas et cruel ? Eh bien, je ne vous le demande plus. Donnez-moi seulement quelque raison d’espérer.

— Qui donc est sans espoir ? fit la jeune coquette.

— Vous ne me haïssez point ! s’écria Paul en lui prenant la main.

— C’est un devoir d’aimer son souverain.

— Et ce devoir vous est facile ?

— Ne me pressez pas ainsi, Majesté, repartit la Princesse. Si vous voulez être aimé pour vous-même, oubliez votre puissance et votre haute situation. Rapportez-vous-en à moi. Je vous donnerai réponse quand je me serai recueillie et que je me sentirai affranchie de l’autorité que vous donne votre rang. Les cœurs se peuvent toucher, mais non violenter.

— Je vous remercie, Princesse, s’écria Paul Ier en baisant tendrement la main de la belle jeune fille. Je vous promets d’être patient ; mais, de votre côté, songez à l’importance de votre décision. D’elle peut dépendre une ère nouvelle pour la Russie et, en tous les cas, l’heur ou le malheur de mon existence.

L’Empereur s’inclina très bas et la Princesse sortit précipitamment.

Pendant deux jours entiers, Argamakoff ne se laissa point voir au palais Wernichkoï. Le troisième, il accourut, en proie à une violente agitation, demandant à parler à Axinia.

Elle le fit attendre pendant quelque temps, puis il fut introduit. Elle était en compagnie de son père, qui l’accueillit avec sa bienveillance accoutumée.

— J’avais espéré un entretien avec vous seule, commença l’officier sans détour.

— Je n’ai point de secret pour mon père, dit la Princesse en se mettant à peler une orange avec un air d’indifférence qui mit le comble à l’irritation de son ami.

— Je puis parler ouvertement ?

— Puisque je vous le dis.

— Donc… je sais la cause de votre froideur à mon égard, Princesse.

— En vérité ? railla Axinia.

— Je sais aussi avec qui vous vous êtes rencontrée chez votre tante.

— Vraiment ?

La jeune fille, appuya nonchalamment son bras sur un coussin :

— Mais que ne savez-vous pas !

— Vous avez eu un rendez-vous…

— Pardon.

— Je veux dire un entretien…

— Avec l’Empereur, compléta la Princesse du ton le plus calme.

— Vous ne niez pas ? s’écria Argamakoff.

— Modérez-vous, fit la Princesse d’un ton sévère, qui rappela le jeune homme presque fou de jalousie, aux limites des convenances.

— Excusez-moi, reprit l’officier, mais vous jouez un jeu dangereux. L’Empereur vous aime et vous a parlé d’amour, je le sais.

— Et vous savez aussi ce que j’ai répondu ? demanda Axinia, avec hauteur.

— Je crains… que…

— Vous m’offensez encore, interrompit la Princesse, je vous prie de me laisser.

— Mais, Axinia…

— Vous avez entendu ?

Elle lui lança un regard ; le jeune homme s’inclina en silence et sortit. Sur le seuil de la porte, il se retourna un instant et murmura d’une voix sourde de rage :

— J’obéis, mais je ne reviendrai que quand vous m’appellerez.

— Je ne vous rappellerai point, ricana la Princesse.

— Qu’as-tu donc avec lui ? interrogea le Prince après que le jeune homme eût disparu. J’espère qu’il a tort. L’Empereur aurait-il vraiment… ?

— Il m’a parlé, avoua la jeune fille. J’ai été surprise et n’ai pu l’éviter.

— Il t’a parlé d’amour ?

— Et je l’ai repoussé.

Alors, pourquoi cette scène avec Argamakoff ?

— Parce que cela m’amuse de le tourmenter, repartit Axinia avec gaîté. Je ne songe pas à accorder au Czar la plus minime faveur.

Le Prince hocha la tête.

— Paul est un tyran capable de t’arracher cette faveur. Sois prudente. Encore un peu de temps et tout pourra changer.

— Quoi ? questionna la jeune fille, dont la curiosité s’éveilla. Qu’est-ce qui doit changer ?

— Argamakoff, répondit le père en baisant tendrement sa fille sur le front. Réconcilie-toi avec lui, je ne puis m’en passer, maintenant moins que jamais.

