La Pantoufle de Sapho et autres contes/Un nouveau Léandre (1707)

UN NOUVEAU LÉANDRE

(1707)

Vers la fin d’octobre 1707, les généraux Vendôme et Malborough faisant campagne l’un contre l’autre dans les Pays-Bas, avaient fait prendre à leurs armées leurs quartiers d’hiver. La campagne de 1707 n’avait pas apporté aux alliés des avantages appréciables. Louis XIV, qui venait d’inaugurer avec peu de bonheur et sans grande chance de succès la guerre de succession d’Espagne, et d’essuyer les mauvaises journées de Hoechstedt, Ramillies et Turin, s’en montra satisfait comme d’un heureux résultat qu’il célébra en une série de fêtes. Bien entendu, parmi les réjouissances, ne pouvait manquer un spectacle militaire, le 10 novembre, eut lieu une grande revue.

Des milliers de personnes accoururent, pour voir les troupes dont une partie revenaient des Flandres. La cour semblait au grand complet, déployant toute la magnificence dont Louis XIV s’entendait à entourer la majesté royale.

Parmi les grandes dames richement parées qui assistaient dans leur carrosse, comme dans des loges de théâtre, au défilé, Agrippine, duchesse de Vaudemont, prenait le premier rang par sa beauté. Veuve à 23 ans et possédant de grandes richesses, elle était douée d’une séduction et d’une grâce divines et avait l’esprit orné des connaissances littéraires qui, en ce temps de goût classique, étaient indispensables. Admirateurs et prétendants ne pouvaient guère lui manquer. Parmi eux, le maréchal de Boufflers et le duc de Bourgogne se montraient les plus assidus.

Lorsque le régiment de Navarre vint à passer, on put remarquer, auprès du drapeau troué de balles, un officier qui, sous ses insignes révélant une vaillance peu ordinaire, portait un uniforme rapiécé et usé. L’accoutrement misérable de l’héroïque soldat, en opposition avec la brillante cohorte des officiers élégamment parés, avait quelque chose de si touchant qu’involontairement, la duchesse s’enquit de son nom. Bien que le duc de Bourbon, commandant honoraire de l’armée de Vendôme, fût dans l’impossibilité de connaître le nom de chacun de ses officiers, il se trouva à même de satisfaire la curiosité de sa belle amie.

— C’est le capitaine Dubois, dit-il, un brave que toute l’armée connaît.

Le hasard voulut que le capitaine, qui, conscient de son piteux costume, regardait droit devant lui, levât les yeux à ce moment précis, sur la belle jeune femme, et fût vaincu par sa beauté plus vite qu’il n’eût convenu à un si intrépide combattant. Mais que vit-il ? que dut-il constater ? La duchesse dérobant son visage sous son mouchoir.

— Elle a assez d’éducation pour s’en cacher, mais elle a ri de moi, murmura le capitaine en se mordant les lèvres, et deux larmes de dépit jaillirent de ses yeux.

Rentré chez lui, Dubois déboucla son épée, arracha son uniforme et le lança avec humeur sur un fauteuil. Puis il marcha fiévreusement, de long en large, dans la chambre.

— Que s’est-il passé, capitaine, quelqu’un vous aurait-il offensé ? risqua le fidèle Benjamin, vétéran de son régiment et qui avait reçu autant de balles que le drapeau.

— On a ri de moi, s’écria Dubois, on a ri, oui ri, mon ami.

— Et qui a osé ? fit Benjamin, dont les joues s’empourprèrent. On va le provoquer, le misérable !

— Hélas, voilà ! Je suis forcé de subir l’offense, continua le capitaine en versant des larmes de honte, c’est une femme qui me l’a infligée et une femme si belle qu’on est obligé de l’aimer.

— Et de quoi a-t-elle ri ?

— De mon uniforme, de mon mauvais uniforme, honnête Benjamin.

— C’est à ne pas y croire, murmura le vieux soldat en tirant la tunique de dessous le fauteuil et en la retournant de tous côtés. Je l’avais pourtant si magnifiquement rapiécée.

Quelques jours après cet incident, parut dans la modeste demeure du capitaine et en l’absence de celui-ci, un chasseur de grande maison, superbement vêtu et galonné, lequel remit à Benjamin un billet parfumé et une petite valise soigneusement fermée. Le brave Benjamin poussa un soupir de soulagement en voyant revenir son maître. La curiosité l’étouffait.

Tandis que le capitaine ouvrait la lettre, Benjamin s’emparait de la clé qui en était tombée et, ouvrant la valise, en tirait avec une exclamation de joie un superbe uniforme tout neuf.

— Que fais-tu là ? cria le capitaine, tu vas remettre tout de suite ces objets à leur place.

— Ils ne sont pas à nous ? s’étonna le serviteur.

— C’est un nouvel affront, repartit Dubois. Cette lettre vient de la duchesse de Vaudemont, la belle dame qui s’est moquée de moi. Elle m’invite à une chasse à son château, sans doute pour faire de moi la risée de ses hôtes et, pour mettre le comble à ma honte, m’envoie un uniforme neuf.

— Je ne vois point là de honte, repartit l’honnête Benjamin, n’est-ce point la coutume des cavaliers qui servent dans l’armée et surtout de ceux qui sont pauvres, de recevoir du roi, des princes, des princesses et des nobles dames, des cadeaux, voire même de l’argent. J’en conclus que nous ferons bien d’aller à la chasse et de conserver l’uniforme.

