Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 199-205).

V

LE PURGATOIRE

« Disciplines, veilles, jeûnes, voilà mes armes contre l’enfer. »
EICHENDORFF.

On s’éveilla à midi, par un Beausoleil, Quand le maréchal du palais, suivi de nombreux domestiques armés de grands balais, eut expulsé les jeunes gens de la salle à manger, la paille fut balayée et la table rapidement mise. Peu à peu, toute la société en belle humeur se trouva réunie pour le déjeuner. Dragomira seule manquait. Elle ne se sentait pas à son aise, comme l’annonça Henryka, et désirait se reposer encore. Pour ne déranger personne, Henryka offrit de rester auprès de Dragomira, ce à quoi ses parents consentirent. Après le déjeuner, le cortège des traîneaux revint à Kiew dans l’ordre de la veille.

Henryka et Dragomira restèrent seules à Romchin, comme elles l’avaient prémédité.

Quand Henryka s’approcha du lit de Dragomira pour lui annoncer le départ des autres, Dragomira se mit à sourire.

« Ils se sont donc réellement laissé tromper, dit-elle.

— Ils n’ont été que trop bien trompés, répondit Henryka ; Soltyk en était pâle et m’a demandé secrètement si tu étais sérieusement souffrante. »

Dragomira s’assit dans son lit.

« Maintenant je veux me lever ; viens, esclave, sers-moi.

— Ne veux-tu pas d’abord déjeûner ?

— Si, je le veux, mais promptement. »

Elle donna à Henryka un léger coup avec la main.

« Mais toi, tu dois jeûner rigoureusement, entends-tu ? »

Henryka fit signe que oui de la tête, et quitta la chambre pour revenir bientôt avec un plateau sur lequel elle apportait le café de Dragomira. Elle se mit à genoux devant le lit et tint le plateau pendant que Dragomira prenait lentement son café.

« Puis-je avoir un bain ? demanda Dragomira quand elle eût fini.

— Certainement.

— Alors, occupe-t-en ; dépêche-toi. »

Henryka sortit en toute hâte de la chambre. Quand elle revint annoncer que le bain était prêt, Dragomira s’assit au bord du lit et Henryka à genoux, lui mit ses pantoufles. Puis elle l’aida à passer sa pelisse et la conduisit dans la salle de bain, dont le sol était recouvert de tapis, et dont les fenêtres étaient fermées par des rideaux d’un rouge sombre. Dragomira agit absolument comme une sultane : elle se laissa déshabiller par Henryka, qui l’aida à entrer dans le bain, et, quand elle en sortit, Henryka l’essuya avec de grandes serviettes turques, douces et souples. Puis, enveloppée d’une molle fourrure, elle s’assit dans un fauteuil, auprès du poêle, pendant qu’Henryka, comme une servante du sérail, à genoux sur le tapis, lui essuyait les pieds et lui remettait ses pantoufles. De retour dans sa chambre, elle ordonna à Henryka de la coiffer. Celle-ci avait déjà peur d’elle, et dans son agitation n’était pas tout à fait maîtresse des mouvements de ses mains tremblantes. Dragomira lui adressa d’abord une sévère remontrance, et ensuite la frappa violemment à la joue. Henryka devint rouge comme la pourpre et ses beaux yeux se remplirent de larmes. Dragomira lui donna aussitôt un second coup. Henryka se prosterna à ses pieds et baisa la main qui venait de la frapper.

« Punis-moi, murmurait-elle, je le mérite, j’ai agi comme un enfant. »

Dragomira la regarda.

« Va-t-en, si tu ne veux pas obéir ni servir.

— Si, je le veux ! dit Henryka en levant des mains suppliantes.

— Tu es encore beaucoup trop orgueilleuse ; il faut devenir bien plus humble que tu ne l’es. Mais je veux te fouler aux pieds. Prends patience, ma tourterelle. »

Quand Dragomira, avec l’aide d’Henryka, eut terminé sa coiffure et sa toilette, elle demanda à manger.

Henryka dressa immédiatement la table dans la chambre d’à côté et servit Dragomira. Puis leur traîneau s’avança devant la porte du château, et les deux jeunes filles partirent pour Myschkow.

Le soleil était couché ; des brouillards gris, aux formes de spectres, montaient et se massaient autour du manoir. Elles entrèrent comme par la porte sombre et fumeuse de l’enfer.

Il n’y avait personne quand elles descendirent du traîneau.

La maison semblait dévastée par la mort. Le cocher appela ; il vint une vieille femme qui ouvrit la porte.

