Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 322-328).

XXIII

LA DERNIÈRE CARTE

Les dieux vengeurs agissent en silence.
SCHILLER.

Zésim arrivait du champ de manœuvres, lorsque le P. Glinski entra chez lui.

Le jésuite, autrefois si élégant, si aimable, si parfait homme du monde, s’était singulièrement transformé dans les derniers jours. Il paraissait vieilli de plusieurs années ; son visage tourmenté était pâle et sillonné de rides profondes ; sa chevelure, d’ordinaire si soigneusement arrangée, tombait en désordre sur son front ; ses yeux avaient perdu leur sourire pour prendre une expression inquiète et soucieuse. Sa toilette dénotait une certaine négligence. Évidemment, il était resté plusieurs jours et plusieurs nuits sans se déshabiller.

Il tomba épuisé sur une chaise et regarda le jeune officier d’un air triste et désespéré.

« À quoi dois-je l’honneur de votre visite ? dit enfin Zésim.

— Ne savez-vous pas ce qui est arrivé ? répondit Glinski.

— Que voulez-vous dire ? Tous ces jours-ci un événement chasse l’autre.

— J’étais depuis longtemps déjà sur la piste de ces abominables intrigues, de ces crimes que vous savez, dit le jésuite : mais au moment décisif, j’ai faibli, j’ai été aveuglé, je me suis laissé égarer. Jamais je ne me le pardonnerai. Ô mon pauvre comte !

— Quoi ! il est arrivé un malheur à Soltyk ?

— J’en ai peur, répondit Glinski. C’est une véritable fatalité ! Elle a fondu sur nous si brusquement que j’en ai perdu toute espèce de sang-froid. Dragomira appartient à cette épouvantable secte qui cherche à apaiser la colère de Dieu par des sacrifices humains. C’est une Pêcheuse d’âmes, une séductrice, séduite toute la première, qui attire les victimes dans le filet, pour les livrer ensuite au couteau de ses prêtres. Elle a entouré Soltyk de pièges, elle a gagné son cœur, elle l’a enivré d’amour et finalement elle s’est hâtée de se marier en secret avec lui. À l’heure qu’il est, ils se sont enfuis ensemble à Moscou, et déjà se proposent de se sauver à l’étranger. C’est ce qu’écrit le comte.

— C’est aussi ce que Dragomira m’a fait savoir, répondit Zésim.

— Et vous y croyez ?

— Jusqu’à présent, je n’avais aucun motif d’en douter. »

Le jésuite secoua la tête.

« Oui, voilà ce qu’on nous a écrit, mais c’est pour nous tromper. S’ils étaient partis pour Moscou et pour l’étranger, ils nous auraient raconté tout autre chose. Ah ! j’ai bien peur, et j’ai de trop bonnes raisons d’avoir peur, que Dragomira n’ait entraîné le comte dans quelque repaire de cette bande d’assassins, et qu’on ne le tue après lui avoir fait souffrir d’horribles supplices. »

Le vieillard se mit à pleurer.

« Je crois que vous voyez les choses trop en noir, dit Zésim pour le consoler.

— Oh ! mon cœur me le dit, s’écria Glinski, il est perdu ! Personne ne peut plus le sauver ! »

Zésim tout ému allait et venait dans la chambre. Il s’arrêta devant Glinski.

« Je dois vous avouer, dit-il, que je désirerais sauver Dragomira, car je l’ai aimée. Si vous voulez me promettre de l’épargner, je pourrai peut-être vous mettre sur la vraie piste.

— Je vous donne ma parole, je vous jure, s’écria Glinski, que je ne ferai rien contre votre volonté. Parlez donc, que savez-vous ?

— Un jour, j’ai accompagné Dragomira à Myschkow. Elle a eu dans l’ancien manoir un entretien avec un prêtre de sa secte. Peut-être existe-t-il dans cet endroit un repaire des Dispensateurs du ciel ; peut-être est-ce là qu’on a conduit Soltyk.

