Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 231-236).

X

NOUVELLES MINES

Maintenant, à l’aide, formules magiques et amulettes !
SHAKESPEARE, Henri IV.

C’était un petit cabinet intime que celui où Bedrosseff reçut le jésuite. Il lui tendit la main et lui offrit un cigare que Glinski prit et alluma ; puis ils s’assirent l’un près de l’autre sur un petit sopha de cuir et causèrent.

« Je viens vous parler d’une affaire très délicate, dit le jésuite doucement, et je compte sur votre discrétion.

— J’espère que vous la connaissez. S’agit-il de quelque nouveau tour de votre comte ? Faut-il arriver comme un ange sauveur ?

— Ma foi, il s’agit bien de quelque chose comme cela. Le comte Soltyk est possédé depuis quelque temps par une passion insensée pour une jeune dame, qui est certainement de bonne famille et qui pourrait à la rigueur lui faire une femme convenable. Mais elle est dangereuse pour lui à un autre point de vue.

— Quelle est cette dame ?

— Une demoiselle Maloutine.

— Dragomira ?

— Vous la connaissez ?

— Si je la connais ? Je connais ses parents ; elle, je la connais dès l’enfance, et je suis même en relation avec elle, ici ; à Kiew.

— Ainsi, vous la connaissez bien ?

— Oui. »

Glinski regarda le commissaire de police bien en face.

« La croyez-vous capable d’un assassinat ? »

Bedrosseff éclata de rire.

« Comment une idée aussi folle vous est-elle venue ?

— Vous la regardez donc comme incapable d’accomplir ou de provoquer un pareil acte, même sous l’empire de motifs qui peuvent égarer une âme exaltée et l’entraîner au fanatisme ?

— Mais, mon révérend père, Dragomira n’est ni fanatique ni égarée. Elle est au contraire très froide, très prudente et très raisonnable.

— Vous êtes convaincu qu’elle est incapable d’exaltation ?

— Tout à fait incapable.

— D’exaltation politique aussi ?

— De toute espèce d’exaltation.

— Mais il est démontré qu’elle a des fréquentations secrètes.

— Avec qui ?

— Avec le marchand Sergitsch.

— Je le connais ; c’est un ami de sa mère, un brave homme, tranquille, inoffensif.

— Elle s’habille en homme chez lui et fait des visites nocturnes au cabaret Rouge.

— C’est bien possible.

— N’est-ce pas un lieu suspect ?

— Oui, mais cela ne prouve rien. Le lieutenant Jadewski adore Dragomira. Elle lui laisse espérer sa main ; mais elle essaye d’abord adroitement de voir si elle ne pourrait pas devenir comtesse Soltyk. Elle favorise le comte ouvertement devant le monde ; elle lui cache ses relations avec Zésim, et par conséquent ne peut voir l’officier qu’en cachette. D’où ses promenades nocturnes. Vous voyez que tout cela est aussi innocent que possible. Dragomira est irréprochable à tous égards. Ce n’est pas même une coquette dans le sens ordinaire du mot. Elle est tout bonnement assez avisée pour vouloir conquérir la main d’un magnat riche et considérable. Ce n’est pas un crime.

— Mais on ne la croit pas étrangère à la mort de Pikturno.

— Je connais aussi cette histoire-là. Il est probable que Dragomira a été l’occasion d’un duel à l’américaine entre Soltyk et Pikturno, et que le dernier a eu la boule noire.

— Malgré tout ce que vous me dites, je crains des machinations politiques dans lesquelles on pourrait bien entraîner le comte.

— Je vous répète qu’il s’agit d’affaires d’amour, répliqua Bedrosseff en souriant, néanmoins je ferai tout mon possible pour tirer la chose au clair, et je prends bonne note de votre avertissement.

— Vous ferez surveiller Dragomira ?

— Oui.

— Ne feriez-vous pas bien aussi de demander quelques explications à la jeune fille elle-même, comme ami de sa mère ? Votre regard perçant démêlerait peut-être bien des choses qui nous échappent à nous autres.

— Je ne demande pas mieux. De votre côté essayez tout de suite de détourner autant que possible le comte de Dragomira ; occupez-le, donnez-lui des distractions.