Pendant que le traîneau, sur l’ordre d’Henryka, continuait sa route vers Kiew et que le son de ses clochettes s’évanouissait dans le lointain, Dragomira faisait passer la novice à travers plusieurs chambres vaguement éclairées, et l’introduisait dans une petite salle dont les murs était nus et dont les fenêtres étaient fermées par des volets de bois. La vieille posa une lampe sur la table qui était dans un coin et disparut. Henryka remarqua alors une trappe ménagée dans le plancher, et un léger frisson lui parcourut le corps.

« Tu as peur, dit Dragomira tranquillement, si tu manques de courage, tu es encore à temps pour retourner sur tes pas. Je ne te force en rien.

— Non, je n’ai pas peur ; je te suivrai partout où tu m’ordonneras d’aller. »

Dragomira ordonna alors à sa victime d’ôter les riches vêtements et les bijoux qu’elle portait et de mettre une grossière robe grise de pénitente qui était toute prête sur une chaise. Puis elle leva la trappe et ordonna à Henryka de passer devant elle. Après avoir descendu une série de marches, elles se trouvèrent dans un caveau souterrain qui n’était que faiblement éclairé par une lampe. Dans un coin était une botte de paille, et près de cette botte un anneau de fer attaché au mur. Dragomira mit de lourdes chaînes aux mains et aux pieds d’Henryka qui tremblait, et l’attacha ensuite à l’anneau de la muraille.

« Prie et fais pénitence, dit-elle avec une sévérité impitoyable dans le regard et dans la voix. Je reviendrai quand il sera temps. »

Elle remonta rapidement l’escalier et ferma la trappe. Puis elle tira la corde d’une cloche et l’apôtre apparut.

« As-tu amené une nouvelle disciple ? demanda-t-il.

— Oui, elle est en bas ; elle vient de commencer sa pénitence.

— A-t-elle du courage ?

— Oui, mais elle est fière. Il faut d’abord briser son orgueil.

— Qui pourrait y réussir, sinon toi ? reprit l’apôtre. Maintenant elle est dans ta main ; ne la ménage pas. Les créatures humaines doivent être dressées comme les chiens, si l’on veut qu’elles vaillent quelque chose. En tout homme se cache le diable. Chasse-le de la pénitente, foule-le aux pieds ; le serpent que tu auras écrasé se changera bientôt en ange. Montre-toi forte et Dieu sera avec toi. »

Quand Henryka eut passé quelques heures à pleurer et à prier dans la plus profonde solitude, Dragomira apparut de nouveau, lui ôta ses chaînes et la ramena en haut dans la petite salle.

« Es-tu prête pour le second degré de la pénitence ? demanda-t-elle en l’observant avec soin.

— Je suis prête, lui répondit Henryka, tout à fait soumise, en tombant à genoux devant elle. Dragomira lui enleva sa robe de pénitente de dessus les épaules et saisit une discipline. Mais, lorsqu’elle vit Henryka frissonner, elle ôta elle-même ses riches vêtements.

« Je vais te donner du courage, dit-elle avec un sourire dédaigneux, prends la discipline, et frappe-moi. Je suis aussi coupable que toi. Frappe ! » Pendant qu’Henryka se levait et saisissait machinalement la discipline, Dragomira, le visage tourné vers le ciel avec une expression d’extase, s’agenouillait devant elle et murmurait un des psaumes de la pénitence.

« Châtie-moi donc ! es-tu lâche ! »

Henryka leva la discipline et frappa, une fois, deux fois, puis elle laissa retomber son bras.

« Je ne peux ; pas, murmura-t-elle, donne-moi une autre victime ; mais toi, je ne peux pas te maltraiter.

— Folle ! »

Dragomira se releva et s’enveloppa lentement de sa pelisse.

« Lâche pour faire faire pénitence aux autres ! Je le vois bien ; pour la première fois il faut t’attacher.

— Enchaîne-moi. »

Henryka tendit ses mains ; Dragomira les lui lia derrière le dos en un instant, puis saisit la discipline.

« Prie, repens-toi de tes péchés, implore la miséricorde de Dieu ! »

Henryka commença à murmurer un psaume que Dragomira lui avait appris, et Dragomira leva la discipline. Henryka frémissait de douleur. Pendant longtemps on n’entendit rien que les coups qui tombaient et les gémissements de la pénitente. « Pour l’amour de Dieu, pitié ! pitié ! s’écria-t-elle tout à coup, en se prosternant le visage contre terre devant Dragomira.

— J’ai pitié de toi, quand je t’aide à expier tes péchés, » répondit Dragomira.