— Qu’est-ce qui doit changer ? répéta la jeune Princesse. Pourquoi ne peux-tu te passer d’Argamakoff, père ? continua-t-elle en enlaçant son père de ses bras. Tu me caches quelque chose, un secret…

— Qu’est-ce qui te prend, petite ? Sois tranquille, très tranquille, et ne joue pas avec des lions et des tigres, comme avec de simples moutons. Axinia et Argamakoff, réconciliez-vous !

Un soir d’orage, Tatarinoff enveloppé d’un sombre manteau, quitta sa demeure en regardant prudemment autour de lui. Ne voyant personne, il descendit la rue d’un pas rapide. Devant l’hôtel de l’ambassade d’Angleterre, il s’arrêta et s’assura encore que personne ne l’avait suivi.

Un coup de sifflet retentit.

Le colonel ramena son manteau sur son visage. Il aperçut une autre forme, également enveloppée.

— Colonel, dit une voix connue, vous n’allez pas, je pense, à un rendez-vous d’amour ?

— D’où vient Argamakoff, l’intérêt que vous prenez à moi et à mes actes ?

— Il vient de ce que je suis la même voie que vous.

— Quelle voie ?

— Celle qui mène à lord Whitworth, centre de la conjuration.

— Vous en savez plus long que moi.

— Ayez confiance en moi, colonel, poursuivit Argamakoff. Vous savez combien sincèrement j’ai aimé le Czar. Aussi sincèrement, je le hais aujourd’hui. Il m’a pris ce que j’avais de plus cher au monde…

— Serait-il vrai que la Princesse ?…

— C’est vrai. Assez sur ce sujet. J’ai l’intention de me venger d’elle et de lui. Vous pouvez disposer de moi.

— C’est bien, j’ai confiance, fit Tatarinoff après un court moment de réflexion. Suivez-moi.

Les deux adjudants pénétrèrent dans l’hôtel, montèrent l’escalier, donnèrent au valet qui se tenait dans l’antichambre, le mot d’ordre et furent introduits dans le petit salon où une trentaine d’hommes étaient en train de discuter. Argamakoff aperçut avec stupéfaction parmi eux quelques hommes des plus considérés et, en majeure partie, les personnages à qui Paul accordait sa confiance entière : le comte Pahlen, gouverneur de Saint-Pétersbourg, chef de la police et des postes, les généraux Beningsen et Ouwaroff, les Orloffs, les trois frères Zouboff, le prince Wernichkoï et l’adjudant de l’empereur Tschitschakoff.

— Je vous amène un nouveau membre de notre société, Excellence, fit le colonel en entrant.

L’ambassadeur anglais souhaita la bienvenue au jeune homme.

— Nous avons beaucoup compté sur vous, lui dit-il, votre concours nous paraissait absolument indispensable. Nous espérions qu’une belle main vous enchaînerait à nous par un lien enchanteur ; vous venez de vous-même, c’est encore mieux.

— Le lien enchanteur est rompu, Excellence, répondit le jeune homme.

— Pas pour longtemps, intervint le Prince en posant amicalement ses deux mains sur les épaules de l’officier.

— Maintenant, Messieurs, à nos affaires, dit le Lord. Nous n’avons que peu de temps à perdre.

— L’Empereur a été inquiété par des rumeurs, commença le comte Pahlen. Il ne doute plus que des conciliabules aient lieu entre les mécontents, ni que l’hôtel d’Angleterre servent d’asile à tous ceux qui rêvent de libérer l’empire de sa tyrannie. Aussi longtemps que je suis chef de police et favorisé de la confiance du Czar, nous n’avons rien à craindre, mais je ne pourrai plus le tranquilliser longtemps par de faux rapports.

— Je sais de source certaine, ajouta Tatarinoff, que l’Empereur rumine le projet de rappeler dans la capitale une de ses créatures les plus dévouées, l’ancien commandant de Saint-Pétersbourg, Arakcheiew.

— Ce qui signifierait ma démission, observa Pahlen. Il s’agit donc d’être prompt. Nous ne devons plus tarder à accomplir…

— Ce qui depuis longtemps est décidé, dit Alexis Orloff.