— C’est très possible, dit le jésuite avec émotion ; on a tué Tarajewitsch à Myschkow et Pikturno dans le voisinage.

— Alors mes soupçons peuvent être fondés, continua Zésim ; c’est sur le domaine de Mme Maloutine à Bojary, et dans le château d’Okozyn qui n’en est pas éloigné, que cette secte doit exercer ses sinistres pratiques.

— Mais alors, comment pénétrer dans ces endroits sans perdre Dragomira ? » demanda Glinski tout perplexe.

Zésim garda le silence pendant quelques instants. Un pénible combat se livrait dans son cœur. Enfin il tendit la main à Glinski et dit : « Je ne puis pas prendre la responsabilité de sacrifier une vie humaine par égard pour Dragomira. Je lui ai répondu, je l’ai avertie, je lui ai conseillé de fuir. Si elle est restée là, je n’ai aucun reproche à me faire. L’épargner plus longtemps, c’est devenir le complice de ses forfaits. Venez, allons à la police et prenons sur-le-champ toutes les dispositions qui peuvent servir à délivrer le comte des mains de ces fanatiques.

— Je vous remercie, répondit Glinski, je respire. Voilà enfin un rayon d’espérance ! Je suis prêt. Partons. »

Les deux hommes descendirent rapidement l’escalier, appelèrent un cocher qui passait, sautèrent dans le traîneau et se rendirent à la police, où ils furent immédiatement reçus par le directeur. Zésim lui communiqua tout ce qu’il savait, en grande hâte, et l’on combina aussitôt les mesures les plus complètes. Il fallait s’attendre à une vive résistance ; aussi réunit-on toutes les forces disponibles ; les agents furent armés jusqu’aux dents. Au bout d’un quart d’heure à peine, trois expéditions différentes se mettaient en mouvement, l’une vers Myschkow, la deuxième vers Bojary, la troisième vers Okozyn.

Cependant, au même moment, des messagers à cheval, envoyés par Sergitsch, partaient au galop dans les mêmes directions, pour avertir du danger qui les menaçait les frères et les sœurs de la sanguinaire association.

Le jésuite et Zésim s’étaient joints à l’employé qui, avec une demi-douzaine d’agents et autant de soldats de police, se rendait rapidement à Myschkow. Ils y arrivèrent à midi, se postèrent autour du manoir et demandèrent à entrer. Pendant longtemps personne ne se montra. Enfin, après avoir frappé à coups redoublés, ils virent apparaître une vieille femme habillée en paysanne qui leur ouvrit. On lui demanda s’il y avait quelqu’un dans la maison. « Il n’y a personne, dit la bonne femme, personne absolument : la maison appartient à une confrérie pieuse. »

« Nous connaissons cette bande d’assassins, » s’écria le jésuite.

La vieille fit un signe de croix, « Ce sont de braves gens, dit-elle, des gens bienfaisants, des amis des malheureux, qui soignent les malades, qui donnent à manger à ceux qui ont faim.

— Ouvre la maison, » dit l’employé.

La vieille ouvrit la porte. L’employé, Glinski, Zésim et trois agents se précipitèrent dans l’intérieur, le revolver à la main. On visita toutes les chambres sans trouver rien de suspect. Les gens de police étaient fort embarrassés.

« Il doit y avoir des chambres souterraines, » dit tout bas le jésuite à l’employé.

Celui-ci questionna de nouveau la vieille.

« Je ne sais rien, je vous le jure, dit-elle, il y a là une cave, et voilà tout. »

L’employé descendit dans la cave avec Zésim et un des agents, pendant que le jésuite, avec les deux autres, inspectait le sol. Il enleva les fourrures et les tapis et finit par trouver dessous un plancher recouvert de cuir tout neuf, ce qui excita ses soupçons. Il frappa dessus en différents endroits et découvrit une place qui sonnait creux. Les agents arrachèrent le cuir, qui était solidement cloué, et aperçurent une trappe dont on avait ôté la poignée de fer. Les autres agents furent appelés ; on souleva la trappe qui tourna sur ses gonds ; on alluma toutes les lanternes qui se trouvaient là, et l’on descendit lentement avec toutes sortes de précautions.

