Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 154-159).

XXIV

LA CONFESSION

Une puissance suprême a été accordée à la beauté ; captivé par elle, l’homme abandonne la terre.
SPENZER.

« Parle, qu’as-tu sur le cœur ? demanda le prêtre avec indulgence, en posant sa main sur la tête de Dragomira.

— Je suis une grande pécheresse.

— Peut-être te trompes-tu. Nous ne pouvons rien contre la volonté de Dieu. Qu’est-ce qui t’afflige ? Qu’est-ce qui te tourmente, jeune fille ? Dis-le.

— J’aime ! »

Cet aveu sortit comme un souffle des lèvres de Dragomira. La tête inclinée, les mains croisées sur la poitrine, elle était là, prosternée comme une criminelle qui attend sa condamnation à mort.

« Je le savais, répondit l’apôtre avec douceur, à un moment où tu ne t’en doutais pas toi-même.

— Ma faute est grande, murmura Dragomira ; j’en ai pleinement conscience ; juge-moi, châtie-moi ; je le mérite, et j’expierai mon péché de ma vie si tu l’ordonnes.

— Comment juger, quand il n’y a rien qui réclame le juge ? répondit l’apôtre. Comment punir, quand il n’y a pas de mauvaise action ? La volonté de Dieu arrive toujours et partout, et nous devons nous y soumettre. Il serait téméraire de vouloir pénétrer ses desseins. Tu n’as pas cherché cet amour comme une joie, un plaisir ; il est venu sur toi, malgré toi, comme une fatalité. Tu as lutté contre lui, et il te prépare maintenant de la douleur et de l’angoisse. Un pareil amour peut-il être coupable ? C’est Dieu qui te l’a donné ; nous sommes incapables de connaître quelles voies veut suivre sa sagesse. Notre affaire, c’est d’obéir à ses décrets. Tu n’a pas péché, Dragomira, je t’absous.

— Je puis donc l’aimer ? demanda Dragomira.

— Oui.

— Mais cela ne lui suffit pas, continua-t-elle ; il veut que je lui donne ma main. Il me presse, il me tourmente ; jusqu’à présent je l’ai tenu éloigné de moi par toutes sortes de motifs. Que dois-je faire s’il me demande une réponse définitive ?

— Il n’y a aucune loi de notre sainte croyance qui t’interdise de devenir sa femme.

— Ne parle pas ainsi, réponds-moi, dit Dragomira d’un ton suppliant, décide. Dois-je céder à sa prière, oui ou non ? Je ne ferai jamais rien sans ton approbation.

— Fais ce que ton cœur te pousse à faire ; deviens sa femme, mais sauve son âme et la tienne, quand il en sera temps.

— C’est ma volonté.

— Et remplis tes devoirs comme auparavant.

— Jamais je ne serai infidèle à notre doctrine, répondit Dragomira ; jamais je ne manquerai à tes commandements, jamais à la mission qui m’est échue.

— Mais comment entends-tu concilier tes devoirs avec ceux que tu auras envers ton époux ?

— En étant loyale envers lui.

— Veux-tu le convertir à notre croyance ?

— J’espère y réussir.

— En attendant garde ton secret fidèlement, comme tu l’as fait jusqu’ici.

— Je l’ai juré, dit Dragomira, et je tiendrai mon serment. S’il m’aime, il doit se fier à moi sans réserve ; il doit se laisser conduire par moi comme un aveugle. S’il ne veut pas m’accorder sa confiance pleine et entière, alors qu’il me quitte pendant qu’il en est encore temps ; il vaut mieux que nos routes se séparent pour toujours.

— Oui, dit l’apôtre, je le vois, tu es animée de l’esprit de vérité et tu ne t’égareras pas. Dieu t’a bénie et t’a choisie pour une grande tâche. Tu obtiendras par là les joies éternelles du paradis et la communion des saints. Relève-toi. »

Dragomira se releva.

« Il y a longtemps que je n’ai assisté au service divin, dit-elle au bout de quelques instants ; quand pourrai-je de nouveau prier et faire pénitence avec nos frères et nos sœurs ?