— Et moi je te dis que nous n’irons pas à la chasse et que nous rendrons l’uniforme.

Benjamin poussa un profond soupir, emballa soigneusement les objets, chargea la valise sur son dos et alla la remettre au portier de la duchesse.

— Nous n’acceptons point de présent d’une duchesse, dit-il avec dignité, il faut qu’elle soit pour le moins princesse.

Le même soir, Benjamin était en train de soumettre l’uniforme de son maître à un nouvel examen, lorsque la porte s’ouvrit et une jolie petite personne, une soubrette évidemment, entra sans frapper et demanda le capitaine Dubois.

— Pas chez lui, répondit Benjamin sans broncher.

La petite lui parut aussi dangereuse que la duchesse au vaillant capitaine, et il crut, malgré la jupe courte et les pantoufles rouges à talons de bois, voir celle-ci en personne devant lui.

— Qui donc est-il ?

— Il est le serviteur du meilleur et du plus vaillant officier de Sa Majesté le roi.

— Vraiment ?

— Et elle ?

— Elle a l’honneur de servir la duchesse de Vaudemont.

— Alors c’est autre chose, s’écria Benjamin.

Il posa l’uniforme sur le fauteuil, s’approcha de la jolie enfant, et lui tapant familièrement sur l’épaule :

— Votre maîtresse voudrait capituler ?

— C’est une leçon qu’elle veut vous donner, corrigea la camériste, ton maître est un ours mal léché.

— Pas un mot contre mon maître.

— Nous sommes offensées.

— Nous encore bien plus.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— À cause d’une certaine conduite à la revue et de certains cadeaux, repartit Benjamin sans se départir de son calme diplomatique.

— Pas mal. Revenez-vous d’Afrique ? Vous vous offensez de choses qui enchantent les autres, s’exclama la mignonne soubrette. D’ailleurs, voici notre ultimatum, et maintenant, adieu.

Elle lui remit un billet.

— Au cas où nous nous laisserions fléchir jusqu’à consentir à répondre, comment s’informer de Mademoiselle ?

— Je m’appelle Ninette, et Monsieur ?

— Benjamin Vergot, vétéran au régiment de Navarre.

— Enchantée du plaisir, Monsieur.

— Serviteur, Mademoiselle.

Ce fut avec un air absolument nouveau en lui, que Benjamin tendit à son maître la lettre de la belle duchesse.

— De qui ?

— De l’ennemie.

— La dame en question ?

— Oui.

— Pourquoi l’as-tu acceptée ?

— Le parlementaire était par trop joli, mon capitaine.

— Ah !

Le capitaine réfléchit.

— Mais je ne veux point la lire. Que faire ?

— Il faudrait cependant prendre connaissance du contenu, Opina Benjamin.

— Je ne suis point curieux, assura le capitaine. Que peut contenir cet écrit ? Des reproches ? De nouveaux affronts ?

— Peut-être mieux que cela. On m’a insinué…

— Ruses de femmes pour que nous la lisions, interrompit Dubois. Mais nous ne la lirons point.

— Nous ne la lirons point, confirma Benjamin.

— Nous la renverrons.

— Nous la renverrons.

Le capitaine considéra le charmant papier en soupirant et le tendit à Benjamin, qui se rendit aussitôt chez la ravissante Ninette.

— Refusée, dit-il avec un sang-froid imperturbable, et il posa le billet dans les mains de la soubrette.

— Mais… c’est inconcevable ! c’est barbare ! c’est d’un anthropophage ! s’écria la petite. Et quelle excuse, Monsieur ?

— Nous ne faisons point d’excuses.

— La raison d’une conduite aussi peu chevaleresque ?

— Nous ne nous occupons point de raisons.

— Adieu !

— Adieu !

Une semaine se passa. L’affaire semblait réglée, lorsqu’un matin, un camarade du capitaine vint le trouver pour lui demander un service important.

— À votre disposition, répondit Dubois. Est-ce une affaire d’honneur ?

— Oui.

— Le prétexte ?

— Une dame.

— Notre adversaire ?

— Le prince de Soubise.

Dubois revêtit le fameux uniforme qui, à s’en rapporter aux serments de Benjamin avait l’air absolument neuf, ceignit son épée et suivit son ami.

Les seconds décidèrent de l’heure et des armes, et de toutes les circonstances de la rencontre, avec la galanterie et l’amabilité habituelles alors, et se séparèrent en échangeant des protestations de dévouement réciproque.

Le lendemain, les deux partis se retrouvèrent dans les bois de Versailles et se saluèrent de la manière la plus courtoise. Les seconds ayant pris toutes les dispositions utiles, les adversaires se placèrent en face l’un de l’autre et croisèrent le fer.

Ce combat, avec les légers et élastiques fleurets, eût fait, à une personne non initiée, l’effet d’un jeu gracieux. C’était le temps où l’on s’offensait avec esprit, s’attaquait avec amabilité et se tuait avec grâce.

Mais, cette fois, le gazon si fréquemment trempé de sang, devait demeurer immaculé.

Tandis que les adversaires se mesuraient, tantôt l’un tantôt l’autre attaquant ou se retirant, une chaise portée par deux nègres, brilla entre les arbres, une dame se pencha à la portière et, secouant son mouchoir, fit signe d’arrêter. À sa grande frayeur, Dubois reconnut la belle duchesse de Vaudemont.