— Il n’y a plus qu’un moyen de sauver la Russie, interrompit le comte Pahlen, c’est de forcer le Czar à abdiquer.

— Et cela dès demain soir, conseilla Whitworth.

— Et s’il refuse ? insinua Orloff, ou s’il signe l’acte d’abdication avec l’intention de l’annuler à la première occasion ? L’abdication ne suffit point.

Tous se turent.

— En un cas pareil, il faut aller tout de suite jusqu’au bout, remarqua l’ambassadeur, d’un air réservé et sournois.

Orloff acquiesça de la tête.

— Vous voulez l’assassiner, comme vous avez assassiné son père ? s’écria Argamakoff.

— Le bien de l’État a exigé le sacrifice de Pierre III et commande la mort de son fils, déclara Orloff avec calme.

— Horrible ! s’écria Argamakoff. Ne suffit-il point de lui ôter le pouvoir ?

— Il ne le perdra qu’avec la vie, répliqua Valérien Orloff.

— C’est un tyran dans le genre de Néron et d’Iwan le terrible, ajouta le prince Wernitckoï, on peut s’attendre à tout avec lui.

— Personne ne doute plus qu’il ne soit fou, remarqua Whitworth ; or, les fous, on les enferme. Il suffirait de s’assurer de sa personne, après l’avoir forcé d’abdiquer.

— Et vous tenez pour certain, Excellence, qu’il ait l’esprit troublé ? interrogea Argamakoff, qui commençait à entrevoir avec effroi les suites de sa démarche irréfléchie.

— Comment expliquer ses passages subits d’une opinion et d’un sentiment au sentiment et à l’opinion contraire ? fit lord Whitworth. Lors de son avènement, il commença par renverser tout ce que sa mère avait édifié. C’était compréhensible, Catherine l’avait maltraité. Mais en un point, il était son fils et son héritier, en sa haine pour la France et la République. En s’unissant à la coalition de 1798, il se conduisit en défenseur de la religion, en champion des mœurs et du bon sens contre les extravagances et les désordres de la Révolution. Puis, tout à coup, sans raison appréciable, il invoque…

— Permettez-moi de vous contredire sur ce point, Excellence, interrompit Argamakoff. L’Empereur s’est vu dupé et trahi aussi bien par l’Autriche que par l’Angleterre, et amèrement trompé. Il envoya une armée commandée par Souwarow en Italie, une deuxième, au secours des Anglais en Hollande, et un détachement sous les ordres de Korsakoff, en Suisse. Souwarow qui, pendant quarante ans, avait combattu des peuples barbares et des nations civilisées sans jamais subir une défaite, remporta victoire sur victoire. Rien ne l’empêchait plus de conquérir l’Italie tout entière et de pénétrer en France ; rien que le conseil de Vienne, lequel conseil contraria tous les plans et laissa Korsakoff sans secours, même alors qu’il se trouva vaincu près de Zurich et que Souwarow, cet homme merveilleux, exécuta, avec les restes de son armée, cette admirable marche à travers le Saint-Gothard, sauvant du moins l’honneur et rendant possible une retraite ordonnée. En Hollande, la mauvaise direction du duc de Norx, rendit vains les succès remportés par nous, et, pour finir, on négocia une capitulation, la plus honteuse que jamais général anglais eût signée. Quoi de plus naturel que le Czar, dans ces conditions, rappelât ses troupes, se détachât de la coalition et, même, renvoyât de Russie l’ambassadeur autrichien ?

— Tout cela peut être vrai, observa le général Beningsen ; mais ce n’est pas une raison pour tomber dans l’excès contraire, persécuter ses anciens amis et rechercher les ennemis qu’auparavant on abhorrait.

— Vous oubliez, général, que simultanément, toute la situation se modifiait. L’anarchie française avait trouvé son maître en Bonaparte. C’est au conquérant de l’Égypte et au vainqueur de Marengo que vont l’admiration et la sympathie de Paul Ier, qui l’appelle le grand homme et fait placer son buste à l’ermitage. Bonaparte lui a généreusement renvoyé 7.000 prisonniers — dont nos amis, les Anglais, refusaient de faire l’échange — habillés de neuf, munis de leurs armes et accompagnés d’un message infiniment flatteur pour le Czar et son armée, tandis que l’alliée de celui-ci, l’Angleterre, ne respecte en aucune façon la neutralité russe sur mer.