— J’y ai pensé, répondit l’apôtre, et je t’ai appelée un jour où nous implorons le pardon de nos péchés et où nous chantons les louanges de Dieu. Apprête-toi. On t’appellera quand le moment sera venu. »

Dragomira quitta la salle et trouva dans le vestibule une vieille femme affable qui la conduisit dans une petite chambre et l’engagea à se mettre à son aise. Quelques instants après elle reparut, apportant de quoi manger et boire, ainsi que le vêtement avec lequel Dragomira devait venir devant l’autel.

Quand le jour commença à tomber, on entendit des claquements de fouet et des bruits de grelots. De sombres figures traversaient rapidement la cour ; on marchait sans bruit dans les corridors de la maison. Enfin la vieille femme revint annoncer que tout était prêt.

Dragomira la suivit et entra dans une petite salle où se trouvaient une trentaine d’hommes et de femmes réunis, à genoux et en prière. Le milieu de la paroi principale était occupé par un autel tout simple, au-dessus duquel se dressait le crucifix.

Dragomira resta près de l’entrée, prosternée dans l’attitude du plus profond recueillement, jusqu’à ce que l’apôtre, accompagné de deux beaux jeunes garçons, apparût et montât les marches de l’autel.

Il se tourna alors vers la petite communauté et, dans un langage austère et majestueux, exhorta les fidèles à se repentir, à s’affliger et à faire pénitence. Tous les assistants avaient de longues robes grises serrées par des ceintures de corde. Le prêtre se retourna vers l’autel et commença à chanter un des psaumes de la pénitence ; tous l’accompagnèrent à haute voix. Quelques-uns se frappaient la poitrine avec le poing, d’autres touchaient le plancher avec leur front. Enfin un vieillard d’une vigoureuse structure se leva pour aller s’étendre en forme de croix devant l’autel.

« Vous, mes frères et mes sœurs, s’écria-t-il, et toi, prêtre du Seigneur, aidez-moi à expier mes péchés, sauvez mon âme de Satan, sauvez mon âme de la perdition éternelle ! »

Tous les autres se levèrent aussitôt pendant que l’apôtre descendait les marches de l’autel. Les deux jeunes garçons dépouillèrent les épaules du pénitent ; le prêtre lui mit le pied sur le cou et marcha trois fois sur lui en disant :

« Que le Seigneur me pardonne ainsi qu’à toi et bénisse ton humilité ! »

Puis l’un des jeunes garçons présenta une discipline à l’apôtre qui en frappa trois fois le pénitent étendu à ses pieds, en lui disant trois fois :

« Accepte ces coups que ton Sauveur Jésus-Christ, le fils unique de Dieu, a reçus pour toi. Qu’il daigne, lui qui a pris sur lui les péchés du monde, prendre aussi sur lui tes péchés ! »

Les autres l’imitèrent chacun à son tour.

Quand le pénitent se releva, un autre vint le remplacer et se prosterner devant l’autel. C’était un jeune homme au visage pâle et mystique, aux yeux égarés et brillants du feu de la fièvre.

« Couronnez-moi d’épines ! s’écria-t-il, comme autrefois fut couronné mon Rédempteur ! Frappez-moi au visage ! Insultez-moi ! Faites-moi souffrir tous les tourments que mon Sauveur a soufferts pour moi ! »

Déjà deux hommes dénouaient leurs ceintures de corde pour lui lier les mains derrière le dos. Cela fait, une des jeunes filles approcha une couronne d’épines et la lui posa sur la tête en appuyant. Aussitôt une douzaine de mains continuèrent à l’enfoncer jusqu’à ce que le sang ruisselât sur le front du malheureux. Un troisième se fit attacher sur une croix de bois, et on lui donna un coup de lance dans le côté. Une vieille femme, sans pousser la moindre plainte, se fit tracer le signe du Christ aux pieds et aux mains avec un fer chaud. Peu à peu le pieux délire se calma ; tous s’étaient silencieusement remis à genoux et priaient. L’apôtre retourna à l’autel, étendit les bras et dit : « Maintenant que chacun s’est repenti et a fait pénitence, réjouissons-nous de la grâce de Dieu et louons tous le Seigneur. »

Il dépouilla rapidement sa robe de prêtre et apparut avec une longue tunique blanche comme celle des Chérubins. Tous se relevèrent en même temps, laissèrent tomber leur robe grise de pénitent et restèrent debout, vêtus de blanc comme le prêtre. Les jeunes filles se mirent des couronnes de fleurs et distribuèrent des branches, d’arbres verts qui devaient servir de palmes.

