Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 237-241).

XI

CHASSE À L’HOMME

« Te voilà dans ton propre piège. »
ŒHLENSCHLAGER.

Après avoir fait plusieurs tentatives pour rencontrer Dragomira, Zésim lui envoya une lettre de reproches. Elle lui répondit dans un style passablement ironique, en l’invitant à venir dans l’après-midi. Il arriva au moment où le jour baissait. Elle vint à sa rencontre avec un rire sonore, plus belle et plus séduisante que jamais.

« Encore une fois jaloux, mon ami ? lui dit-elle d’un ton badin et comme une femme sûre d’avoir raison.

— Tu sembles éprouver du plaisir à me voir souffrir, répondit Zésim.

— Non, certes non, dit-elle. En somme, tu n’as pas le droit de m’accuser. Je t’ai dit loyalement ce que tu as et ce que tu n’as pas à attendre de moi. Lorsque nous revenions de Myschkow, je t’ai sincèrement donné ma main, pour toujours, mais à des conditions bien déterminées, que tu n’observes pas, parce que tu n’as pas pleine et entière confiance en moi.

— Cependant, Dragomira… s’écria Zésim, en l’entourant de ses bras et la serrant contre sa poitrine, mais je t’aime tant ! Aussi…

— L’amour a confiance, répondit-elle, et tu te tourmentes, et tu me tourmentes moi aussi, avec tes imaginations.

— Tes relations avec le comte…

— C’est nécessaire. J’ai une tâche sérieuse à remplir envers lui.

— Toujours les mêmes motifs, les mêmes prétextes.

— C’est la preuve que je suis conséquente avec moi-même.

— Ne vois-tu donc pas combien je souffre ?

— Est-ce ma faute ? T’ai-je fait des promesses que je ne tienne pas ? Ne t’ai-je pas tout dit d’avance ?

— Tu as raison, dit Zésim, je suis fou, pardonne-moi. »

Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les mains.

Elle souriait, et il était heureux encore une fois. Mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Bedrosseff entra, et avec son rire sec le fit tomber de son ciel.

« Je vous dérange ? demanda-t-il en clignant de l’œil à Dragomira, cela m’en a tout l’air ; j’en suis fâché ; mais j’ai à vous parler d’une affaire importante, mademoiselle ; deux mots seulement…

— Laisse-moi seule avec lui, dit tout bas Dragomira à Zésim, c’est un vieil ami de ma famille, il a sans doute quelque commission pour moi. »

Zésim sortit, mais bien à contre-cœur et avec une imprécation sur les lèvres à l’adresse du commissaire de police.

Dragomira s’assit dans un coin du sopha, et Bedrosseff prit un fauteuil en face d’elle. Elle avait eu la précaution de se placer dans l’ombre, tandis que la lumière tombait en plein sur le commissaire. Elle voulait l’observer, et, autant que possible, se soustraire à son regard pénétrant.

« Vous avez connu Pikturno ? dit-il d’un ton indifférent. Il me semble que vous m’en avez parlé.

— Oui, je l’ai vu une ou deux fois.

— Vous m’avez dit aussi qu’il avait été la victime d’un duel à l’américaine.

— Je le crois.

— Son adversaire était le comte Soltyk ?

— C’était une conjecture.

— Je puis vous dire aujourd’hui de la façon la plus certaine que vous vous trompiez, répliqua Bedrosseff, brusquement, dans l’intention de troubler Dragomira, Pikturno a été assassiné.

— Ah ! c’est vraiment curieux. Et les assassins, les a-t-on découverts ?

— Je suis sur leurs traces.

— On ne pouvait moins attendre de votre pénétration et de votre habileté. Et quels mobiles donne-t-on de ce meurtre ? A-t-on volé Pikturno ?

— Quant à cela, je dois encore me taire.

— Pourquoi ? Je ne trahis jamais un secret. »

Dragomira se pencha et prit les mains de Bedrosseff.

« Ce n’est pas gentil de piquer ma curiosité et de me laisser ensuite derrière la porte fermée.

— Nous avons à Kiew, dit alors le commissaire de police, un lieu mal famé, où vont toutes sortes de canailles. On l’appelle le cabaret Rouge. »

Dragomira se mit à rire.

« Qu’avez-vous ? Qu’est-ce qui vous rend si gaie !

— Je me figurais… dans cet endroit-là… que c’est bien plutôt des couples d’amoureux qui s’y rencontrent, des jeunes filles qui ont donné leur cœur contre la volonté de leurs parents, des femmes…

— Je sais aussi cela, continua Bedrosseff ; mais l’aubergiste, une juive rouée, et ses associés sont soupçonnés de faire quelque commerce interlope, et d’être en rapport avec des voleurs. Cette bande est bien capable de dévaliser quelqu’un et de le tuer.

— Vraiment ? Je suis bien aise de le savoir.

— Pourquoi ? demanda le commissaire de police intrigué. Vous n’avez jamais, que je sache, mis le pied sur le seuil de ce cabaret ? »

Dragomira recommença à rire.

« Mais alors ?…

— Oui, mais que cela ne sorte jamais de nous deux, répondit Dragomira ; j’y suis allée plusieurs fois. Ma tante a peur de tout et me garde très sévèrement. Vous comprenez ?…

— Parfaitement. Vous y avez rencontré Zésim ?