En avant marchaient deux agents ; venait ensuite l’employé avec Zésim et Glinski. Le troisième agent gardait l’entrée de l’escalier. Le cortège qui pénétrait dans ces sombres et mystérieux souterrains arriva d’abord dans le petit cachot noir où Henryka avait subi son épreuve. Il y avait dans ce cachot une porte de fer qui était fermée. La serrure résista à tous les efforts. Un des agents remonta et rapporta des leviers et des haches. On finit par réussir, mais avec beaucoup de peine, à enfoncer la porte. Elle ouvrait sur un corridor qui conduisait aux autres cachots et à la salle voûtée où les condamnés avaient été mis à la torture. On ne trouva rien dans cette salle que des instruments de supplice de toutes sortes. Les autres portes furent alors brisées et un horrible spectacle s’offrit aux regards.

Dans le premier cachot était une fosse nouvellement creusée ; dans le second, un homme à qui l’on avait crevé les yeux et arraché la langue gisait sur de la paille pourrie. Il leva des bras suppliants et fit entendre des sons inarticulés, semblables à des cris de bête. Il y avait plusieurs cachots vides. Dans l’avant-dernier se trouvait une femme enchaînée et à moitié nue ; elle était devenue folle pendant les affreux supplices qu’elle avait évidemment dû souffrir. Ses épaules portaient les traces des coups de fouet ; sur ses mains et ses pieds on voyait des marques sanglantes. Elle chantait une chanson joyeuse et se mit à rire bruyamment lorsqu’on entra dans sa prison. Dans le dernier cachot un homme était étendu sur une planche de torture, garnie de pointes de fer. Ce fut le seul dont on tira quelques réponses. Mais il ne dit rien qui pût mettre sur la piste des pieux assassins. Une belle jeune fille avait séduit son cœur et ses sens, finalement elle l’avait attiré dans ce lieu, où on l’avait forcé d’avouer ses péchés et de faire pénitence au milieu d’affreux tourments. Il dépeignait la Pêcheuse d’âmes comme une femme petite de taille, opulente de formes, avec des cheveux noirs. Ce n’était donc pas Dragomira. Par contre ; la description qu’il fit du prêtre répondait parfaitement à l’image que Zésim avait encore devant les yeux.

L’employé fit tout d’abord transporter et installer le malheureux dans une chambre du manoir. Puis on ouvrit la fosse. Glinski avait peur qu’on n’eût tué Soltyk et qu’on ne l’eût enterré dans cet endroit. Il n’en était rien. Ce qu’on trouva, c’était le corps d’une femme tout criblé de coups de couteau. La vieille fut mise en état d’arrestation. Les soldats de police restèrent pour garder le manoir. L’employé revint à Kiew avec deux agents, pendant que les autres, avec Glinski et Zésim, traversaient Chomtschin et se rendaient à Bojary. Ils y trouvèrent l’employé qui venait de fouiller la maison et d’interroger les gens du village, On n’avait absolument rien découvert de suspect. Les serviteurs du manoir et les paysans avaient tous déclaré que les maîtres étaient partis pour Moscou. Une seconde inspection des caves ne donna aucun nouveau résultat.

Ceux qui étaient allés à Okozyn revinrent sans avoir rien découvert. Ils avaient aussi fouillé les caves, mais bien inutilement.

« Je commence à croire qu’ils sont réellement partis pour l’étranger en passant par Moscou, dit enfin Zésim.