Tous entonnèrent ensemble un cantique de louanges. Les jeunes filles jouaient des cymbales et du tambourin, et exécutèrent une espèce de danse devant l’autel.

Il faisait nuit quand Dragomira arrêta son cheval devant l’auberge. Elle frappa à la fenêtre avec sa cravache ; Zésim se hâta de sortir et la salua, pendant que son domestique sellait leurs chevaux.

« Es-tu satisfaite du résultat de ta visite ? demanda le jeune officier.

— Oui, et j’espère que toi aussi tu seras satisfait.

— Que dois-je entendre par là ?

— Patiente un peu de temps encore et tu sauras tout. »

Quand Zésim fut en selle, ils repartirent d’un bon trot pour la ville. Le domestique suivait à une certaine distance. À moitié chemin, Dragomira mit son cheval au pas, et Zésim fit comme elle.

« J’ai beaucoup de choses à te dire, commença-t-elle.

— Bonnes ou mauvaises ?

— Cela dépend de toi, Zésim.

— Toujours de nouvelles énigmes.

— Non, cette fois je veux te parler ouvertement, comme jamais encore je ne l’ai fait. M’aimes-tu, Zésim ?

— Tu le demandes encore ?

— Et tu me veux pour femme ?

— Oui.

— Alors prends-moi, je suis à toi.

— À moi, Dragomira ? Parles-tu sérieusement ? s’écria-t-il. Quel bonheur ! Je puis à peine y croire !

— Je consens à te suivre à l’autel, mais sous des conditions que tu es libre d’accepter ou de refuser.

— J’accepte toutes les conditions.

— Écoute seulement. Te souviens-tu de ces esprits qui apparaissent souvent dans les vieux contes et les antiques ballades, dont on ne sait s’ils sont démons ou anges, et qui, en échange de certains services, vous promettent aide et protection ? Si j’étais un être de cette espèce, t’abandonnerais-tu à ma conduite ?

— Oui, car tu es mon bon ange.

— Je t’aime, Zésim, continua Dragomira ; aussi je ne veux pas seulement te rendre heureux sur la terre, autant que je le pourrai, mais je veux encore sauver ton âme et t’aider à obtenir le ciel.

— Mais alors tu appartiens à une secte, comme je m’en étais déjà douté.

— Si tu veux m’avoir pour femme, reprit Dragomira sans s’arrêter à son observation, il faut que tu suives la route que je te montrerai. Elle te conduira au bonheur, et, quand l’heure sonnera, à la rédemption, à la félicité éternelle.

— Je veux tout ce que tu veux, Dragomira. »

Elle attacha sur lui un regard mystérieux, plein d’amour et de pitié, et resta silencieuse.

« Tu as encore quelque chose sur le cœur, dit Zésim au bout de quelques moments.

— Oui. Tu ne me tourmenteras pas avec des réflexions mesquines ?

— Jamais, je te le jure !

— Tu ne… — Dragomira souriait — tu ne seras pas jaloux non plus ?

— Jaloux ? De qui ?

— Du comte Soltyk, par exemple.

— Encore une énigme, mon beau sphinx.

— Ne m’interroge pas, dit Dragomira avec une majesté tranquille, je ne réclame ni ton amour, ni ta confiance ; je suis capable de renoncer à tout. Si tu te défies de moi le moins du monde, va-t’en, il en est temps encore, je ne te retiens pas. Si tu m’aimes, si tu veux m’obtenir et me posséder, il faut que tu aies en moi une confiance aveugle. Tu peux encore choisir ; ensuite, il sera trop tard, car alors j’exigerai ce qui dépend aujourd’hui de ta libre volonté. Pense bien à tout cela et ne te décide que quand tu y auras bien pensé.

— C’est tout décidé, répondit Zésim, rien au monde ne peut nous séparer. »

Cette fois elle ne lui répondit pas, et ils continuèrent leur route en silence sous la voûte majestueuse du ciel étincelant d’étoiles.