Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 329-335).

XXIV

LE SACRIFICE

« Je ne trouve aucune pitié !… Les cris de douleur que m’arrachent mes horribles souffrances meurent au loin sans réponse. »
Kolzow.

Henryka, habillée en paysanne, prit un traîneau de campagnards et se rendit de Kiew à Kasinka Mala. Après une inspection attentive et prudente, elle partit pour Okozyn. Quand elle annonça à Dragomira qu’elle avait découvert la retraite d’Anitta, la créature de marbre s’anima, sa poitrine se souleva, les ailes de son nez frémirent comme les narines d’une bête de proie qui flaire le sang ; ses yeux bleus froids et ses joues s’animèrent.

« Enfin ! s’écria Dragomira, enfin ! elle est en mon pouvoir ! Je te remercie, Henryka ; tu me rends bien heureuse ! »

Elle l’attira à elle et l’embrassa tendrement.

« Ce n’est pas assez d’avoir Anitta entre nos mains, dit Henryka, il faut qu’elle nous serve d’appât pour prendre Zésim. Tu as l’esprit inventif pour imaginer des pièges. Trouve un plan, et vite à l’œuvre !

— D’abord, offrons à Dieu la victime que nous avons, répondit Dragomira ; nous songerons ensuite à de nouvelles entreprises.

— Tu as raison, dit l’Apôtre, qui était entré sans qu’on s’en aperçût ; hésiter plus longtemps serait nous perdre tous. Le danger grandit à chaque heure. Qui sait combien de temps encore nous serons ici en sûreté ? Nous avons réussi une fois à tromper ceux qui nous poursuivaient ; une seconde fois nous pourrions échouer. Je vais rassembler tout de suite la communauté nous communierons solennellement et nous offrirons un sacrifice à Dieu. Peut-être sera-ce le dernier. Chacun pourra alors s’en aller là où l’Esprit le poussera. Pour moi, je reste ici et j’attends la fin.

— Moi aussi, » dit Dragomira. Et Henryka exaltée l’entoura de ses bras, décidée à unir à tout jamais sa destinée à celle de son amie.

« Soltyk doit mourir, dit Dragomira après quelques instants de silence, je suis prête à l’offrir à Dieu, mais accorde-moi une heure pour le préparer.

— Fais ce que tu juges bon de faire, répondit le prêtre, je vais ordonner qu’on t’obéisse en tout. Je vous attends dans une heure, toi et lui, dans le temple, devant l’autel de l’Éternel que nous voulons célébrer et apaiser.

— C’est lui que j’immolerai d’abord, dit Dragomira ; ensuite ce sera le tour de Zésim et d’Anitta.

— Que le ciel te bénisse ! »

L’Apôtre partit et Dragomira se fit parer en toute hâte par Henryka. Magnifique et séduisante à la fois comme une jeune et belle sultane, elle entra dans le cachot où le comte était couché sur de la paille, fixa à la muraille la torche qu’elle tenait à la main et éveilla le malheureux qui rêvait et qui la considéra avec étonnement.

« Toi ici ? murmura-t-il, viens-tu pour te railler de moi ? Ou as-tu imaginé de nouvelles tortures ?

— Non, tu as assez expié tes péchés.

— Ne me trompe pas, ce serait trop cruel, répondit-il. Est-ce que je te comprends bien ? M’apportes-tu la liberté et la délivrance ?

— Les deux, dit-elle, mais pas comme tu l’entends, mon bien-aimé. Dans une heure tu mourras.

— Je mourrai ? Dragomira, c’est là ton amour ?

— Je t’immolerai moi-même, parce que je t’aime, et parce qu’il n’y a pas d’autre route pour aller au paradis.

— Horrible !

— Calme-toi ; nous avons encore une heure ; pendant ce temps là je t’appartiens encore.

— Et aucun espoir de délivrance ?

— Aucun.

— Et c’est toi-même qui veux me tuer ?

