Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 206-211).

VI

LE VOILE SE SOULÈVE UN PEU.

Je te suivrai fidèlement, même à travers les flammes de l’enfer !
MOORE.

Il était environ midi lorsque le jésuite entra dans le cabinet du comte. Ce dernier venait de se lever. Assis dans un fauteuil, il était enfoncé dans sa robe de chambre de Perse brodée d’or et doublée d’une molle fourrure de zibeline. Il tenait à la main un billet écrit sur du papier à la dernière mode.

« Une nouvelle aventure ? dit le P. Glinski en badinant.

— Vous vous trompez ; ce sont deux lignes de Dragomira, froides comme un matin de février, par lesquelles elle m’annonce qu’elle est tout à fait remise.

— Alors, vous avez fait demander de ses nouvelles ?

— Oui.

— Tant mieux.

— C’est vous qui parlez ainsi, mon révérend père ?

— Sans doute. Elle ne doit pas se douter que nous sommes sur sa trace et que nous commençons enfin à percer les ténèbres dont s’enveloppe sa mystérieuse personnalité.

— Comment cela ?

— Je suis tout à fait sûr maintenant que Dragomira a un plan à votre égard, continua le père, et qu’elle en poursuit l’exécution avec une volonté énergique et inflexible. Défiez-vous de cette jeune fille. Avec elle, il n’y a pas de galants lauriers à cueillir.

— Je n’y pense pas.

— Dragomira est plus dangereuse que vous ne croyez. »

Soltyk se mit à rire.

« Toujours les mêmes imaginations !

— Des imaginations ? Jamais ! répondit le jésuite, des pressentiments, oui ; mais en ce moment c’est une certitude que j’ai.

— Vous piquez ma curiosité.

— Dragomira n’est pas une coquette, dit le P. Glinski, et elle n’a en vue ni votre main ni votre cœur.

— Quoi donc alors ?

— Dragomira a je ne sais quelle mission importante à remplir ici, à Kiew. Peut-être est-ce une mission politique ; mais je n’en suis pas encore absolument sûr. Ce qui est toutefois hors de doute, c’est qu’elle a des fréquentations secrètes, qu’elle a à sa disposition des instruments dociles et qu’elle disparaît de temps en temps pour aller sans aucun doute rendre des comptes à un supérieur à qui elle obéit. Mon ordre a toujours eu la meilleure police et dans le cas présent il est encore mieux informé que n’importe qui. L’entrée de Dragomira dans la société de cette ville a un rapport intime avec sa mission. Personnellement, elle n’a ni intérêts ni sympathies. Elle sert exclusivement une idée. Pendant que son propre cœur reste libre, elle réussit mieux que n’importe quelle femme désireuse de conquêtes à conquérir les cœurs des autres. Elle entoure de ses filets non pas un homme, mais plusieurs hommes ; à tous elle donne les mêmes espérances, et elle les fait tous servir à ses desseins. Zésim Jadewski, lui aussi, est une de ses victimes. Mais elle ne se donne pas moins de peine pour faire des conquêtes parmi les personnes de son sexe. Henryka Monkony est aujourd’hui tout simplement son esclave ; elle la fait obéir d’un clignement d’œil.

— Quel magnifique tableau de fantaisie ! dit Soltyk ironiquement.

— Je le répète, dit le jésuite, je suis sûr de ce que je vous dis et de bien d’autres choses encore ; et si vous le désirez, je vous donnerai immédiatement la preuve qu’en dehors de la Dragomira que vous connaissez, il y a une seconde Dragomira qui la nuit…

— Il suffit ! » s’écria Soltyk.

Le souvenir de sa première rencontre avec Dragomira lui traversa le cerveau comme un éclair.

« En cela, vous pourriez bien avoir raison ; il m’est arrivé à moi-même, avec cette jeune fille, une aventure passablement extraordinaire.

— Racontez-la-moi. Que savez-vous de ses pérégrinations nocturnes ?

— Plus tard. Donnez-moi d’abord la preuve que vous ne m’avez pas régalé de quelque fantaisie.

— Volontiers, aujourd’hui même, dès que vous voudrez bien pour une heure vous confier à ma conduite.

— À quel moment ?

— Cette nuit ; mais je ne peux pas encore fixer l’heure bien exactement.