— Je n’y manquerai pas, et dès que je saurai du nouveau, je vous en préviendrai immédiatement. »

Les deux hommes se séparèrent en se donnant une chaude poignée de main, avec un sourire qui, chez le commissaire de police, voulait dire : Tu es quelque peu naïf, mon ami, pour un jésuite ; et chez le Père : Tu n’as pas la vue bien longue, mon ami, pour un commissaire de police. Cependant Bedrosseff fit appeler sur-le-champ le plus adroit et le plus expérimenté de ses agents, pour bien s’entendre avec lui et lui donner les instructions nécessaires.

À la même heure, le jésuite expédiait un courrier à Tarajewitsch, un parent du comte. Soltyk le voyait autrefois avec plaisir et avait passé avec lui mainte nuit joyeuse. Tarajewitsch arriva aussitôt et trouva à l’hôtel de l’Europe, où il descendait, le jésuite qui l’attendait déjà. Les deux hommes s’entendirent promptement et conclurent sur-le-champ une alliance intime ; car Tarajewitsch était toujours à la disposition de quiconque avait de l’argent à lui donner et de belles promesses à lui faire ; et le jésuite ne regardait pas à appuyer son éloquence de quelques bank-notes de roubles à l’effigie de Catherine II.

Une heure plus tard, l’honnête Tarajewitsch se précipitait avec tout l’empressement d’un parent affectueux dans le cabinet du comte.

« Cher Boguslaw, s’écria-t-il en le serrant dans ses bras et en lui donnant deux baisers retentissants, nous voilà donc encore ensemble à Kiew ! Je voulais te faire un grand plaisir et voilà pourquoi je suis venu à l’improviste. Naturellement, je demeure chez toi, et nous allons fièrement nous amuser pendant quelques jours. »

Quand Soltyk fut sûr que Tarajewitsch ne voulait rester que quelques jours, il respira. Son cher parent donna immédiatement sans plus de façons l’ordre d’aller chercher sa malle à l’hôtel.

« Maintenant, par quoi commençons-nous ? dit-il une fois installé ; avant tout il faut un programme.

— Fais à ton idée.

— Voici pour aujourd’hui. D’abord dîner au club. Puis une petite partie. Ensuite théâtre. Que joue-t-on ?

— La Traviata.

— Parfait ! s’écria Tarajewitsch ; après l’opéra, nous allons aux Tziganes. Il paraît qu’il y a avec eux une femme magnifique, Zémira. Est-ce que tu ne la connais pas ?

— J’en ai entendu parler.

— Belle ! sauvage ! Une panthère humaine, la bayadère pur sang ! »

Soltyk commençait à se réconcilier avec le programme de son cousin. Une belle femme valait toujours la peine qu’on se dérangeât pour aller la voir. Ils dînèrent au club, puis commencèrent une partie de makao. Tarajewitsch eut un jeu si extravagant que Soltyk sentit la mauvaise humeur lui venir ; et cédant au mécontentement et à l’ennui, il finit par donner le signal du départ. Tarajewitsch s’attacha à son bras, mis en belle humeur par le vin, et les poches pleines d’argent.

Ils s’habillèrent et se rendirent au théâtre.

Tarajewitsch se conduisit comme un fou. Il lança sur la scène un cornet de bonbons à la prima donna, et cria bis après chaque morceau.

Soltyk se sentit littéralement soulagé quand ils furent de nouveau en voiture et qu’ils partirent pour les Tziganes.

« Écoute un peu, dit-il à Tarajewitsch, prends bien garde à ne pas faire l’extravagant avec les jeunes Tziganes. Elles sont coquettes, à ce qu’on dit, et ne demandent pas mieux que de recevoir des compliments ; mais leur vertu est hors de doute. La moindre bévue qui t’échappera fera scandale, si le poignard de leurs noirs chevaliers ne s’en mêle pas.

— Je sais, je sais, » marmotta Tarajewitsch.

Le café où ils arrivèrent était un grand kiosque oriental, décoré comme un palais des Mille et une Nuits. La partie centrale de la rotonde figurait une espèce de salle de danse, où un orchestre de Tziganes jouait des airs d’une mélancolie sauvage. Le long des murs, sous des palmiers et autres plantes des pays chauds, régnait une longue rangée de divans bas et mous. Sur ces divans étaient assises ou étendues, dans des poses pittoresques, les brunes filles de l’Inde aux yeux de gazelle, vêtues de blanc et chargées de bijoux magnifiques. Elles riaient et causaient avec les élégants messieurs et les officiers qui leur faisaient la cour.