— Moi-même, et je crois que la mort, venant de moi, te sera douce.

— Soit ! je me remets entre tes mains. »

Dragomira lui ôta ses chaînes pesantes et le conduisit en haut, à la lumière. Deux jeunes hommes, couronnés de fleurs et vêtus de longues robes blanches, les attendaient.

« Suis-les, dit Dragomira, ils te pareront et t’amèneront ensuite vers moi. »

Soltyk la regarda avec défiance.

« Ne crains rien, dit-elle vivement, je ne te tromperai pas. »

Les deux jeunes hommes conduisirent le comte dans une petite salle, richement décorée, où l’on avait préparé un bain. Ils le servirent comme des esclaves, le déshabillèrent, et, quand il sortit du bain, lui parfumèrent le corps et les cheveux avec des essences d’une odeur exquise. Puis ils lui mirent des sandales dorées, lui passèrent une robe blanche, semblable à une tunique grecque, qui lui tombait jusqu’aux pieds et qui avait pour ceinture un ruban doré, et enfin lui posèrent sur la tête une couronne de roses fraîches. Ils le conduisirent alors dans une salle ornée avec tout le luxe de l’Asie. Dragomira l’y attendait. Ils s’éloignèrent en silence.

Dragomira était mollement étendue sur un lit de repos recouvert d’une peau de tigre. Elle avait autour de son opulente chevelure blonde une sorte de turban blanc brodé d’or. Sa taille élancée, son corps aux merveilleux contours étaient enveloppés et dessinés par une pelisse de soie bleu clair brodée d’or, doublée et garnie à profusion de magnifique hermine. Elle avait aux pieds des babouches de velours rouge également brodées d’or. Elle tendit la main à Soltyk avec un sourire à la fois triste et heureux.

« Comme tu es beau ! murmura-t-elle.

— Et toi ! »

Il tomba enivré à ses pieds et la contempla avec une extase indicible. Elle écarta ses cheveux noirs qui lui couvraient le front et lui passa autour du cou ses beaux bras semblables à du marbre vivant, à de l’ivoire tiède et animé.

« Es-tu heureux maintenant ?

— Laisse-moi l’être encore une fois, murmura-t-il dans son ravissement, et que la mort arrive ! De ta main elle sera la bienvenue. »

Elle ne répondit rien, mais elle l’attira doucement contre sa poitrine, et leurs lèvres se confondirent dans un ardent baiser.

« Est-il temps ? » demanda-t-il au bout de quelques instants.

Elle fit signe que oui.

« Promets-moi une chose, dit Soltyk ; ne me livre pas aux autres, immole-moi, tue-moi de tes mains.

— Je te le promets, répondit-elle avec une sorte de transport farouche, et je te promets encore davantage. Ma mission n’est pas encore terminée. Aussitôt que mon œuvre sera accomplie, et j’espère l’accomplir en peu de jours, j’irai te rejoindre.

— Tu veux mourir ?

— Oui, j’aspire à quitter ce monde de misère et de péché et à monter vers la lumière. Va devant moi, je te suivrai.

— Jure-le moi. »

Elle leva la main solennellement.

« Devant Dieu, qui sait tout et qui peut tout, je le jure ! »

Soltyk la serra sur son cœur, et ils restèrent longtemps ainsi, perdus dans une muette félicité.

Une cloche d’airain, à la sonorité menaçante, sonna trois coups. L’autel sanglant réclamait une nouvelle victime.

Une vaste salle, dont la voûte reposait sur de hautes colonnes, servait de temple aux Dispensateurs du ciel.

