Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 242-249).

XII

DANS LE FILET

Le crime poursuit sa marche rapide : à chaque pas sa course redouble de vitesse.
KRUHMACHER.

Le lendemain, une dame voilée vint le soir au bureau de police et demanda à parler à Bedrosseff. Comme elle avait l’air distingué, elle fut immédiatement annoncée et introduite. Au moment où elle entrait dans son cabinet, Bedrosseff se leva galamment pour lui offrir une chaise. Elle ferma rapidement la porte derrière elle et poussa le verrou.

« Personne ne peut nous entendre ? » demanda une voix connue. Bedrosseff dut lui assurer qu’il n’y avait personne qui pût écouter, avant qu’elle écartât son voile, et il aperçut le visage pâle et ému d’Henryka.

« Vous, mademoiselle ? dit Bedrosseff ; mais qu’avez-vous ? vous êtes hors de vous. »

Il la conduisit à la chaise qu’il avait approchée de la sienne.

« Je suis venue pour vous faire part d’une importante découverte, dit Henryka, mais promettez-moi que personne ne saura que je vous ai renseigné. Il ne faut pas que Dragomira se doute en rien de la visite que je vous fais. Je veux avoir seule le mérite de vous mettre sur la piste.

— Quelle piste ?

— J’ai découvert les assassins de Pikturno.

— Ah ! vous voulez parler des gens du cabaret Rouge.

— Non ! Ce ne sont pas eux.

— Qui alors ?

— Ne m’interrogez pas. Venez avec moi, et sur-le-champ. Mais il faut vous habiller en paysan.

— Bon. Permettez-moi seulement de prendre quelques dispositions et d’emmener avec moi un de mes agents.

— Sans doute. Il faut qu’il s’habille comme vous.

— Rien de plus facile.

— Je vous attends dans le voisinage de notre maison et le plus tôt possible.

— Dans une demi-heure. »

Henryka fit un signe d’assentiment. Elle tendit la main à Bedrosseff et partit pour changer de vêtements chez Sergitsch.

La demi-heure n’était pas encore écoulée que Bedrosseff arrivait près de la maison de M. Monkony en compagnie de Mirow, un de ses agents. À une cinquantaine de pas de la maison était arrêté un simple traîneau de campagne attelé de trois petits chevaux maigres. Dans le traîneau une femme à la taille élancée se leva et fit signe au commissaire de police qui approcha rapidement. C’était Henryka, avec les bottes, la jupe courte de percale, la pelisse en peau de mouton et le mouchoir de tête bariolé d’une paysanne petite-russienne. Elle l’accueillit en lui serrant la main. Bedrosseff et son compagnon montèrent dans le traîneau. Ils étaient habillés tous les deux en paysans petits-russiens, avec de grandes bottes, des pantalons bouffants et de longues redingotes en drap brun, grossier et velu, coiffés de bonnets en peau d’agneau et armés de poignards et de revolvers.

Henryka donna un signal au paysan Doliva qui conduisait et l’attelage se mit en mouvement.

Quand ils eurent laissé Kiew derrière eux, Bedrosseff commença à interroger Henryka avec son ton léger et enjoué. Celle-ci était préparée et elle répondit avec tant de finesse et de précision à toutes ses demandes, qu’il lui était impossible de concevoir le plus petit soupçon.

« Qu’est-ce qui vous a déterminée, ma chère et noble demoiselle, dit Bedrosseff, à me rendre un service si important ?

— Votre dernière conversation avec Dragomira, dit-elle en Souriant, l’envie de voir quelque chose de nouveau, d’extraordinaire, l’attrait qu’il y a à chercher le danger.

— Pour une jeune dame, ce n’est pas un motif absolument extraordinaire.

— Oh ! c’est que j’ai du courage !

— Et comment avez-vous trouvé la piste des meurtriers ?

— Par un hasard.

— Le hasard a été de tout temps le meilleur allié de la police.