De temps en temps, une demi-douzaine de ces jeunes beautés s’élançait dans la salle et exécutait une danse fantastique en s’accompagnant de tambours de basque.

Tarajewitsch laissa le comte appuyé contre une colonne et entama une conférence secrète avec une vieille bohémienne que Glinski lui avait indiquée et recommandée.

La plus belle des houris de ce féerique paradis de Mahomet s’avança bientôt vers le comte et lui tendit la main. Elle était élancée, bien proportionnée, et pouvait rivaliser avec n’importe quelle statue de Vénus. Son visage, légèrement bruni, aux lignes distinguées, était éclairé par deux grands yeux noirs où brillait une flamme étrange. Ses cheveux, entrelacés de perles et de corail, tombaient en boucles opulentes sur ses épaules. Elle avait des pantoufles brodées d’or, un pantalon turc bouffant, une jupe courte bigarrée, un corsage parsemé de pierreries. Tout son costume était en soie rouge épaisse. Chacun de ses bras nus était orné de plusieurs anneaux d’or.

« Bonsoir, comte, dit-elle en souriant.

— Tu me connais ?

— Et toi, ne me connais-tu pas ? Je suis Zémira ; on m’appelle l’étoile de Kiew. Est-ce que je te plais ?

— Demande cela à ton amoureux.

— Je n’en ai pas, Dieu le sait !

— Si tu veux attraper quelqu’un, adresse-toi à qui croit encore aux serments des bohémiennes.

— Oh ! tu es fin ; mais cette fois tu te trompes. Toi qui fais battre le cœur de toutes les femmes, ne serais-tu pas capable de séduire celui d’une pauvre petite bohémienne ? Viens, dis-moi que tu me trouves belle.

— C’est vrai, tu es belle.

— Et on aime ce qui est beau, n’est-ce pas ? Alors aime-moi. »

Soltyk se mit à rire.

« Ne ris pas, s’écria Zémira en frappant du pied, je veux que tu m’aimes. Tiens, prends et bois, et tu brûleras d’amour pour moi. »

Elle tira un petit flacon et lui le donna.

« Non, tu ne m’ensorcelleras pas, reprit Soltyk, ni avec tes yeux ni avec ton philtre. »

Zémira le regarda dans les yeux, recula de trois pas, allongea les bras vers lui et les ramena lentement à elle comme si elle voulait attirer l’âme du comte par un pouvoir magique, et murmura quelques paroles inintelligibles.

« Une incantation ! dit Soltyk ironiquement, cela n’a d’effet que quand on y croit.

— Es-tu donc de pierre ? demanda la jeune fille avec surprise ; laisse-moi un peu lire dans ta main. »

Elle s’empara de la main du comte, y jeta un coup d’œil rapide, puis regarda Soltyk et secoua la tête d’un air effrayé. Cette fois, ce n’était pas une comédie que jouait la brune beauté.

« Que lis-tu de mauvais dans ma main ? demanda Soltyk.

— Il vaut mieux ne pas savoir tout ce qui est écrit dans le livre du destin.

— Je veux pourtant que tu parles.

— La ligne de ta vie est coupée, murmura Zémira, ici, brusquement. Ta mort est plus proche que tu ne crois. Ce sera une mort violente, horrible. »

Soltyk haussa les épaules et donna une pièce d’or à la bohémienne, puis il fit signe à Tarajewitsch.

« Tu veux déjà partir ? demanda ce dernier.

— Non, mais buvons, répondit Soltyk, le vin chasse les mauvais esprits. Je trouve tout sinistre ici, ce jardin enchanté, ces fleurs absurdes avec leur parfum narcotique, ces violons qui murmurent, gémissent et pleurent comme des anges déchus, et surtout ces belles femmes brunes avec leurs yeux de pécheresses. Je me figure qu’elles vont se transformer en serpents ou en n’importe quels autres reptiles. »

Pendant que le comte et Tarajewitsch vidaient bouteille sur bouteille, l’agent de police faisait au commissaire Bedrosseff le rapport suivant :

« Il est certain que Dragomira va au cabaret Rouge habillée en homme, et que Pikturno y allait tous les jours. Il est également hors de doute qu’il a fait la cour à la juive Bassi Rachelles. Enfin, il a été bien établi qu’au moment où Pikturno disparaissait, Dragomira était absente de Kiew et que la juive n’était pas non plus à Kiew dans la nuit où Pikturno a été vu pour la dernière fois. »