Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 336-343).

XXV

EN CROIX

Le loup meurt silencieusement
Lord Byron.

Il était encore grand matin lorsqu’on éveilla le P. Glinski. Le juif qui lui servait d’espion depuis des années demandait avec instance à entrer. Il apportait, disait-il, d’intéressantes nouvelles. Le jésuite s’habilla à la hâte, et le domestique introduisit le fidèle Hébreu vêtu d’un long caftan.

« Sais-tu quelque chose sur le comte ? demanda Glinski tout agité.

— Non, répondit le juif, mais j’ai découvert une piste importante qui peut nous conduire vers le comte.

— Qu’as-tu découvert ?

— J’ai quelques raisons de croire que Bassi Rachelles, la propriétaire du cabaret Rouge, se tient cachée à Romschin, dans le manoir de M. Monkony.

— C’est impossible !

— C’est pourtant vrai. Du moment que Mlle Maloutine est une Pêcheuse d’âmes, pourquoi Mlle Henryka, qui n’est qu’un cœur et qu’une âme avec elle, n’appartiendrait-elle pas aussi à cette secte ?

— Tu as raison, mais Bassi avouera-t-elle, si nous réussissons à la prendre ?

— C’est une femme peureuse, qui ne peut pas voir le sang, dit le juif ; elle a certainement aidé à ces méfaits ; mais elle ne s’attend pas à une trop rigoureuse punition. Elle avouera. Si elle ne parle pas, on la fera parler, car elle est très poltronne. »

Le P. Glinski s’empressa d’aller à la police, et de là chez Zésim.

Tous les deux accompagnèrent l’employé, qui partit pour Romschin avec plusieurs agents. Ils eurent la précaution de s’arrêter dans un petit bois, à quelque distance du manoir, et d’expédier en avant les agents, qui s’approchèrent de différents côtés et cernèrent la maison.

Alors ils les rejoignirent et demandèrent à entrer.

Le concierge arriva tout en émoi et jura qu’il n’y avait personne au manoir.

L’employé le suivit avec Glinski dans la maison, pendant que Zésim gardait la porte.

Tout à coup on entendit un cri d’effroi poussé par une femme. Ce cri venait du jardin. Ce furent alors des jurements, des prières, des gémissements où l’on démêlait des larmes.

Bientôt deux agents de police amenèrent une jeune et jolie paysanne qu’ils avaient saisie au moment où elle essayait de s’enfuir par le jardin.

« Je suis du village, disait-elle en protestant.

— Ah ! vraiment ? dit d’un ton ironique un des agents. Il n’y a qu’un petit malheur, c’est que je te connais. Tu es Bassi Rachelles. »

En même temps, il arracha le mouchoir rouge qu’elle avait autour de la tête. Elle se jeta à genoux, se tordant les mains avec désespoir.

« Je n’ai rien fait ! criait-elle ; je ne sais rien de rien, je suis innocente !

— C’est ce qu’on verra, dit l’agent de police ; allons, marchons, en avant ! »

On la conduisit dans une chambre du rez-de-chaussée, où entrèrent aussi l’employé et le jésuite.

« Ah ! te voilà, dit l’employé ; pourquoi te caches-tu ici ? Quel crime as-tu commis ?

— Je n’ai rien fait, je suis innocente !

— Tais-toi, scélérate ! »

Bassi se précipita à ses pieds :

« Je n’ai pas versé de sang ; je ne suis pas coupable !

— Où sont tes complices ?

— Je ne suis pas une criminelle. Que Dieu me punisse si j’ai [fait] quelque chose de mal.

— Connais-tu Mlle Dragomira Maloutine ?

— Oui.

— Elle est venue chez toi, au cabaret Rouge ?

— Oui.

— Pourquoi y venait-elle ?

— Elle s’y est rencontrée avec différents messieurs.

— Avec Pikturno et Soltyk ?

— Je crois… oui.

— Tu savais que c’est une Pêcheuse d’âmes ?

— Non, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne l’ai pas su.

— Tu mens. Tu connais aussi les autres. Tu sais que Mlle Henryka Monkony appartient également à cette secte sanguinaire. Tu connais les associés ; tu connais leurs repaires. Allons, avoue !

— Je ne sais rien. Je connais Mlle Henryka, voilà tout.