— C’est donc elle la cause du duel, pensa-t-il. Elle est aussi coquette que sans-cœur.

Pendant ce temps, la jeune femme était descendue de sa chaise et s’interposait entre les combattants :

— Serait-il vrai, Messieurs, que vous vous battiez pour moi ?

Les deux adversaires se turent.

— Je vous prie de me répondre.

Le prince de Soubise s’inclina.

— Eh bien, s’il en est ainsi, poursuivit la duchesse en fronçant ses beaux sourcils, rengainez sur-le-champ vos épées. Je ne vous ai point donné le droit de vous battre en mon honneur. Je vous ordonne de vous réconcilier ou d’éviter à jamais ma présence.

— Madame, voulut objecter le lieutenant…

— M’obéirez-vous ?

Les adversaires se tendirent la main et déposèrent leurs armes.

— Voilà qui est bien, Messieurs, s’écria la jeune femme avec une amicale inclinaison de tête. Je suis contente de vous, et vous, mon vaillant capitaine, dit-elle en se tournant inopinément vers Dubois, donnez-moi votre bras. J’ai à vous parler.

Tandis que les autres acteurs de cette scène, s’éloignaient, la duchesse suivait, avec Dubois, un étroit sentier conduisant dans la forêt. Ils n’échangèrent pas une parole jusqu’à ce qu’ils eurent atteint une clairière gazonnée, à l’écart de tout témoin. Alors la jeune femme s’arrêtant, quitta subitement le bras du capitaine, le regarda et lui dit avec un ravissant sourire :

— C’est à nous de nous battre, Monsieur, mais, d’abord, répondez-moi : est-ce l’habitude, dans l’armée des Flandres, d’offenser de faibles femmes ?

— Excusez-moi, Madame balbutia Dubois, mais s’il y a ici un offensé, c’est moi.

— Vous ! Comment ?

— Vous souvenez-vous, duchesse, de la dernière revue ?

— Parfaitement.

— Et de ses incidents ?

— Cela dépend desquels.

— Ne vous souvenez-vous pas avoir ri d’un pauvre soldat à l’uniforme rapiécé ? Ce soldat c’était moi, Madame, et voici l’uniforme sous lequel bat un cœur chaud que vous n’avez point vu, mais que vous avez profondément blessé.

— Mon Dieu ! s’écria la duchesse avec une frayeur mêlée de joie. Qui donc vous a dit ?…

— Je vous ai vu, comme vous mettiez votre mouchoir devant les yeux…

— Oui, capitaine, pour cacher mes larmes.

— Est-il possible ?

— Voyez comme vous m’offensez, je pleurais, le cœur serré de voir un héros dans cet état.

— Aveugle que j’étais, frivole insensé, s’écria Dubois, je me suis conduit comme un gamin, vous ne pouvez me pardonner, commandez-moi de me tuer à vos pieds.

Et le capitaine, en proie à une exaltation chevaleresque, tira son épée et plia le genou, comme un Romain attendant de la Vestale la sentence de vie ou de mort.

— Quelle idée vous prend ? fit la duchesse en lui tendant la main pour le relever, qui vous dit que je sois fâchée ? Au contraire, capitaine… cela… m’a amusée d’être ainsi dédaignée de vous. On me rend tant d’hommages que je commence à en être excédée.

— Quel bonheur, jubila Dubois en pressant la main de la belle jeune femme sur ses lèvres, que ce malentendu soit dissipé. Mais non, point de bonheur, reprit-il. J’étais armé contre vos charmes par mon amour-propre blessé, maintenant il n’est plus de salut. Je vous appartiens, comme le chrétien captif appartient au musulman. Madame, enchaînez-moi, avec les autres, à vos galères.

— Levez-vous, capitaine, repartit la séductrice, et permettez-moi d’abord de veiller un peu à vos besoins. Nous, faibles femmes, nous entendons mieux à ces choses, que vous autres hommes héroïques.

— Comment, Madame, pourrais-je mériter tant de bontés ?

— Et venez me voir, continua la grande dame, souvent, aussi souvent que possible, journellement.

— Et ces Messieurs, qui…

— Je n’ai conféré à aucun un droit sur ma personne. Maintenant, dites-moi votre prénom.

— Hector.

— Le mien, Agrippine. C’est ainsi que vous m’appellerez désormais. Oui, n’est-ce pas ? et moi je vous dirai Hector. Cela n’a que deux syllabes, tandis que Dubois… Quelle étourderie ! Dubois n’en a pas davantage, mais Hector sonne mieux.

— Madame…

— Dites tout de suite Agrippine.

— Agrippine.

— Voilà qui est bien, mon cher Hector. Donnez-moi votre bras. Et maintenant…

— Et maintenant, qui donc osera rire encore de mon uniforme rapiécé ?

Le vaillant capitaine allait voir la duchesse tous les jours. Une invisible fée le munissait de tous les objets qui distinguaient alors un homme du monde élégant et, à présent, que Dubois pouvait rivaliser de parure avec les plus brillants cavaliers de l’armée de Louis XIV, on put remarquer à quel point il les effaçait tous. Il est vrai qu’Agrippine avait découvert ce détail, lors même qu’il portait encore ses hardes rapiécées.