— Parce que l’Angleterre connaît les plans du général Bonaparte, repartit l’ambassadeur avec solennité. Il ne s’agira tout d’abord que de l’anéantissement de la nation britannique ; mais ce n’est que le prélude de la destruction de l’Europe et de tous les pays du monde. Nous sommes menacés d’un nouvel Alexandre de Macédoine. Une alliance a été conclue entre Paul et Bonaparte.

On procède à des armements dans tous les ports de la mer Noire, une armée russe s’apprête à pénétrer en Perse, et l’on ne parle de rien moins que de la conquête de l’Italie. Le Czar a déjà commencé les hostilités en mettant main basse sur 300 navires anglais ; l’Angleterre ne doit reculer devant rien, c’est pour elle une question de vie ou de mort.

— Aussi, je ne dis pas qu’il ne faille le forcer d’abdiquer, concéda Argamakoff, je ne veux que lui sauver la vie. Il n’est personne en cette assemblée, qui n’ait reçu de lui quelque bienfait, quelque témoignage d’amitié…

— Sa bonté est de l’ostentation, cria Valérien Zouboff.

— Non, il est magnanime. L’un de ses premiers actes n’a-t-il pas été la mise en liberté de Kosciusko et des prisonniers polonais ?

— Pour expédier, en revanche, des milliers de Russes en Sibérie, s’exclamèrent plusieurs conjurés à la fois.

— Vous avez pris un mauvais moyen de convaincre ce cœur jeune et ardent, chuchota le comte Pahlen à l’ambassadeur ; des raisons ne prouvent rien ici. Laissez-moi lui dire un mot.

Prenant Argamakoff à part, il lui glissa à l’oreille :

— Demain, au bal que je donne, votre sort se décidera.

— Comment cela ?

— La Princesse doit informer le Czar par un signe, s’il doit espérer ou non.

— En êtes-vous sûr, Excellence ?

— Qu’est-ce qui échappe à la police ?

— Et ce signe ?

— La couleur favorite du Roi.

— Le rouge, alors ?

— Le rouge.

— Eh bien, pouvons-nous compter sur lui ? demanda le Lord au Comte, c’est lui qui doit nous donner accès au palais. Personne d’autre ne le pourrait, sans éveiller les soupçons.

— Patience, jusqu’à demain soir : demain, il est à nous.

En proie à une agitation fiévreuse, Argamakoff parut, le lendemain, aux côtés de Paul dans les salons du comte Pahlen. Tous deux cherchèrent du regard la jeune Princesse, sans la découvrir. Enfin, Paul aperçut le prince Wernichkoï, lui fit signe d’approcher et lui demanda, anxieux :

— Vous êtes seul ?

— À vos ordres, Majesté.

— Où sont ces dames ?

— Ma fille s’est sentie incommodée, Majesté.

— Elle ne viendra pas ?

— J’en doute, Majesté.

Paul congédia le Prince et se tourna vers la maîtresse de la maison, à qui il offrit son bras pour la conduire à travers les salons. La Comtesse parut fière de l’honneur. Elle riait et parlait de la manière la plus aimable, tandis que sa vanité blessée la faisait bouillonner de rancune et du désir de la vengeance. L’Empereur l’avait mortellement offensée en décernant le prix de beauté à la jeune Princesse et, par cet acte, avait préparé sa chute plus sûrement que par la prise des trois cents vaisseaux anglais.

Pendant ce temps, Pahlen s’approchait de l’ambassadeur.

— Mauvaises nouvelles, Excellence, dit-il, tandis que tout son air exprimait une insouciante et inoffensive gaîté. L’Empereur vient d’appeler à Pétersbourg les généraux Arakcheiew et Lindner.

— Tant mieux, ces deux hommes sont si détestés que le mécontentement deviendra général.