Les murs et les fenêtres étaient cachés par des tentures de soie bleu clair parsemées d’étoiles d’argent. Trois lustres répandaient une lumière éclatante comme celle du soleil. Le milieu de la paroi principale était occupé par un autel qui n’avait pas d’autre ornement qu’une croix colossale supportant le Sauveur mourant : « Tout est consommé ! » Devant cet autel, il y en avait un second, plus bas, qui faisait penser à la pierre des sacrifices païens. Il était décoré de guirlandes de fleurs et de branches de sapin et entouré des plantes exotiques les plus splendides, d’où s’exhalait une odeur douce et enivrante. Au milieu de la salle se trouvait une grande table en forme de fer à cheval, recouverte d’une nappe blanche comme la neige garnie de vaisselle précieuse, de riches pièces d’argenterie, de cruches et de coupes, et entourée de sièges antiques. Le siège du prêtre était plus élevé que les autres.

Une douzaine de jeunes hommes étaient occupés à disposer sur la table ce qu’il fallait pour manger et pour boire. Mme Maloutine les dirigeait. Elle donna enfin le signal que tout était prêt. Des trompettes résonnèrent ; la communauté pouvait venir pour la communion et le sacrifice. Les tentures qui cachaient les portes furent écartées ; les frères et les sœurs entrèrent deux à deux, tous vêtus de longues robes blanches, avec des ceintures rouges. Ils avaient des couronnes de fleurs sur la tête, des sandales aux pieds, des palmes à la main. Ils défilèrent une fois autour de la salle et se placèrent ensuite des deux côtés de la table.

Les trompettes annoncèrent l’apparition du prêtre.

Les tentures s’écartèrent de nouveau ; et des jeunes garçons d’une grande beauté, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs, entrèrent dans la salle. En tête marchaient des joueurs de luth et de flûte ; les suivants semaient des fleurs et balançaient des encensoirs. Venait ensuite un jeune homme tenant la Bible ; un second portait la croix. Enfin s’avançait l’Apôtre en robe blanche brodée d’or. Il portait un long manteau traînant de soie bleue garni de zibeline dorée, et avait sur la tête une tiare étincelante d’or et de pierreries. Il bénit la communauté qui s’était mise à genoux, s’assit en haut de la table, sur son siège élevé, majestueux comme Sardanapale sur son trône. Puis il fit un signe et les frères et les sœurs se relevèrent et s’assirent.

« Mes bien-aimés, dit-il, c’est peut-être le dernier repas que nous faisons ensemble, en mémoire de notre Sauveur Jésus-Christ, dans son esprit et selon son commandement. Élevez donc vos âmes à Dieu avec ferveur, et souvenez-vous de son Fils qui est mort en croix pour nous. Jurez encore une fois de chercher à l’imiter, et, quand l’heure sonnera, de sacrifier votre vie, comme il a sacrifié la sienne, avec soumission et joie ! »

Sur un signe de l’Apôtre deux jeunes hommes s’approchèrent de lui. L’un portait un pain blanc sans levain sur un plat d’argent ; l’autre, une haute coupe de forme antique, remplie de vin rouge.

Le prêtre prit le pain et le rompit.

« Je fais comme le Christ a fait et je dis en son nom : Ceci est mon corps. »

Il porta ensuite la coupe à ses lèvres :

« Et ceci est mon sang. Mangez et buvez en mémoire de moi. »

Le pain et le vin passèrent de main en main, de bouche en bouche, pendant qu’une musique invisible et solennelle se faisait entendre et que tous chantaient un psaume à la gloire de Dieu.

Quand le pain et la coupe symboliques furent revenus au prêtre, il bénit les mets qui étaient sur la table et dit :

« Maintenant, mangez et buvez ce que Dieu nous a donné, avec un cœur pur et une joie pieuse. »

Le repas commença. Les coupes furent remplies ; de gais propos s’échangèrent ; personne ne songeait au sanglant spectacle qui se préparait. De joyeuses mélodies accompagnaient cette fête étrange.