En même temps, elle mettait son pied sur la nuque de sa victime, pour qui commença seulement alors le véritable purgatoire. C’est en vain qu’Henryka se tordait devant elle dans la poussière ; Dragomira n’avait ni cœur ni nerfs ; elle était possédée par une seule pensée, celle de servir son Dieu, un Dieu aussi horrible que le Moloch des Phéniciens.

Enfin elle s’arrêta. Henryka était étendue devant elle, dans la poussière, complètement anéantie, dans l’état où elle la désirait. Un signe d’elle suffisait ; la pauvre créature obéissait avec autant de peur que d’humilité.

« Baise la main qui t’a fait du bien, » ordonna Dragomira. Et Henryka baisa cette main cruelle.

« Baise le pied qui t’a humiliée. »

Henryka baisa le pied.

Dragomira lui délia les mains. Henryka n’osait pas encore se relever.

« Habille-toi ! »

Henryka recouvrit ses épaules qui saignaient.

« Le troisième degré de la pénitence, continua Dragomira, montrera si tu es capable de crucifier ton cœur, de vaincre ta compassion, et si tu as le courage d’exécuter les commandements de notre croyance. Prends ta pelisse, et suis-moi. »

Dragomira descendit pour la seconde fois avec la novice dans les souterrains de cette maison mystérieuse.

Elles arrivèrent d’abord dans le caveau où Henryka avait commencé sa pénitence. Dragomira ouvrit une porte de fer et elles suivirent un étroit corridor jusqu’à une deuxième porte, à laquelle Dragomira frappa trois fois. On ouvrit, et les deux jeunes filles entrèrent dans une vaste salle voûtée, faiblement éclairée par une lampe rouge. Un homme d’un âge mûr, la barbe et les cheveux en désordre, était étendu sur de la paille et retenu par une chaîne, Devant lui, l’apôtre était assis dans un fauteuil ; deux hommes portant le costume de paysans se tenaient à l’écart et attendaient ses ordres.

« La voici, dit Dragomira, pendant qu’Henryka s’approchait de l’apôtre et s’agenouillait devant lui.

— As-tu du courage ? demanda-t-il en la considérant avec attention.

— Oui. »

L’apôtre lui ordonna de se relever et se tourna vers le prisonnier :

« Pour la dernière fois, veux-tu te confesser et faire pénitence ?

— Non ; vous m’avez amené ici par ruse et par force, misérables ! Coquins hypocrites ! s’écria le prisonnier en tirant sur ses chaînes, assassinez-moi, mais ne me demandez pas de m’humilier devant vous.

— Ce n’est pas devant nous, c’est devant Dieu.

— Votre Dieu, c’est Satan ! Vous reniez Jésus-Christ, car sa doctrine, c’est l’amour.

— Tu es possédé du démon, reprit l’apôtre en se levant, sauvez son âme, jeunes filles ! »

Il était là, dans sa longue pelisse sombre, comme l’ange de la vengeance. Sur son ordre les deux hommes saisirent le malheureux, le détachèrent et l’enchaînèrent de nouveau, mais debout, contre le mur. Sur un âtre, dans un ardent brasier, rougissaient des fers longs et pointus. Dragomira fit signe à Henryka d’approcher.

« Que faut-il que je fasse ? demanda celle-ci.

— Tu dois avec ce fer chasser Satan de cet homme.

— Comment ? » demanda Henryka avec une sorte d’emportement.

Dans ses yeux ordinairement si doux s’alluma soudain une flamme homicide.

« Torture-le sans pitié, dit l’apôtre, tu fais une œuvre pieuse et agréable à Dieu.

— Enfonce-lui les fers dans la poitrine et dans les bras » dit Dragomira.

Henryka saisit un des instruments de supplice qui étaient tout rouges, et, furieuse comme une bacchante en délire, s’approcha de la victime.

« Veux-tu te confesser ? demanda encore le prêtre.

— Non. »

Le fer entra dans la chair en sifflant et le malheureux laissa échapper un profond gémissement.

« Bien, ma fille ! » dit le prêtre à Henryka pour l’encourager.

Et celle-ci, avec une ardeur nerveuse et une joie sinistre, continua son horrible tâche. Le prisonnier se tordait à ses pieds en gémissant ; enfin, il se mit à pousser des cris épouvantables. Le fer siffla encore deux fois, et le malheureux, épuisé, vaincu, ayant à peine la force de demander grâce, se laissa tomber dans la poussière, devant le prêtre. On pouvait maintenant lui faire tout ce qu’on voudrait.

Quand l’apôtre eut béni Henryka, les deux jeunes filles et les hommes quittèrent le souterrain, et le malheureux resta seul avec son prêtre, son bourreau.