— Je serai à la maison dès qu’il fera nuit, dit Soltyk pour clore l’entretien, et je vous attendrai. »

Le jésuite s’inclina en signe d’assentiment et disparut.

Il était dix heures du soir quand le P. Glinski et le comte sortirent du château. Tous les deux s’étaient habillés en paysans petits-russiens ; et, dans ces deux hommes vêtus de gros drap velu et de longues pelisses en peau de mouton, personne n’aurait soupçonné le plus riche magnat de la ville, le favori des femmes, et un membre de la fine et intelligente Société de Jésus. Glinski conduisit le comte, en faisant des détours, par des ruelles étroites et solitaires, dans la rue où se trouvait la maison du marchand Sergitsch. Il y avait en face de cette maison un petit débit d’eau-de-vie. Les deux hommes y entrèrent et s’assirent sur un banc de bois vermoulu, dans un nuage de fumée de tabac, au milieu de cochers et d’ouvriers à moitié ivres. Ils restèrent là jusqu’au moment où un petit juif maigre, vêtu d’un caftan noir, entra et fit un signe au jésuite. Celui-ci se leva aussitôt et sortit avec Soltyk. Ils se postèrent alors sur le trottoir, tout contre le mur de la maison, debout dans l’ombre et l’œil fixé sur la porte du marchand devant laquelle brûlait une lampe.

Une dame ne tarda pas à arriver. Elle marchait d’un pas rapide. Une longue pelisse dissimulait sa haute taille élancée et un voile épais couvrait son visage. Pourtant le comte ne douta pas un seul moment que ce fût Dragomira. Elle seule avait ce port de tête fier et triomphant ; elle seule avait cette démarche exquise, à la fois majestueuse et élastique. Quand elle eut disparu dans la maison du marchand, le P. Glinski se tourna vers Soltyk en l’interrogeant du regard.

« C’est elle, sans aucun doute, murmura le comte, mais cela ne me suffit pas ; je veux en être absolument sûr. Venez. »

Les deux hommes traversèrent la rue et s’arrêtèrent juste devant la maison de Sergitsch. Pour ne pas éveiller de soupçons, le P. Glinski tira de sa poche une petite pipe, la bourra avec du tabac et tint tout prêts son briquet et son amadou. Au bout de quelque temps la porte s’ouvrit ; alors il tourna le dos, battit le briquet et posa l’amadou allumé sur sa pipe, pendant que le comte, les cheveux rabattus sur le front, regardait Dragomira en plein visage. C’était bien elle qui sortait habillée en homme. À la vue des deux hommes, elle resta un instant interdite, puis elle partit à grands pas dans la rue.

« Que signifie ce travestissement ? murmura Soltyk, quelque aventure d’amour ?

— Non, répliqua Glinski à voix basse, cette jeune fille est de pierre, et la pierre ne prend pas feu si facilement. Il s’agit ici de tout autre chose.

— Je veux la suivre, dit Soltyk.

— Gardez-vous en bien, dit le jésuite, vous gâteriez peut-être tout ce que je suis parvenu à faire à force de sagacité et de peine.

— Je serai très prudent, répondit le comte, mais je veux une certitude. »

Il quitta le jésuite et suivit Dragomira en toute hâte. Malgré l’avance qu’elle avait, il l’eut bientôt rejointe. Elle ne le remarqua que lorsqu’ils furent arrivés près du cabaret Rouge. Elle s’arrêta subitement pour le laisser passer et le regarda bien en face. Soltyk eut l’heureuse idée de faire l’ivrogne. Il se mit à tituber et à chanter d’une voix contrefaite et rauque une chanson de Cosaque. Dragomira s’y laissa tromper. Elle entra dans le cabaret et ne conçut pas plus de soupçon lorsque le comte entra derrière elle, et, frappant du poing sur la table, demanda de l’eau-de-vie.

Il n’y avait avec eux dans le cabaret que Bassi Rachelles, qui disparut aussitôt qu’elle eut échangé quelques paroles avec Dragomira, et immédiatement le dompteur Karow entra dans la salle.

À la vue de ce bel athlète, Soltyk eut un mouvement de rage ; mais il se contint, vida son verre d’eau-de-vie, laissa tomber sa tête sur ses bras croisés sur la table et fit semblant de dormir.