L’Apôtre donna un signal. Les assistants se levèrent tous ensemble, et les frères et les sœurs se placèrent en deux longues rangées des deux côtés de l’autel. La table fut rapidement enlevée. Les trompettes retentirent de nouveau, et ce fut comme un cortège de bacchantes et de corybantes qui se précipita dans la salle. En tête s’avançaient de belles jeunes filles, chaussées de sandales dorées et vêtues de longues robes blanches à franges d’or. Les épaules et les bras nus, elles avaient des guirlandes enlacées dans leurs opulentes chevelures, et jouaient de la flûte et des cymbales. Une deuxième troupe, avec des peaux de panthère autour des épaules et des thyrses dorés dans les mains, chantait et dansait. Venaient ensuite les pénitentes avec les pieds et les bras nus, vêtues de sombres peaux de bêtes, coiffées de têtes d’animaux, ayant des cordes de soie rouge pour ceintures et brandissant des disciplines.

Les sacrificatrices étaient conduites par Henryka. Elles avaient des sandales dorées, de longues robes de soie blanche garnies d’hermine, des lis dans leur chevelure dénouée qui tombait en ondes désordonnées et brillantes sur leurs épaules. Dans leurs mains étincelait le couteau du sacrifice. Elles entouraient Soltyk. Enfin venait Dragomira, vêtue d’une robe blanche traînante et d’une pelisse rouge, garnie d’hermine et d’une richesse royale. Une tiare d’or, couverte de pierreries, couronnait sa tête fière et dominatrice.

Toutes ces jeunes filles, d’une beauté enchanteresse, tordaient leurs corps élancés et charmants dans les transports d’une danse digne des Bacchantes, pendant que leurs lèvres rouges, qui semblaient altérées de sang, poussaient de joyeuses acclamations et que leurs grands yeux brillaient d’un sourire cruel. Dragomira s’avançait pas à pas avec la majesté froide et silencieuse d’une statue de marbre et le sombre regard de la prêtresse sévère et inexorable. Quand le cortège fut devant l’autel l’Apôtre se tourna vers la croix et pria Dieu d’accepter le sang qui allait couler en expiation des péchés de celui qu’on immolait comme de ceux de l’humanité tout entière. Puis il bénit la victime et toute la communauté qui était tombée à genoux et prononça la prière du sacrifice, à laquelle tous s’unirent dans un profond recueillement et en se frappant la poitrine avec le poing. Quand l’Amen eut été répété trois fois, le prêtre livra Soltyk à la prêtresse. Elle s’avança vers l’autel et fit un signe à son cortège. Aussitôt retentit une musique farouche et triomphante, et la danse des Bacchantes recommença.

En même temps, quatre des jeunes filles vêtues de peaux de bêtes s’approchèrent doucement du comte, à la façon des chats ; puis elles se précipitèrent brusquement sur lui en poussant un cri sauvage. Pendant que l’une, rapide comme l’éclair, lui jetait un lacet autour du cou, une autre lui attachait promptement les pieds avec sa corde de soie. Il tomba sur les genoux et les deux autres lui lièrent immédiatement les bras derrière le dos. Les sacrificatrices le saisirent et le placèrent sur l’autel.

« Pitié ! murmura-t-il.

— C’est Dieu, qui a pitié ! » répondit Dragomira, et elle releva lentement sa large manche doublée d’hermine. Sa pelisse tombait autour d’elle comme un ruisseau de sang ; le couteau du sacrifice étincela dans sa main et ses lèvres entr’ouvertes laissèrent voir ses dents.

De nouveau la musique se fit entendre, de nouveau les jeunes filles reprirent leurs danses en agitant leurs thyrses dorés, leurs disciplines et leurs couteaux autour de l’autel.

Dragomira se pencha tendrement vers le bien-aimé et lui passa un bras autour du cou. Pendant qu’elle collait ses lèvres à celles de Soltyk, sa main droite lui donnait le premier coup. La victime frissonna et fit entendre un soupir. Les flûtes et les cymbales retentirent en suivant un rythme encore plus sauvage, et tous ces beaux corps s’agitèrent, en proie au délire des Ménades et à l’ivresse que donne l’odeur du sang.