— Oui, mais Lindner est destiné à recevoir le commandement de la citadelle et Arakcheiew, celui de la ville. L’Empereur lui a écrit : « Viens, je te confie mon trône et ma vie. »

— Voilà qui ressemble à de la trahison.

— Ce n’est pas tout. L’Empereur fait des préparatifs pour aller à Moscou. Personne ne sait ce que cela signifie ; mais, ce qui est certain, c’est que notre plan ne peut s’exécuter qu’à Pétersbourg, ce qui veut dire qu’il ne faut pas qu’il parte.

— En effet.

— Si seulement ce jeune officier…

— Il est à nous.

La princesse Wernitchkoï venait de faire son entrée dans la salle.

— Quel manque de goût ! s’écria la comtesse Pahlen.

— De qui parlez-vous ? demanda le Czar.

— Voyez, la princesse Wernitchkoï qui porte des gants rouges !

— Des gants rouges ! s’exclama Paul, rempli d’une soudaine joie.

— Laissant la Comtesse seule au milieu de la salle, il courut à Axinia.

— Je vous remercie, Princesse, commença-t-il en regardant les mains de la jeune fille avec ravissement.

— De quoi donc, Majesté ?

— De ce signe de votre faveur.

— Il ne signifie pas autre chose, sinon que vous pouvez espérer.

La petite coquette parlait en toute sincérité. Elle ne songeait pas le moins du monde à exaucer les vœux du monarque, mais cela l’amusait d’infliger à son bien-aimé les tortures de la jalousie. Voilà pourquoi sa tante avait trahi à la comtesse Pahlen le signe convenu avec le Czar ; en apparence pour le plaisir de bavarder, mais, en réalité, sur le désir même de sa nièce et afin que le bruit en parvînt le plus vite possible aux oreilles d’Argamakoff.

Lui, aussi, avait immédiatement vu les gants. Il avait pâli, puis, se maîtrisant, était allé droit au comte Pahlen pour lui dire de compter sur lui jusqu’au bout. Pendant ce temps, l’Empereur s’entretenait avec Axinia, de la manière la plus innocente du monde.

En prenant congé, il dit :

— Le rouge est, à partir de ce soir, la couleur de l’espérance. En souvenir de cette heure, je ferai peindre en rouge mon nouveau palais, qui s’appellera le palais rouge.

La Princesse le regarda avec étonnement. Elle eut de la peine à réprimer un sourire.

Effectivement, le lendemain, de nombreux ouvriers commencèrent à dresser des échafaudages et à badigeonner de rouge le palais qu’on venait d’édifier en face du jardin d’été et qui était entouré d’un fossé rempli d’eau.

Pendant que l’Empereur s’amusait à ce jeu innocent, les conjurés se réunissaient dans la demeure du comte Pahlen. Ils ne se sentaient plus en sécurité ailleurs. Au dernier moment, Platon Soubow insinua qu’avant de se risquer à un coup de force aussi audacieux, il serait bon de s’assurer de l’approbation du Césaréwitsch. Le comte Pahlen fut chargé de cette dangereuse mission.

Le grand-duc Alexandre rejeta d’une façon si catégorique toute proposition de se mettre à la tête des mécontents, que les conjurés se trouvèrent tout déroutés, ne sachant plus se résoudre à prendre une décision.

Les jours passaient sans profit. Déjà, les malles de l’Empereur étaient prêtes pour le départ et Arakcheiew, arrivé dans la capitale.

Le matin du 23 mars, le Czar se plaignit à Argamakoff de violents maux de tête et d’un sommeil agité. Il s’habilla et alla, accompagné de son adjudant, inspecter le palais rouge.

— N’est-il pas magnifique comme cela ? dit-il en s’arrêtant devant la façade.

— Je trouve qu’il offense la vue, répliqua Argamakoff avec humeur. On le dirait trempé dans du sang.

— Dans du sang ! d’où te vient cette pensée ? s’écria l’Empereur surpris ; j’ai rêvé cette nuit que j’étais couché dans un cercueil, voguant sur une mer de sang dont les lames allaient se briser contre le palais rouge, et Pahlen et Valérien Soubow, montés sur deux échafaudages, trempaient de longs pinceaux dans ce sang et en badigeonnaient les murs ; mais, tout à coup, ce n’était plus ce palais-ci, mais le palais Michel. Sais-tu expliquer les songes ?