— Où se trouve Dragomira en ce moment ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne veux pas parler, s’écria l’employé ; c’est bon, nous avons des moyens de te délier la langue. »

Bassi lui embrassa les genoux en tremblant.

« Pitié ! je ne sais rien, je ne peux rien dire !

— Assez causé ! cria l’employé en frappant la terre du pied ; le knout ! Et deux femmes qui sauront s’en servir ! »

Un des agents sortit.

« Grâce ! dit Bassi d’une voix suppliante et toute secouée par une terreur mortelle ; grâce ! je suis une femme ! Comment pouvez-vous frapper une femme !

— Ce sont des femmes qui te frapperont.

— Non, non ! s’écria-t-elle, jamais personne ne m’a touchée !

— Tant mieux ! Tu n’en avoueras que plus vite. »

L’agent revint avec deux jeunes paysannes solides, qui tenaient des cordes et des knouts. Elles considérèrent avec un sourire féroce Bassi, qui tremblait et qui se jeta, tout en larmes, aux pieds de l’employé.

« Attachez-la !

— Pitié ! pitié ! »

Bassi se mit en défense ; mais ce fut bien inutile. Elle fut garrottée et attachée au poêle ; puis les deux jeunes filles se postèrent derrière elle, le knout à la main.

« Combien de coups ?

— Jusqu’à ce qu’elle avoue. »

Les knouts commencèrent leur abominable besogne. Au bout de cinq coups, Bassi capitula.

« Assez ! assez ! j’avoue tout, détachez-moi.

— Encore cinq coups, pour la rendre tout à fait gentille, » dit l’employé.

Les knouts continuèrent à travailler. Bassi criait et pleurait. Son désespoir ne touchait personne, ni l’employé qui fumait son cigare avec un air de parfaite satisfaction, ni les jeunes filles, qui n’étaient pas disposées à lâcher une victime de cette rareté.

Une fois délivrée, Bassi avoua tout, ses relations avec l’Apôtre et Dragomira, la part qu’elle avait prise au meurtre de Pikturno et à d’autres forfaits qui étaient jusqu’alors restés cachés. Elle révéla que la secte avait eu ses repaires au cabaret Rouge, à Myschkow et à Okozyn, et que Dragomira avait emmené le comte pour l’immoler.

« Où l’a-t-elle emmené ? demanda le jésuite.

— Je ne sais pas.

— Alors, le knout !

— Pitié ! Comment le saurais-je ? Elle peut le retenir prisonnier à Myschkow ou à Okozyn. »

L’employé se consulta avec Glinski. Ils décidèrent d’en rester là pour l’interrogatoire, de retourner à Kiew et de se rendre en toute hâte à Okozyn avec toutes les forces disponibles. La juive fut attachée sur l’un des traîneaux, et l’on se mit immédiatement en route.

Cependant la nouvelle de cette arrestation était à peine connue dans le village que Juri partait à cheval pour Kiew, afin d’avertir Sergitsch ; et celui-ci se rendait immédiatement en traîneau à Okozyn. Quand il arriva, les sectateurs de l’Apôtre s’étaient déjà dispersés dans toutes les directions. La plupart s’étaient enfuis du côté de la Galicie ou de la Moldavie.

Dragomira, Henryka, Karow et Tabisch étaient seuls restés auprès de l’Apôtre qui attendait courageusement le danger.

« Fuyez ! fuyez ! leur dit Sergitsch avec précipitation.

— Qu’est-il arrivé ? demanda l’Apôtre d’une voix calme.

— Bassi a été découverte à Chomtschin et arrêtée, continua Sergitsch ; on a employé le knout et elle a tout avoué. Vous n’avez plus ici un seul jour de sûreté. Si ceux qui nous poursuivent se hâtent, ils arriveront dans deux heures. Sauvez-vous pendant qu’il en est encore temps.

— Je laisse chacun libre de s’en aller, dit l’Apôtre ; moi, je reste.

— Moi aussi, s’écria Dragomira, je ne t’abandonne pas. »

Henryka entoura silencieusement son amie de ses bras.

« Moi aussi, je reste, dit Karow.