Karow s’était assis près de Dragomira et causait avec elle à voix basse.

« Depuis quelque temps, on observe chacun de vos pas, dit-il, je ne suis venu que pour vous en avertir.

— Qui est-ce qui m’observe ? demanda Dragomira, la police ?

— Non. On a vu à plusieurs reprises dans le voisinage de votre maison et devant celle de Sergitsch un juif qui nous est connu comme agent des jésuites.

— Le P. Glinski est là-dessous.

— Très probablement. Je ne puis que vous conseiller de rester quelque temps sans venir dans ce cabaret et sans recevoir la juive chez vous.

— Vous avez raison. Je vous remercie. »

Quand Dragomira fut sortie du cabaret pour retourner chez Sergitsch, elle entendit tout à coup des pas lourds derrière elle. Elle s’arrêta, et, lorsqu’elle eut reconnu le paysan ivre, voulut continuer son chemin. Mais une main se posa brusquement sur son bras, et deux yeux sombres et interrogateurs la regardèrent en plein visage.

« Dragomira ! » dit une voix connue.

La courageuse et fière jeune fille reprit immédiatement possession d’elle-même.

« C’est vous ? dit-elle avec calme ; dans quelle intention me poursuivez-vous sous cet accoutrement ?

— Vous le demandez ? reprit le comte ; vous ne savez donc pas encore ce que je ressens pour vous ?

— Alors vous êtes jaloux ?

— Oui. »

Dragomira se mit à rire.

« Quel est cet homme, continua Soltyk, avec qui vous aviez un rendez-vous ? On m’a dit que vous aimiez Jadewski, mais maintenant je vois que votre cœur appartient à un tout autre homme. Nommez-le-moi ; un de nous deux doit mourir. »

Dragomira rit de nouveau.

« Voici ma main. Cet homme n’est ni mon adorateur ni mon ami.

— Si ce que vous dites est vrai, je comprends pourquoi on m’engage à me défier de vous. Qu’est-ce que toutes ces relations mystérieuses ? Quel est ce secret que vous mettez tant de soin à cacher, au monde et à moi ?

— Cela m’a tout l’air d’un interrogatoire. Mais qui vous dit que je sois disposée à vous répondre ? On vous avertit de vous défier de moi ? Vous ai-je jamais demandé de vous fier à moi ? Ai-je pris la peine de vous lier à moi ? Vous êtes libre ; allez-vous-en, je ne vous retiens pas.

— Dragomira, s’écria le comte en lui saisissant les mains, est-ce que je mérite ces reproches, ce langage ? Vous savez, vous devez savoir que rien au monde ne pourrait me déterminer à vous fuir. Je ne suis pas un de ces fats qui se contentent de voltiger çà et là comme des mouches dans les salons. J’espère que vous me regardez comme un homme et que vous me reconnaissez le courage de vous aimer, même quand vous seriez une conspiratrice.

— Je ne conspire pas.

— Que faites-vous alors, Dragomira ? Laissez donc enfin tomber le masque ; est-ce que je ne mérite pas votre confiance ? Ne voulez-vous pas de moi pour votre allié ? Et si vous ne me trouvez pas digne de ce rôle, ne voulez-vous pas me prendre pour instrument ? Je suis capable d’obéir ; oui, je vous suivrais partout où vous voudriez me conduire, dans tous les dangers, à la mort, s’il le fallait. »

Dragomira le regarda longtemps, puis elle lui tendit la main.

« Je vous remercie, dit-elle, mais pour le moment, contentez-vous de savoir que je crois en vous et que je ne me défie pas de vous. Je sais que vous ne me trahirez pas, mais le secret que je tiens caché, même pour vous, ne m’appartient pas. Patientez encore trois jours, puis je vous répondrai. Êtes-vous satisfait ?

— Oui. »

Soltyk accompagna Dragomira pendant quelque temps, et la quitta sur son ordre formel.

Le lendemain matin, elle partait de chez elle avec Karow. Ils portaient des costumes de paysans. Un chariot rustique les attendait dans le voisinage ; ils y montèrent et se mirent en route à travers la brume blanche et scintillante de l’hiver, pour aller trouver l’apôtre à Myschkow.