— Une jeune fille de notre village, continua Henryka, allait un soir retrouver d’autres jeunes filles et des garçons qui se réunissaient pour filer, raconter des histoires et chanter. Elle vit, sans être aperçue, un jeune homme d’apparence distinguée qu’on emportait garrotté et bâillonné hors du cabaret situé près de Myschkow, sur la route de Kiew. Le jeune homme fut attaché sur un cheval et emmené du côté de la colline qu’on rencontre la première quand on va dans la forêt. Puis, on entendit plusieurs coups de feu. Un peu plus tard, les bandits revinrent sans le jeune homme. Ils avaient le visage noirci. De retour au cabaret, ils se mirent à boire tant et plus. Un d’eux donna un anneau d’or à la cabaretière.

— Cette femme était donc d’intelligence avec eux ?

— Elle semblait connaître ces gens-là.

— Quel est son nom ?

— Palachna Wotrubeschko.

— Et la jeune fille… de votre village ?

— Elle vous confirmera tout ce que je viens de vous dire, si vous lui demandez adroitement des explications.

— Croyez-vous que Pikturno soit enterré là-bas dans la forêt ?

— Sans doute, puisque les assassins sont revenus sans lui et ont ensuite pris le large dans la nuit et le brouillard.

— Et vous croyez que c’étaient des voleurs ?

— Non.

— Des conspirateurs ?

— Peut-être que oui, peut-être que non.

— Alors quel pouvait bien être leur dessein ?

— N’avez-vous jamais entendu parler des Dispensateurs du ciel ?

— Oh ! si, répondit Bedrosseff surpris ; depuis des années, je poursuis cette secte cruelle et extravagante sans avoir jamais réussi à découvrir un de ses adeptes et à le faire châtier comme ils le méritent tous. Ces monstres-là sont sanguinaires comme des tigres et rusés comme des serpents.

— Maintenant, si vous prenez bien toutes vos précautions, et si vous procédez exactement comme je vous le dirai, vous réussirez à saisir les fils de cette horrible association.

— Vous êtes donc bien convaincue que Pikturno a été une des victimes de cette secte ?

— Oui, pour ma part j’en suis convaincue.

— Mais la jeune paysanne parlait de brigands.

— Pourquoi le coup n’aurait-il pas été fait par quelques scélérats payés pour cela ? répondit Henryka ; les instigateurs du meurtre peuvent bien ne pas être forcément les meurtriers.

— C’est juste, dit Bedrosseff, je vous remercie et je me mets entièrement sous votre direction.

— Et vous ne direz jamais que c’est moi qui vous ai révélé ?…

— Jamais, pour aucun motif. »

Cependant le traîneau continuait sa route. Ce n’était, à perte de vue, que champs couverts de neige, saules rabougris, misérables chaumières, ruisseaux et étangs glacés.

Enfin on approcha de la forêt et du cabaret suspect.

« Nous ferons mieux de ne pas nous arrêter devant la maison, dit Henryka. Nous pourrions éveiller des soupçons ; sans compter qu’il ne serait pas impossible que l’on me reconnût, malgré mon déguisement. Voici quel serait mon plan : quitter la route ici et faire halte dans la forêt. Moi, je reste à garder les chevaux. Pendant ce temps-là, vous, votre agent et mon cocher, qui est bien connu dans l’endroit, vous vous rendrez à pied au cabaret. Du moment que vous serez avec lui, on vous prendra tous les deux pour des paysans des environs. Mais n’oubliez pas d’allumer vos pipes auparavant. Dans cette saison, un paysan qui n’a pas sa pipe allumée n’est pas un paysan.

— J’admire votre prudence, qui pense à tout, dit galamment Bedrosseff. Il est facile d’obéir à une conductrice si intelligente et si habile. »

« Tout se passa exactement comme le voulait Henryka. Le traîneau quitta la route et tourna dans le bois. On ne pouvait plus avancer qu’au pas, car la nuit était venue et les étoiles et la neige ne donnaient qu’une faible clarté. Doliva arrêta les chevaux au milieu d’un fourré ; Henryka prit les rênes et les trois hommes descendirent du traîneau.

« Je voudrais pourtant prendre d’autres dispositions, dit le commissaire de police ; il n’est pas possible de vous laisser seule en cet endroit. Un malheur pourrait si facilement vous arriver !