Elle prenait grand plaisir aux entretiens de Dubois et se divertissait parfaitement avec lui. Ils faisaient ensemble tout ce que de jeunes amoureux peuvent faire sans blesser les convenances, d’interminables parties de promenades à cheval, de cartes, de dominos, de dames. Parfois, le capitaine lisait à haute voix, ou Agrippine chantait, ce qu’elle faisait à ravir, en s’accompagnant sur un clavecin dont les touches étaient incrustées de nacre. Ils plaisantaient, riaient, bavardaient, mangeaient ensemble et se taquinaient.

Le monde entier considéra bientôt le capitaine Dubois comme l’amoureux en titre, le futur mari de la duchesse. Mais, en réalité, leur intimité n’avait point fait un pas depuis leur premier entretien dans les bois de Versailles.

Chaque regard, chaque mouvement du capitaine trahissait son adoration pour Agrippine. Qu’avait-il besoin de lui parler d’amour ? En sa qualité d’homme d’honneur, pouvait-il en parler sans y rattacher simultanément une demande en mariage ? et comment eût-il osé, lui, le soldat pauvre et sans nom, prétendre à la main de la plus grande dame de la cour ?

Quant à Agrippine, elle avait aimé Dubois dès le premier instant, mais était-ce à elle à le lui dire ? Elle était libre et pouvait, sans se soucier de son nom et de sa situation, s’unir à lui. Mais quel rôle jouerait-elle à partir de ce moment, dans un monde où elle était accoutumée à briller et triompher ? La duchesse de Vaudemont devenant madame Dubois ! Qu’est-ce que Dubois ? demanderait-on. Un officier du roi et un brave. Mais, mon Dieu, il en est tant, de vaillants officiers, dans les armées du roi.

Ainsi la belle Agrippine oscillait entre le dépit que Dubois ne se déclarât point, et la crainte, s’il le faisait, de devoir descendre du piédestal de sa situation.

Vint le carnaval où les fêtes de la cour rassemblaient tout ce qui portait un nom et occupait un rang, et Dubois paraissait toujours également heureux de jouer aux dominos avec Agrippine.

Un soir, la jeune femme, prise d’impatience, jeta pêle-mêle les petits jetons, en s’écriant :

— Pourquoi ne venez-vous pas aux fêtes de la cour, Hector ? Il faut venir au prochain bal, je veux danser avec vous.

— Si tel est votre ordre, Agrippine.

— C’est mon ordre. Mais il faut que vous soyez beau, Hector, vous devez éclipser tous les cavaliers de la cour. Je vous enverrai Ninette, c’est elle qui vous habillera.

Effectivement, le soir du bal, la petite Ninette parut dans la demeure du capitaine. Benjamin avait fini déjà la toilette complète de son maître et regardait son œuvre avec fierté ; mais, à l’œil exercé de la femme, elle présentait plus d’une imperfection. Ninette se mit à déballer un carton, attacha ici un flot de dentelles, là un nœud de rubans et d’autres précieux colifichets, jusqu’à ce que le capitaine resplendît d’une impeccable élégance.

Quand il traversa, ainsi paré, les brillants salons de Versailles, tous les yeux se tournèrent vers lui. Les dames se demandaient l’une à l’autre le nom du nouveau venu, et les hommes fronçaient les sourcils.

Le duc de Bourbon reconnut aussitôt le vaillant Dubois, s’avança au-devant de lui et le présenta au roi. Louis XIV s’entretint dix longues minutes avec lui, ce qui produisit une énorme sensation, sensation qui fut portée à son comble quand la belle et admirée duchesse de Vaudemont manda un chambellan pour inviter le capitaine à se rendre auprès d’elle.

Le jeune et beau cavalier s’avança d’un pas gracieux, et un murmure d’admiration passa dans l’assistance. Agrippine rayonnait de plaisir, et Dubois pensa qu’il était plus agréable de défiler devant les baïonnettes des Anglais que devant un aussi grand nombre de beaux regards curieux ; mais il n’en laissa rien paraître.

— Que ce serait bon, s’écria Agrippine entraînée par la joie du moment, de passer ainsi toute notre vie l’un auprès de l’autre.

— Oui, Agrippine, repartit le capitaine, c’est un bonheur auquel je n’ose pas penser. Il m’apparaît en rêve pour me tenter et me ramener à la triste réalité.

— Un héros doit forcer le destin.

— Oh, Agrippine, la vie n’est pas un bal où un pauvre officier peut oser toucher la main d’une riche duchesse.

Agrippine se tut. Rentrée chez elle, elle se jeta en pleurant dans un coin de son canapé.

— C’est un lâche, sanglota-t-elle, ou bien il ne m’aime pas.

— Qu’est-il arrivé ? questionna Ninette consternée.

— Il m’a expliqué clairement que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre.

— Et il n’a point eu tort, s’il tient compte de votre situation, Madame.

— Mais moi, je l’aime, et je suis prête à tout lui sacrifier.

— Et lui ne veut pas de votre sacrifice, parce qu’il vous aime.

— Ah si j’étais seulement une petite bourgeoise.

— Vous êtes la duchesse de Vaudemont, et il n’est même pas de la noblesse, observa Ninette.

» Qui sait, peut-être pourra-t-il se rattraper. Il y aura bientôt du nouveau, et le capitaine aura l’occasion de se distinguer dans une action d’éclat.

— Ou celle de mourir, interrompit Agrippine.

» Ne me parle pas de guerre.