— Il nous faut bien le croire, répondit Glinski ; en tout cas, nous avons fait notre devoir. Pour le moment, nous n’avons aucun renseignement précis pour nous guider dans nos recherches. Peut-être le hasard nous viendra-t-il en aide et apporterait-il un peu de clarté dans ces horribles ténèbres. »

Ils revinrent tous ensemble à Kiew. Glinski alla immédiatement chez le directeur de la police, et obtint l’envoi à Moscou d’un agent habile. Zésim retourna chez lui, et, à sa grande surprise, trouva Henryka qui l’attendait depuis deux heures.

« Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il tout d’abord.

— Ces épouvantables événements des jours derniers, répondit-elle ; je voulais vous avertir, et je tremble pour Anitta. Savez-vous qu’elle a disparu ? que personne ne sait rien à son sujet ? Ne craignez-vous pas qu’elle soit tombée dans les mains de Dragomira comme Soltyk ?

— Non, vous pouvez être tranquille là-dessus.

— Alors, vous savez où se trouve Anitta ?

— Oui.

— J’en suis bien heureuse ; je respire. Et où est Dragomira ? Avez-vous de ses nouvelles ?

— Elle m’a écrit qu’elle partait pour Moscou, d’où elle comptait fuir à l’étranger.

— Encore des mensonges et des fourberies ! s’écria Henryka ; elle voulait simplement vous tromper. J’étais à Chomtschin la nuit où elle s’est mariée avec Soltyk. Elle se défiait déjà de moi, parce [que] je n’étais plus aveugle, et que j’avais découvert son vrai visage sous son masque de sainteté. Je sais tout de même qu’elle n’est pas partie pour Moscou, mais pour la Moldavie.

— Avec le comte ?

— Oui.

— Vous ne croyez pas qu’elle l’ait tué ?

— Dragomira est capable de tout, s’écria Henryka ; c’est tout simplement une bête féroce, un tigre altéré de sang. Oh ! comme je l’ai aimée, et comme elle m’a trompée et maltraitée ! — Henryka se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer avec une émotion nerveuse. — Je croyais à sa mission. Je ne me doutais pas de la route qu’elle voulait me faire prendre, et j’étais son écolière, sa servante, son esclave. Elle m’a foulée aux pieds, elle m’a battue, comme l’aurait fait une arrogante sultane. Je porte encore les marques des coups de fouet qu’elle m’a donnés. J’étais si humble ! si obéissante ! Je l’ai adorée comme une divinité. Enfin, j’ai découvert avec horreur qu’elle appartient à cette secte qui veut noyer les péchés du monde dans des flots de sang.

— Et vous ne connaissez aucun moyen de sauver le comte ?

— Non, je le regarde comme perdu, dit Henryka. Ah ! si nous pouvions seulement protéger Anitta contre sa vengeance ! Je sais qu’elle a juré sa mort. Où est-elle la pauvre enfant ? Est-elle en sûreté ? Partout Dragomira a des agents, des espions ; elle saura bien la trouver, et alors Anitta sera perdue.

— Votre peur me gagne, murmura Zésim ; il faut que je prenne immédiatement des mesures.

— Anitta est donc près d’ici ?

— Oui.

— Alors emmenez-la à l’étranger, si c’est possible ; ici, elle n’est pas en sûreté. Je vous en conjure, ne perdez pas une minute. »

Quelques instants plus tard, Henryka et Zésim quittaient la maison. Une fois dans la rue, elle prit congé de lui et fit mine de s’éloigner ; mais elle le suivit de loin et le vit prendre un traîneau et partir.

Le cocher était de retour et venait de dételer ses chevaux, lorsqu’une dame en toilette élégante s’approcha de lui.

« Où as-tu conduit le lieutenant Jadewski ? demanda-t-elle.

— Je ne peux pas le dire.

— Même si je te donne vingt roubles.

— Où sont-ils ? »

La dame lui donna l’argent.

« J’ai conduit le jeune monsieur à Kasinka Mala, dit le cocher ; mais ne révélez à personne que je vous l’ai dit. »