— Je ne dis pas cela.

— Oh ! j’en sais plus que vous ne pensez.

— Quoi, par exemple ?

— Que vous vous promenez parfois la nuit dans les rues et que vous vous déguisez de façon à être méconnaissable. » Nouveau rire sonore de Dragomira.

« Alors je comprends, s’écria-t-elle, que les voleurs et les assassins ne soient pas découverts, puisque la police ne sait rien faire de mieux que de s’occuper des jeunes filles amoureuses. C’est on ne peut plus charmant. »

Son rire éclatant recommença et durait encore lorsque Henryka entra et lui sauta au cou.

« C’est encore moi qui ai raison, pensa le Commissaire de police, l’affaire est aussi innocente que possible, et le jésuite qui a la prétention d’être plus fin que moi, voit tout bonnement des fantômes en plein midi.

— Qu’as-tu ? demanda Henryka, tu sembles singulièrement gaie.

M. Bedrosseff vient de me raconter une histoire des plus comiques, reprit Dragomira. Mais revenons à notre sujet.

— Pardon, ma communication était absolument confidentielle.

— Cette petite-là, reprit Dragomira, en caressant les cheveux d’Henryka, n’a pas besoin non plus de savoir de quoi il s’agit ; mais moi, la chose m’intéresse au plus haut point. Le métier d’agent de police me semble la forme la plus amusante, l’expression suprême de la chasse : n’est-ce pas la chasse à l’homme ? Comme je suis une chasseresse déterminée, vous comprenez l’intérêt que j’y prends. Je ne connais pas de plus grand plaisir que de chevaucher à travers la steppe, et de poursuivre les lièvres et les renards avec une meute de lévriers. Mais combien ce doit être plus beau, plus passionnant de suivre des hommes à la piste, de les relancer, de les pousser dans le filet ! Faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont vous jouissez.

— Vous vous trompez, dit Bedrosseff, c’est souvent un pénible, un triste devoir.

— Pour vous, peut-être, répliqua Dragomira ; pour moi, ce serait une jouissance mêlée de peur ; et voilà pourquoi je vous prie très sérieusement de me prendre comme agent de police. Croyez-moi ; vous y aurez double profit. Pour moi, je ne serais pas fâchée de voir un homme qui aurait plus de sang-froid, de résolution, de finesse que moi.

— Un agent de police doué par la nature d’autant d’attraits serait véritablement impayable, dit Bedrosseff en riant.

— Alors, c’est une affaire décidée, dit Dragomira en lui tendant la main.

— C’est décidé, répondit le commissaire de police en lui touchant dans la main : voilà une bien bonne plaisanterie, en vérité…

— C’est très sérieux pour moi.

— Prenez-moi aussi, à votre service, dit Henryka, je me figure que ce doit être extraordinairement intéressant.

— Comment ? vous aussi ? dit Bedrosseff en riant, alors je vais enrôler toutes les belles dames de Kiew, puisque je commence si glorieusement. »

« Quelle folie, se disait-il à lui-même en descendant l’escalier, quelle folie d’aller soupçonner une jeune fille si inoffensive ! Pikturno était peut-être bien son adorateur et elle a été la cause innocente de sa mort. Toute autre supposition serait une absurdité. »

Cependant Dragomira se tenait debout et muette près de la fenêtre et écoutait en tenant serrée la main d’Henryka. Quand la porte se fut refermée et qu’elle se sentit en sûreté, son beau visage prit tout à coup une sombre expression de fanatisme, et ses yeux brillèrent d’un feu sinistre et cruel.

« Il est sur nos traces, dit-elle tout bas à Henryka.

— Comment ? qu’a-t-il découvert ? demanda Henryka dont les lèvres mêmes devinrent pâles.

— Il sait que Pikturno a été tué, et ses soupçons tombent sur nos gens du cabaret Rouge. Il sait aussi que je suis allée dans ce cabaret. Pour l’instant, le voilà tranquillisé, mais qui peut nous garantir, que, dans un jour, dans une heure, nous ne serons pas surpris et livrés au bourreau ? »

Dragomira allait et venait à grands pas.

« Que veux-tu faire ? demanda Henryka, après un silence.

— Avant que tout soit découvert, il faut frapper un coup prompt et décisif.

— Tu veux le tuer ?

— Oui.

— N’est-ce pas un ami de tes parents, ton ami à toi ?

— À partir de maintenant, ce n’est plus pour moi que l’ennemi de notre sainte communauté, l’ennemi de Dieu. Je ne peux pas l’épargner, ce serait un crime que d’avoir pitié de lui, ce serait nous perdre tous.

— Tu as raison.

— Sa mort est décidée, continua Dragomira, sa sentence prononcée, c’est moi-même qui l’exécuterai ; c’est toi qui l’attireras dans le filet.

— Tu peux compter sur moi, dit Henryka. Qu’ai-je à faire ?

— Tu le sauras quand il en sera temps, Le chasseur d’hommes va devenir gibier à son tour. Il ne m’échappera pas. Dès qu’il sera entre mes mains, je l’immolerai sans pitié à la grande cause que nous servons tous. »