Et, de nouveau, elle sanglota.

Les amoureux recommencèrent leurs promenades et leurs parties de domino, et des semaines passèrent encore sans rien changer à leur situation.

Pendant ce temps, Louis XIV faisait pour la nouvelle campagne les plus incroyables préparatifs, remontant l’armée des Flandres, sous les ordres du duc de Vendôme, jusqu’à un effectif de 100.000 hommes. En Espagne, la bataille d’Almanzo s’était décidée en faveur de la France, le duc de Berwick pouvait quitter la presqu’île et assumer, dans le Bas-Rhin, le commandement d’une armée de 35.000 hommes. À la fin mars, les troupes occupaient toutes les routes. Le régiment de Navarre reçut, comme les autres, l’ordre de mobiliser et de rejoindre l’armée de Vendôme.

Le jour du départ arriva et Dubois ne s’était toujours pas déclaré. Ce fut une heure pénible, quand Agrippine, en compagnie d’une centaine d’autres femmes, accompagna le régiment. Elle chevauchait aux côtés de Dubois et, à tout instant, lui tendait la main, en essuyant des larmes.

D’autres grandes dames suivaient en carrosse, tandis que les femmes et jeunes filles du peuple marchaient confondues dans les rangs des soldats.

Auprès de Benjamin, se voyait Ninette, qui semblait ne l’accompagner que pour donner libre cours à ses récriminations contre un maître barbare.

Il fallut enfin se dire adieu. Dubois, à plusieurs reprises, baisa la main de l’adorée, tout en pleurant à chaudes larmes. Elle s’arracha la première et reprit au galop la route de Versailles.

Il y eut de tristes jours pour la duchesse, et de plus tristes encore pour la soubrette obligée de subir son humeur désespérée.

Agrippine faisait chaque jour serment d’oublier, et éclatait en sanglot aussitôt que l’objet le plus insignifiant, un livre à moitié lu ou un jeton de domino oublié sur le marbre de la cheminée, rappelait l’absent à son souvenir.

Ninette finit par perdre patience.

— Combien de temps pensez-vous tenir cette conduite de petite fille ? demanda-t-elle à Agrippine, du ton résolu qui lui était habituel.

— Sans doute jusqu’à son retour.

— Vous n’êtes pas sage, Madame, dit la maligne chatte, le capitaine est en campagne, il ne reviendra pas avant l’hiver. Mais qu’est-ce qui vous empêche, puisque vous l’aimez tant que ça, d’aller le rejoindre ? N’est-il point de mode, en été, de se rendre au camp, comme on irait à une station balnéaire ? Il n’y a pas jusqu’aux comédiens qui ne suivent l’armée, dressant leurs tréteaux au milieu des tentes, des canons et des pyramides de fusils. Faisons donc nos paquets et suivons le capitaine ; on s’amuse beaucoup dans le camp, à ce que raconte Benjamin.

Agrippine partit d’un clair et joyeux éclat de rire. Séance tenante, elle décida de partir immédiatement en campagne. Aussitôt les malles furent faites. Accompagnée de deux serviteurs de confiance, d’un gros cocher sur le siège et de Ninette à l’intérieur, la duchesse de Vaudemont roula bientôt, dans son lourd carrosse, sur la route conduisant vers le Nord.

Ce fut aux premiers jours d’un mois de mai chaud et ensoleillé, que Benjamin, occupé à cirer les hautes bottes de son maître en fredonnant un air belliqueux, s’arrêta tout à coup comme figé en statue, muet et pétrifié.

— Eh bien, qu’a de si terrible mon aspect qu’on y perde aussitôt parole et mouvement ? railla Ninette.

— C’est donc réellement vous, mademoiselle Ninette ? balbutia Benjamin.

— Oui, maître Benjamin, c’est moi, et ma duchesse est là aussi. Nous avons conquis une chambre, petite à souhait, mais à la guerre comme à la guerre ! Puisque le capitaine s’en est allé en campagne, nous l’avons suivi, nous sommes terriblement éprise de notre maître.

— N’est-on venu que pour le maître ?

— Un peu aussi pour le valet, mais où est le capitaine ? Ma maîtresse ne peut plus attendre de le voir.

Déjà, Dubois, attiré par le timbre de voix bien connu, sortait de sa tente, et lorsqu’il apprit le bonheur qui lui était venu littéralement pendant son sommeil, sans prendre le temps de ceindre son épée, il courut vers son idole. La duchesse fit un grand effort pour sauvegarder sa dignité, mais quand le capitaine parut et se jeta, avec un cri d’extase, à ses pieds, oubliant tout, elle l’attira contre son cœur, le serra passionnément dans ses bras, et, parmi des éclats de rire, le couvrit de larmes et de baisers.

— Ah Hector, vous m’avez fait passer de terribles jours, dit-elle enfin, après s’être ressaisie. Mais tout est oublié. À quoi bon le nier plus longtemps ? je vous aime, je n’aime que vous, vous seul serez mon mari et pas un autre.

— Mais, Agrippine, cela n’est pas possible, répliqua Dubois, repris par ses anciens scrupules. La duchesse de Vaudemont ne peut devenir la femme d’un simple officier et s’exposer aux railleries…

— Elle peut accorder sa main à un héros.

— Je suis un bon soldat, je ne suis pas un héros.

— Eh bien, accomplissez un acte de héros, s’écria Agrippine inspirée, un acte qui répandra votre nom dans l’Europe entière.