— Soit ! dit l’Apôtre avec un sourire de tristesse, restez. Peut-être aurai-je encore besoin de vous. Toi, Sergitsch, tu vas partir pour Iassy, où beaucoup des nôtres se sont réfugiés. Là, tu prendras la conduite de notre sainte association, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un prêtre. Que Dieu te protège ! »

Sergitsch s’agenouilla devant le prêtre. Celui-ci le bénit et le baisa au front, puis se détourna.

« Maintenant, laissez-moi seul, dit-il, et attendez tout près d’ici que je vous appelle. »

Tous sortirent de la chambre. Sergitsch remonta en traîneau et partit vers le Sud.

Il s’écoula quelques instants dans l’attente et l’anxiété ; puis l’Apôtre appela Dragomira. Tous pressentaient quelque chose d’extraordinaire. Henryka était à genoux et priait.

Quand Dragomira entra, l’Apôtre, calme et majestueux, était assis dans un fauteuil. Il lui fit signe d’approcher. Elle obéit et tomba à genoux devant lui.

« C’est fini ! Dragomira, dit l’Apôtre, nous sommes vaincus et nous n’avons plus rien à faire qu’à mourir avec courage. Je veux vous précéder et vous donner l’exemple.

— Tu veux nous quitter ? » demanda Dragomira avec un effroi profond : les paroles expirèrent sur ses lèvres.

« Il le faut. Je ne fuirai pas. Dois-je me livrer aux mains de nos ennemis, des ennemis de Dieu ? Dois-je finir sans gloire dans les steppes de la Sibérie ? non ; il est encore temps de choisir la route qui nous mène à Dieu apaisé et qui me conduira en Paradis. Il est encore temps d’inspirer un nouveau courage et de nouvelles espérances à tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu. Ma mort convaincra ceux qui doutent, raffermira ceux qui chancellent, allumera un feu sacré dans les âmes de ceux qui sont froids ou tièdes. C’est décidé. Renonce à me dissuader de mon projet ; ne me plains pas ; plains ceux qui restent après moi dans cette vallée de larmes et de péchés.

— Fais ce que Dieu t’inspire ; mais moi je te vengerai sur ceux qui t’ont poussé dans la mort. Je te le jure.

— Tu ne dois pas me venger, Dragomira, reprit l’Apôtre en lui posant la main sur l’épaule. Ce n’est pas la haine, mais l’amour qui doit être dans ton cœur. C’est par amour que tu dois punir ceux qui blasphèment Dieu et persécutent ses serviteurs. Punis-les pour leur gagner, à eux qui sont aveugles et sourds, le royaume des cieux et la félicité éternelle, pour les sauver de la puissance du mal.

— Je t’obéirai jusqu’au dernier soupir, dit Dragomira, et j’agirai dans ton esprit. Avec l’aide de Dieu, j’espère accomplir ma mission. Puis je n’aurai plus rien à chercher sur cette terre, et je te suivrai sur la route de la lumière éternelle.

— Ma bénédiction est avec toi, dit l’Apôtre, et maintenant je compte sur toi, sur ton courage et ta force, dans cette heure de joie et de délivrance.

— Il faut que je te tue ? murmura Dragomira épouvantée Non ! non ! Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela. »

L’Apôtre sourit douloureusement.

« Non, la mort, c’est de Dieu que je l’attends, répondit-il avec calme ; à toi je ne demande rien de plus que de m’assister au moment suprême et de m’obéir. Veux-tu faire ce que je t’ordonnerai ?

— Oui.

— Alors, appelle les autres et tiens-toi prête. »

Pendant que Dragomira faisait ce qu’il avait commandé, l’Apôtre se prosternait devant le crucifix et priait avec ferveur. Il ne se releva que quand ses derniers fidèles entrèrent. Il fit signe à Tabisch d’approcher et lui dit tout bas quelques mots. Tabisch pâlit, mais il inclina silencieusement la tête et sortit de la salle pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu. L’Apôtre se rendit alors avec les autres dans le temple où il pria encore à genoux devant l’autel.

Tabisch ne tarda pas à revenir. Il portait une grande croix de bois grossièrement taillé, qu’il posa sur le sol devant l’autel. Il alla chercher ensuite des clous et un lourd marteau. Tous les assistants contemplaient ces préparatifs en silence, les lèvres pâles et le regard épouvanté. L’Apôtre se leva, étendit les bras et cria ; « Que la volonté de Dieu soit faite ! Crucifiez-moi ! »

Dragomira et Henryka se précipitèrent tout en pleurs à ses pieds.