— Je ne m’en suis jamais occupé, Majesté, dit Argamakoff d’un air sombre.

L’après-midi, le comte Pahlen fut appelé de la part du Czar. Les adjudants entendirent Paul s’entretenir violemment avec lui. Quand le Comte sortit, il était pâle et défait.

Il alla directement chez le Prince héritier, qui ne le reçut qu’après des instances réitérées.

— Ne me parlez plus de votre criminel projet, furent les premiers mots d’Alexandre.

— C’est justement aujourd’hui qu’il faut en parler, fut la réponse du comte Pahlen. Vous devez m’écouter. Demain il serait trop tard et pour vous et pour moi.

— Pourquoi ?

— L’Empereur vient de remettre l’ordre de m’assurer de la personne de l’Impératrice, ainsi que de celle de ses fils.

— C’est impossible.

— Voici l’ordre écrit. Je me le suis fait donner pour me couvrir, repartit Pahlen en lui tendant le papier, Sa Majesté l’Impératrice est exilée dans le Midi.

— Et qu’est-ce qui nous menace, mes frères et moi ?

— La forteresse, dit Pahlen avec assurance, mais vous avez des partisans fidèles, qui vous sauveront. L’Empereur a l’esprit troublé, nous le forcerons à abdiquer.

— Et s’il refuse ?

— Nous ne reculerons devant rien. Je ne vous demande qu’un signe m’informant que votre Altesse est d’accord avec nos actes.

Alexandre, vaincu par les larmes, se détourna et alla à la fenêtre.

Pahlen vit dans cette attitude le signe demandé et s’éloigna précipitamment.

L’Empereur soupait à neuf heures avec sa famille. Il se montrait plein de la plus insouciante gaîté, témoignant d’une bonne humeur qu’on ne lui avait pas vue depuis longtemps. De temps à autre seulement, il fixait le prince héritier, avec une expression singulière. À dix heures, il se retira.

Une demi-heure plus tard presque toutes les lumières étaient éteintes au palais.

À onze heures, une vingtaine de conjurés s’en approchèrent, tous armés et rendus complètement méconnaissables par leurs manteaux.

La sentinelle qui faisait la garde à la porte d’entrée, les interpella :

— Qui va là ?

Croisant la baïonnette, il refusait de les laisser passer. Mais, voyant Argamakoff s’avancer et sur sa déclaration qu’ils venaient sur l’ordre exprès de l’Empereur, le soldat s’effaça devant le groupe suspect.

Ils montèrent sans bruit les marches de l’escalier, traversèrent le couloir et s’arrêtèrent devant les appartements du Czar. Argamakoff pénétra seul dans l’antichambre où un garde veillait.

— Qui va là ?

— Ami.

Le cosaque, reconnaissant l’adjudant de l’Empereur, le laissa entrer ; mais le voyant se diriger vers la chambre à coucher de Paul Ier, il le retint.

— Que me veux-tu ? lui demanda l’adjudant.

— L’Empereur dort.

— Je le sais, je viens l’éveiller.

— Il a défendu qu’on le dérange.

— Le feu est dans la ville, je dois l’en informer.

Et Argamakoff se précipita dans la chambre.

Ses complices entrèrent à leur tour dans l’antichambre, se disposant à le suivre. Alors, seulement, le soldat eut le soupçon de ce qui se passait et barra le passage en criant à pleine voix :

— Trahison !

L’Empereur se réveilla et fit de la lumière. Au même moment, le cosaque tombait percé de plusieurs lames. Les conjurés enjambèrent son cadavre. Paul sauta de son lit et voulut fuir par la porte secrète, Argamakoff s’était placé devant.

— Que fais-tu ? perds-tu l’esprit ? lui cria le Czar.

L’adjudant ne répondit point. Paul aperçut les conjurés, qui envahissaient sa chambre. Il tira son épée et se tourna vers eux, décidé à défendre sa vie jusqu’à la dernière extrémité. Il s’étonna de ne trouver devant lui que des hommes qui avaient eu sa confiance :

Pahlen, Beningsen, Tschitschakoff, les Orloff, les Ouwaroff, Tatchikoff, les deux Soubow, Wernitchkoï.