— Quelle idée merveilleuse ! s’écria le capitaine avec un sérieux presque solennel. Maintenant seulement, je vois à quel point vous m’aimez, Agrippine. Vous ne voulez pas nous exposer au ridicule, mais vous ne voulez pas renoncer à moi. Vous provoquez le destin et vous en remettez à moi de franchir l’obstacle qui nous sépare, et de vous conquérir, comme le prix le plus élevé que la vie puisse m’offrir, ou de trouver en une audacieuse entreprise, la plus belle et la plus enviable des morts. Agrippine, je vous remercie.

Mais le destin semblait vouloir se jouer du capitaine. Vendôme campait à Soignies, en face de Malborough, à trois lieues de distance l’un de l’autre, sans qu’ils en vinssent aux mains. C’étaient de continuelles manœuvres en tous sens, d’interminables marches et contre marches, où la jeune duchesse prenait sa part de fatigues. Enfin, le bruit se répandit que Vendôme projetait un coup de main contre la ville de Gand.

Dubois fut le premier qui s’offrit à l’accomplir, mais Gand se rendit, grâce à sa population francophile, sans qu’il y eût un coup de feu à échanger. L’espoir du vaillant amoureux se dissipa dans le brouillard.

Simultanément, les Français occupèrent Bruges sans que Malborough, qui attendait le prince Eugène de Savoie, pût les en empêcher. Vendôme, ensuite, attaqua Oudenarde qu’il investit. Parmi les assiégeants se trouvaient Dubois et la belle Agrippine.

Malborough et le prince Eugène s’étaient réunis. Les deux grands généraux, égaux en génie et en bravoure, sans se soucier des objections du Conseil de Vienne, poussèrent, par une audace sans exemple, leur armée entre Vendôme et la frontière française.

La conséquence de ce mouvement absolument inattendu fut la bataille d’Oudenarde, qui eut lieu le 11 juin 1708. Les Français, en dépit de leur ardeur guerrière et des miracles de bravoure qu’ils accomplirent, furent défaits par le génie combiné de leurs entremis, et complètement battus. Leur retraite dégénéra en déroute. Si le soleil s’était couché deux heures plus tard, pas un seul homme n’eût échappé. Vendôme perdit 80.000 hommes, parmi lesquels 8.000 prisonniers, et se retira aux environs de Gand derrière le canal de Bruges, où il s’établit en un camp retranché dans une position presque inexpugnable.

Une fois de plus, le capitaine Dubois n’avait eu l’occasion d’accomplir aucun acte héroïque, et en revanche, plus d’une occasion de protéger sa dame contre les poursuites des dragons anglais et des pillards en maraude. Après que les Anglais eurent repoussé les lignes françaises entre Ypres et Wareele, le cœur de la France se trouva ouvert aux alliés, libres d’y pénétrer.

Malborough eut pu provoquer une rapide conclusion en marchant directement sur Paris, mais son opinion fut en minorité au conseil. Il dut se contenter d’envahir le territoire et d’assiéger Lille, la première des forteresses de France et le chef-d’œuvre de Vauban.

Lorsque Vendôme eut vent de cette entreprise, il commença par n’y point croire, et lorsque les Français durent se rendre à l’évidence, ils se raillèrent des envahisseurs, Lille passant pour imprenable.

Au dernier moment, Louis XIV nomma le maréchal de Boufflers, l’un des premiers officiers de France, commandant de la forteresse, et en éleva la garnison à 15.000 hommes. Le siège de cette célèbre place forte occupait l’attention de toute l’Europe, les guerriers et les princes les plus fameux se retrouvèrent devant elle, comme jadis devant Troie.

Le 14 août, la ville était complètement investie. Eugène dirigeait le siège, et Malborough, l’armée chargée de le couvrir. Le 23 août, on ouvrit les tranchées. Le 24 commença la canonnade. Des deux côtés, le feu fut terrible. Assiégeants et assiégés, Français et Anglais, rivalisèrent d’astuce, d’obstination, de ruse, de courage et de dévouement.

Enfin, Vendôme se décida à prendre la chose au sérieux ; même, il commença de s’inquiéter, se réunit, près Gramont, au duc de Berwick revenant du Bas-Rhin, et se dirigea sur Lille avec l’intention de livrer bataille aux assiégeants et de délivrer la place.

Mais Malborough alla à sa rencontre, et occupa, entre Péronne et Noyelles, une position si forte que Vendôme n’osa prendre sur lui les risques d’un combat. Il s’arrêta et dépêcha un courrier à Versailles pour demander les ordres du roi.

Le 5 septembre, eut lieu le premier assaut de la ville assiégée. Il se limitait aux ouvrages extérieurs et eut peu de succès, mais la situation de la place n’en devenait pas moins, de jour en jour, plus menacée. Dans ces conditions, il était de la plus grande importance pour Vendôme d’entrer en rapports avec le commandant de la place, de lui faire parvenir, d’une part, des nouvelles de l’armée et, d’autre part, de se rendre compte des besoins de la garnison.

Mais, tous ses efforts en vue d’un échange de dépêches, échouaient, grâce à la vigilance des assiégeants.

L’occasion que le capitaine Dubois avait si impatiemment attendue, se présentait enfin. Se rendant auprès du général, il s’offrit à pénétrer dans la ville. Le moyen dont il se servirait pour y parvenir, devait demeurer un mystère pour tous.