— Je n’ai pas peur, répondit Henryka.

— Cela ne fait rien ; je veux vous laisser mon agent, dit Bedrosseff, il suffit que votre cocher m’accompagne.

— À votre idée, » répondit Henryka.

Elle avait aussi prévu cette modification à son plan.

L’agent lui prit les rênes. Bedrosseff tira son briquet et alluma sa pipe.

« Si je le trouve nécessaire, je donnerai un signal, dit-il ; dès que vous entendrez un coup de feu, arrivez vite à mon aide. »

L’agent fit signe que c’était entendu. Bedrosseff tendit encore une fois la main à Henryka et se dirigea avec Doliva vers le cabaret. Il n’y avait rien de suspect à remarquer dans le voisinage. Un grand chien à chasser le loup qui gardait la maison accueillit les arrivants par des aboiements sonores. La salle de débit s’éclaira. Ce fut tout. Aucune créature humaine ; rien même qui en annonçât la présence. Bedrosseff s’approcha d’une fenêtre entrebâillée et regarda dans la salle éclairée. C’était un cabaret comme tous ceux où vont les juifs et les paysans. Une lampe à pétrole, fumeuse, donnait une lumière triste et verdâtre. À une des tables de bois brut était assis un paysan. Il appuyait sur ses deux bras sa tête ébouriffée et dormait devant son verre d’eau-de-vie vide. La cabaretière, assise derrière son comptoir, comptait de l’argent. Sur le grand poêle dormait un chat tigré.

Bedrosseff fit signe à Doliva et entra avec lui.

Pendant que le commissaire prenait place à une table dans un coin peu éclairé, Doliva demandait de l’eau-de-vie d’une voix retentissante et s’asseyait en face de Bedrosseff, le dos tourné au comptoir. La cabaretière se leva, posa deux verres pleins de kontuschuwka devant les nouveaux arrivés et resta debout, près de la table, les mains sur les hanches. Elle causait familièrement avec Doliva à qui elle donnait de temps en temps un bon coup sur l’épaule. De cette manière, Bedrosseff avait le temps de l’examiner à son aise. C’était une forte femme d’environ trente ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, avec des formes pleines et arrondies. Elle avait des pantoufles, une jupe de couleur, une courte jaquette de peau d’agneau, un collier de corail, et sur la tête un mouchoir blanc, d’où s’échappait une abondante chevelure noire. Le nez camus surmontant une lèvre un peu courte donnait à la figure un caractère de dureté hautaine.

« Comment s’appelle donc ton camarade ? dit-elle enfin, en regardant Bedrosseff dans les yeux ; il me semble que je l’ai vu, mais je ne sais vraiment pas quel est son nom.

— Iwan Klutschanko.

— Est-il de Romschin ?

— Oui, de Romschin.

— Vous venez sans doute de la ville ?

— Justement. »

Bedrosseff commença alors à questionner la cabaretière.

« On nous a assignés devant le juge, dit-il ; voilà ce que c’est : Un jeune homme riche a été tué ici dans ce cabaret, et ces messieurs de la justice qui sont curieux et fourrent leur nez partout, nous ont demandé si nous n’avions pas eu vent de l’affaire.

— Comment sauriez-vous quelque chose ? dit la cabaretière, si quelqu’un pouvait déposer, ce serait moi.

— L’affaire est donc vraie ?

— Mais oui. Une nuit, un jeune gentilhomme est venu ici, de Kiew, et il est arrivé en même temps que lui une dame comme il faut, avec un voile épais sur la figure. Puis des étrangers sont entrés brusquement. Ils m’ont attachée ; ils m’ont bandé les yeux et ils sont tombés sur le jeune homme. Je l’entendais appeler au secours ; puis je n’entendis plus rien ; ils étaient tous partis à cheval. Quand ils revinrent, ils me délièrent. Ils avaient la figure noircie. Il y en eut un qui me donna une bague pour payer la dépense. »

Pendant que Bedrosseff interrogeait la cabaretière, Henryka et l’agent Mirow attendaient dans la forêt. Ils restèrent assez longtemps sans échanger une parole. Henryka avait les mains jointes et demandait à Dieu force et courage. Et, en effet, elle avait besoin de beaucoup de courage et de résolution, car, dans ce drame, c’est à elle qu’était peut-être réservé le rôle le plus dangereux.