« Courage ! mes amis, continua l’Apôtre, calmez-vous et ne m’abandonnez pas à la porte de la mort. »

Dragomira se releva et essuya ses larmes. Henryka suivit son exemple.

« Au nom de Dieu, mettez-vous à l’œuvre ! » dit l’Apôtre, et il se coucha tranquillement sur la croix de bois en étendant les bras.

« Dragomira, dit-il, avec une gravité religieuse, je veux que ta main m’enfonce le premier clou. »

Elle le regarda longtemps, puis, d’un mouvement presque machinal, saisit le marteau et un clou.

« Où ? » demanda-t-elle.

Elle était à la fois calme et décidée.

« À la main droite. »

Dragomira écarta sa longue pelisse de zibeline et se mit à genoux. Puis elle retroussa ses larges manches, de manière à mettre à nu ses beaux bras. Elle hésitait encore.

« Courage ! » dit l’Apôtre.

Elle posa le clou sur la main et donna le premier coup. Un sang rouge jaillit. L’Apôtre lui souriait. Elle frappa encore trois coups et la main fut clouée sur la croix.

« À toi, maintenant, Henryka, la main gauche. »

Henryka se mit à genoux à son tour. Dragomira lui présenta le marteau et Karow un clou. Elle, d’ordinaire si avide de sang, elle qui, à la vue des souffrances des autres, éprouvait un sinistre plaisir, elle manqua le clou, tant ses yeux étaient voilés par les larmes, et frappa le poignet du martyr volontaire.

« Tu me fais bien mal, murmura-t-il, c’est encore la volonté de Dieu. »

Henryka fit un effort, respira et acheva rapidement son horrible besogne.

« Maintenant, Karow, mets le dernier clou, dit l’Apôtre. Aide-le, Dragomira. »

Elle tint solidement les pieds sur la croix, pendant que Karow enfonçait rapidement, à grands coups, un énorme clou d’abord dans les chairs et ensuite dans le bois.

« Dressez-moi, continua l’apôtre, je veux mourir, comme autrefois mon Sauveur est mort. »

Les deux hommes et les jeunes filles réunissant leurs efforts mirent la croix debout et la placèrent devant l’autel du sacrifice, auquel Tabisch l’attacha solidement avec des cordes. L’Apôtre restait calme et silencieux ; mais ses lèvres tremblantes indiquaient qu’il souffrait d’épouvantables douleurs et qu’il priait. Les autres l’entouraient muets et désespérés. Dragomira était à ses pieds, son pâle visage contre la croix ; Henryka avait caché sa tête dans le sein de Dragomira. Karow s’appuyait à la muraille ; Tabisch, à genoux derrière l’autel, priait silencieusement.

Une heure s’écoula ainsi. L’Apôtre releva tout à coup la tête.

« C’est assez, mes amis, dit-il ; il est temps de fuir. Laissez-moi.

— Je resterai auprès de toi tant que tu vivras ! s’écria Dragomira avec exaltation.

— Pense à ta mission, fuis !

— Et tu tomberais aux mains de tes ennemis ? s’écria-t-elle, non ! »

Et alors, saisie d’une inspiration soudaine, comme une prophétesse.

« Dieu m’a éclairée, dit-elle, je veux lui obéir et te livrer à la mort, Apôtre !

— Si c’est la volonté de Dieu, répondit-il, obéis-lui. »

Dragomira saisit le couteau du sacrifice, qui était sur l’autel, et s’approcha de l’Apôtre en montant les marches.

« Va devant moi à la lumière éternelle, lui dit-elle tout bas, je te suis. »

Et alors, l’entourant d’un bras, pendant que ses lèvres touchaient pour la première fois celles de l’Apôtre, elle lui enfonça le couteau dans le cœur.

Aucun cri ne s’échappa de la bouche du martyr. Sa tête retomba sur sa poitrine et un sourire de félicité demeura sur ses traits inanimés.

« Tout est consommé ! s’écria Dragomira avec une majesté farouche. Que son sang retombe sur eux ! »