Vendôme lui donna les instructions utiles et le congédia, profondément ému.

Quand l’audacieux capitaine fit part à la duchesse, de son entreprise, elle le regarda d’abord comme si elle ne comprenait point ; puis elle éclata en des sanglots convulsifs et, entourant le jeune homme de ses bras, le supplia d’y renoncer.

— J’aime mieux supporter tous les ridicules, s’écria-t-elle, que de vous voir courir un pareil danger.

— Dubois demeura inébranlable.

— Le sort décidera, dit-il avec élan, si le pauvre capitaine est digne de nommer sienne la duchesse de Vaudemont.

En vain, Agrippine lui offrit de le conduire séance tenante à l’autel, en vain, elle se jeta à ses genoux.

Il lui fit ses adieux, comme un homme se trouvant sur son lit de mort, et quitta le camp, la nuit même, accompagné de Benjamin.

C’est par une obscurité douteuse, que le capitaine Dubois entreprit sa périlleuse aventure. Quelques étoiles seulement se montraient au sombre firmament que parcouraient, rapides, de grands nuages laiteux. Maître et serviteur cheminaient côte à côte en silence, non sur la grande route ni sur l’un des nombreux sentiers battus, mais droit à travers les champs, les prairies, les haies et les palissades, tantôt passant à gué un ruisseau, tantôt enfonçant jusqu’à mi-jambes dans un marais. De cette manière, ils étaient assurés de ne rencontrer personne et de se trouver toujours à proximité de quelque objet pouvant leur servir d’abri et leur permettre de se dissimuler.

Ils parvinrent sans encombre jusqu’à un large canal dont les bords étaient garnis de broussailles. C’est là que le capitaine prit congé de son serviteur, le chargeant de son plus affectueux message pour Agrippine. Puis il commença de se déshabiller. Benjamin le regarda quelque temps avec stupéfaction.

— Que voulez-vous faire ? questionna-t-il enfin. Comment pensez-vous atteindre Lille ?

— Très simplement, répondit Dubois avec un sourire, en descendant à la nage le fleuve qui traverse la ville et en suivant auparavant les canaux qui y conduisent.

— Mais comment échapperez-vous aux sentinelles ennemies qui, certainement, surveillent rigoureusement les deux bords.

— Tout aussi simplement, en plongeant sous l’eau. Tu sais que, comme nageur et plongeur, je cherche encore mon égal.

— Que Dieu soit loué qu’il en soit ainsi, murmura Benjamin, mais ce que vous projetez, aucun être humain n’est capable de l’accomplir.

— Mon intention est, précisément, d’accomplir un acte dépassant les forces humaines.

— Vous succomberez, vous ne pouvez que vous perdre, implora Benjamin cherchant en vain à étouffer ses larmes. Au moins, emmenez-moi !

— Ce serait notre perte à tous deux, objecta Dubois, seul, j’ai quelque chance de passer inaperçu. Adieu !

Dubois dissimula ses vêtements sous un épais buisson, posa une grosse pierre dessus et plongea dans le canal. Benjamin le suivit tristement du regard, puis reprit, lentement et le cœur brisé, le chemin du retour.

Après avoir descendu le canal, le capitaine se trouva à peine à dix pas des avant-postes anglais. Il modéra ses mouvements et, se laissant aller au fil de l’eau, passa heureusement inaperçu. À l’Orient, le ciel blanchissait, les oiseaux commençaient à se mouvoir sous les branches des arbres qui, çà et là, bordaient le canal. Les voix du matin s’éveillaient l’une après l’autre : le chant enroué d’un coq, le piaillement d’un moineau, l’aboiement d’un chien irrité, puis le clapotis d’un moulin et, au loin, les cloches d’un village.

Tout à coup, un bruit de sabots, un piétinement de chevaux et des voix humaines se firent entendre. Un détachement de cavaliers ennemis se dirigeaient vers le canal, pour y abreuver leurs montures. Dubois se vit perdu. Il parvint néanmoins à atteindre la rive et à se cacher sous l’épais feuillage d’un saule qui baignait ses branches dans l’eau. Retenant son haleine, il avait réussi à se dissimuler pendant quelque temps, quand, tout à coup, un cheval échappé vint s’arrêter près de lui. Bientôt un cavalier le rejoignait.

Le plus léger mouvement de Dubois, un seul regard du cavalier eussent suffi à révéler sa présence, mais le dragon n’eut d’attention que pour le cheval qu’il rattrapa et ramena à la berge.

Quelques instants plus tard, la troupe s’étant éloignée, Dubois, après ce court repos, put reprendre son dangereux chemin. Quatre femmes lavaient du linge au bord de l’eau. L’une d’elles, apercevant le nageur, cria :

— Tiens, en voilà un qui se baigne.

Ses compagnes regardèrent et se mirent à rire, tandis que le capitaine, redoublant d’énergie, activait son mouvement.

Après avoir longé sept canaux, il atteignit enfin la Deule, à l’endroit même où elle coupait les lignes ennemies.

Il plongea et nagea sous l’eau, favorisé par la rapidité du courant, pendant un espace de temps incroyable, au beau milieu du camp ennemi, échappant complètement à l’observation des sentinelles.

Sain et sauf, mais exténué de fatigue, il pénétra dans l’intérieur de la ville.