« Il paraît que tout va bien dans le cabaret, dit enfin l’agent de police.

— Je l’espère. Pourvu que Bedrosseff ne se presse pas trop ou ne laisse pas échapper quelque mot ou quelque geste imprudent !

— Vous êtes liée avec Mlle Dragomira Maloutine ? demanda l’agent en se tournant vers Henryka.

— Oui, je la connais assez bien.

— La croyez-vous capable de prendre part à des choses comme celle qui nous occupe en ce moment ? »

Henryka garda le silence.

« Vous êtes étonnée que je me permette d’exprimer un pareil soupçon ? continua l’agent de police, mais je surveille Mlle Maloutine depuis pas mal de temps, et j’ai toutes sortes de motifs de supposer qu’elle est au courant de la mort de Pikturno et peut-être qu’elle y a pris part.

— Ce n’est pas impossible.

— Alors vous êtes d’avis qu’elle pourrait bien avoir des rapports avec cette secte et participer à ces actes sanguinaires ?

— Oui.

— Avez-vous remarqué quelque chose en ce sens ?

— Non, mais Dragomira est une exaltée, et je ne crois pas que l’idée de verser le sang lui ferait peur. »

En ce moment une forme de femme à cheval sortit dans le lointain de derrière les arbres et fit un signe à Henryka avec le mouchoir blanc qu’elle tenait à la main. L’agent de police n’aperçut point ce signe, parce qu’il était tourné du côté d’Henryka et l’observait avec la plus grande attention.

« Qu’est-ce que c’est ? murmura Henryka, il y a là-bas quelqu’un qui se dirige vers nous. »

L’agent de police tourna la tête. Au même instant Henryka sortit un revolver et fit feu sur lui. Le coup retentit presque solennellement dans le silence de la nuit. L’agent de police se retourna comme par un mouvement machinal vers Henryka et tomba du traîneau, la figure en avant, dans la neige.

Henryka sauta à bas du traîneau et le releva. Il ne pouvait pas parler, car des flots de sang lui sortaient de la bouche ; mais il vivait encore et la regardait fixement avec des yeux tout grands ouverts.

« Réconcilie-toi avec Dieu, lui dit Henryka, tu es entre mes mains et je vais t’immoler en expiation de tes péchés. »

L’agent de police leva les deux poings, puis retomba en arrière. Henryka lui appliqua sur le front la gueule de son revolver et tira. Le premier acte de ce drame sanglant était terminé.

En entendant le premier coup, Bedrosseff s’était levé et, son revolver à la main :

« Viens vite ! » avait-il crié à Doliva.

Puis il s’était précipité hors du cabaret pour s’élancer dans la direction de la forêt. À moitié chemin, Karow à cheval arrivait à sa rencontre.

« Halte ! cria Bedrosseff en s’arrêtant, le revolver braqué sur lui, halte ! ou je fais feu ! »

Karow s’arrêta, mais au même moment, Dragomira arrivait au galop. Vêtue en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge, un longue pelisse blanche en peau de mouton, à broderies de couleur, des colliers de corail autour du cou et sur la poitrine, un mouchoir rouge sur la tête, elle était à cheval comme un homme, semblable à la véritable amazone scythe, et, de même qu’elle, tenant un lacet qu’elle lança à Bedrosseff avec la rapidité de l’éclair. À peine celui-ci l’avait-il autour du cou qu’elle repartit au galop, traînant le malheureux derrière elle. Il voulut appeler au secours, mais la voix lui mourut dans la gorge. Au bout de quelques pas, il était précipité par terre et râlait. Cependant, à travers la neige et la glace, se continuait la course de la chasse sauvage, de l’effroyable chasse à l’homme ; et la chasseresse n’éprouvait aucun sentiment de pitié.