— Quelles sont vos intentions ? questionna-t-il Platon Soubow, l’ancien favori de sa mère. Que veulent ceux qui t’accompagnent ?

— Que tu abdiques le trône.

— Et pourquoi ?

— Parce que tu es un tyran.

— Parce que tu n’es plus maître de tes sens et de ta volonté, crièrent simultanément plusieurs conjurés,

— Je n’abdiquerai point.

— Tu le dois, reprirent quelques voix.

— Qui m’y forcera ?

— Nous.

Platon Soubow s’approcha d’un candélabre qu’Argamakoff avait allumé, et lut à haute voix l’acte d’abdication.

— Comment, toi ! interrompit le Czar, toi, que j’ai comblé de bienfaits,

-Tu n’es plus notre maître. La nation te donne comme successeur ton fils Alexandre, répondit Platon Soubow.

— Je vis encore et c’est moi l’Empereur, répartit Paul. Je vous commande…

— Tu n’as rien à commander, intervint Alexis Orloff.

— Et vous aussi ? s’écria Paul en se tournant vers les Orloff, vous, les assassins de mon père ! Maintenant, je sais ce qu’il en est.

— Et toi, Argamakoff, tes mains sont sanglantes.

— Ce ne sont que des gants rouges, dit Argamakoff avec un rire amer.

Le Czar le fixa et sembla ne pas comprendre.

— Signe ! crièrent les conjurés.

Platon Soubow lui présenta le document. Paul, sans répondre, le déchira de son épée et le jeta à terre.

Les conjurés restaient hésitants.

— Si vous tardez, vous êtes tous perdus, dit Beningsen d’une voix forte.

— N’ayez crainte, dit lord Whitworth, qui s’était tenu dans l’ombre.

— Oh, l’Angleterre me paie, s’écria Paul ; c’est la reconnaissance du commerçant.

Déjà, Valérien Soubow lui portait le premier coup.

Puis, tous les conjurés se précipitèrent en même temps sur le malheureux souverain. Son épée lui fut arrachée, et lui-même, renversé à terre, fut injurié et frappé, tandis qu’il suppliait grâce.

Il implora en vain qu’on lui laissât la vie, et comme ses cris pouvaient attirer la garde, Argamakoff, défaisant sa cravate, la lui passa autour du cou. Les autres la serrèrent jusqu’à ce que le Czar eût rendu le dernier soupir.

Le comte Pahlen alla chez le Césaréwitsch et le salua en souverain.

— Où est mon père ? questionna le grand-duc, que lui est-il arrivé ?

Pahlen se tut.

Alexandre éclata en sanglots. Il regrettait son père sincèrement, mais il n’osait punir ses meurtriers.

Une heure après l’épouvantable attentat, le prince Wernichkvoï se présentait chez sa fille, en compagnie d’Argamakoff.

— Voici, dit-il, ton futur époux.

Elle sembla n’avoir pas entendu.

— Est-ce vrai que le Czar a été assassiné ? dit-elle avec émotion.

— Paul Ier est mort à onze heures, Alexandre Ier lui succède sur le trône de Russie.

— Ah je comprends, s’écria la Princesse avec un éclat de rire effrayant. Puis, s’adressant à Argamakoff :

— À quoi bon mettre ces gants ? ajouta-t-elle, vos mains sont déjà rouges de sang.

— Vous faites erreur.

— Je devine, vous l’avez étranglé, comme Pierre III, reprit la jeune fille… Eh bien, moi aussi, je vous dois une explication. Je n’ai rien accordé au Czar, qui vous eût donné le droit de faire ce que vous avez fait.

» Je n’ai aimé que vous, mais jamais je ne donnerai ma main à un meurtrier.

— Axinia ! supplia Argamakoff.

— Loin de ma vue, misérable !

Le repoussant, elle quitta la chambre.

Argamakoff s’enfuit, désespéré.

Quelques instants plus tard, un coup de feu retentissait. Argamakoff s’était tué sous les fenêtres d’Axinia.