— Un homme à la nage, dit un soldat à son voisin, voyant Dubois approcher du bord.

— D’où peut-il bien venir ?

— Un messager de Vendôme, suggéra un troisième, il n’y a pas de doute.

En un instant, une centaine d’officiers et de soldats de la garnison s’étaient rassemblés autour du nageur, lequel, à peine sorti de l’eau et tout hors d’haleine, dut répondre à cent questions à la fois.

Dès la première nouvelle du singulier événement le maréchal de Boufflers accourut en personne. Il fit offrir au capitaine ses propres vêtements, lui fit donner du vin et des aliments. Dubois raconta alors son incroyable coup d’audace. De bruyantes acclamations accompagnèrent son récit. Les officiers le prirent sur leurs épaules et le portèrent, entourés d’une foule sans cesse grossissante, jusqu’à la demeure du maréchal où le héros put enfin prendre quelque repos.

Lorsqu’il se sentit suffisamment réconforté, le maréchal lui fit faire le tour des fortifications, ainsi que des travaux qu’on avait élevés derrière les brèches. Il prit une connaissance exacte de la situation des assiégés ; puis il se prépara par un sommeil de quelques heures, à son retour.

Le 15 septembre, à l’heure du crépuscule, il se remit en route, emportant dans sa bouche une lettre entourée de cire. Le maréchal et nombre d’officiers l’accompagnèrent à l’endroit où il avait opéré son atterrissement. Là, il se dévêtit et à nouveau se jeta à la nage. Cette fois encore, bien qu’il fût protégé par l’obscurité, il plongea aux passages dangereux et gagna heureusement l’endroit où il avait laissé ses habits.

Il venait de les retirer de leur cachette et commençait à les revêtir, lorsqu’un homme sortit précipitamment de la broussaille et tomba à ses pieds.

C’était Benjamin, riant et pleurant à la fois, et qui ne pouvait parler. Dubois acheva de s’habiller avec son aide, et but un coup à la gourde de campagne que le fidèle avait eu la prévoyance de remplir d’un vin excitant. Puis il s’assit sur une pierre.

Lorsqu’il se releva pour se hâter vers le camp, une voix, de l’autre bord du canal, lui cria en langue allemande :

— Qui va là ?

Dubois, sans répondre, pressa le pas, suivi de Benjamin. Une balle siffla. Puis une seconde et un coup de feu retentit à leurs oreilles.

Le dernier obstacle était surmonté.

Au camp français, l’héroïque soldat reçut un accueil qui le toucha jusqu’aux larmes. Toutes les tentes se vidèrent, quelques officiers le prirent sur leurs épaules, d’autres brandissaient leurs armes, des milliers de voix criaient :

— Vive Dubois !

Vendôme vint au-devant de lui avec tout son état-major et le serra dans ses bras. Ramené dans la tente du général, le capitaine lui rendit compte de sa mission et lui remit le message de Boufflers. Vendôme n’avait pas fini de le lire qu’Agrippine, oublieuse de toutes les convenances, se précipitait avec un cri de joie sur Dubois, qu’elle entoura de ses bras. Puis, se retournant :

— Duc, dit-elle, voici mon fiancé.

— Vous ne pouviez en choisir un plus digne.

— Il est là. Il a échappé à tous les dangers !

Avec ces mots, l’excellent Benjamin pénétra dans la tente de la duchesse et embrassa Ninette.

— Et maintenant nous épousons sur-le-champ.

— Qui épouse ? bondit la soubrette en essayant de s’arracher aux pattes d’ours du vétéran.

— Le capitaine épouse la duchesse, s’exclama Benjamin, et votre serviteur, la soubrette.

— Pour cela, j’ai aussi un mot à dire, je pense.

— Cent mots, mille mots, si vous voulez, repartit Benjamin en riant et en fermant la bouche de la jolie petite personne avec un impétueux baiser.

Jamais encore une entreprise héroïque n’avait tant fait parler, que celle du capitaine Dubois. Amis et ennemis lui payèrent le tribut d’une égale admiration, et, comme c’est en nageant qu’il avait conquis sa bien-aimée, on le surnomma le capitaine Léandre.

Heureusement l’analogie laissait à désirer, car la glorieuse aventure du brave officier eut une heureuse conclusion. Louis XIV l’ennoblit. Il quitta l’armée et se retira avec la belle Agrippine devenue son épouse, au château de Vaudemont, loin des intrigues de la cour de Versailles.

Benjamin, après s’être uni à la jolie Ninette, reçut l’office de portier, dont il s’acquitta avec beaucoup de dignité.

Le siège de Lille, en dépit des efforts de Vendôme, ne fut point favorable aux armes françaises.

Le 22 octobre, Boufflers hissa le drapeau blanc et capitula après soixante jours de résistance.

Il abandonna la forteresse et se retira avec un effectif de 5.000 hommes, dans la citadelle.

Le prince Eugène traita le maréchal avec un respect proportionné à l’admiration que suscitait son héroïque défense de la cité.

Lorsque les conditions pour la capitulation lui furent soumises, il y souscrivit sans les lire.

— Le maréchal de Boufflers, dit-il, ne peut rien demander qu’il n’ait le droit d’exiger et que je ne puisse accorder.

La citadelle se rendit le 11 novembre 1790.

La garnison, pendant toute la durée du siège, n’avait perdu que 12.300 hommes, et les assiégeants, 18.000.