Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 160-165).

XXV

LA VÉNUS DE GLACE

Je veux triompher de cet homme, ou je consens à n’avoir jamais eu d’intelligence.
MORETO.

Le comte Soltyk avait invité la belle société de Kiew à une fête masquée qu’il donnait dans son palais. Tous les jeunes cœurs battaient joyeusement, mais les messieurs et les dames d’un âge plus avancé attendaient aussi la soirée avec impatience, car on savait qu’avec Soltyk on pouvait espérer non seulement une réception brillante et somptueuse, mais encore des inventions originales et même bizarres, et une série de surprises charmantes.

Il était à peu près huit heures du soir. Les premiers équipages arrivaient, et le comte Soltyk, en toilette parisienne irréprochable, avait donné les derniers ordres. Bientôt apparurent toutes les zones de la terre et toutes les saisons de l’année qui semblaient s’être réunies pour transformer les vastes et splendides salons du palais en un monde féerique.

Le comte, en haut du large escalier de marbre, recevait ses hôtes et laissait à un de ses parents, M. de Tarajewitsch, au P. Glinski et à son majordome, le soin de les conduire dans l’intérieur du palais. Les arrivants étaient littéralement éblouis, et l’admiration, le ravissement augmentaient à chaque pas.

Aussitôt qu’un des cosaques postés à l’entrée eut donné un signal convenu avec un sifflet d’argent, Soltyk descendit rapidement l’escalier pour recevoir la famille Oginska dans le vestibule, et l’introduire lui-même dans son monde enchanté. Dragomira était venue avec les Oginski ; le comte la remercia avec quelques mots aimables et offrit ensuite le bras à madame Oginska. M. Oginski conduisit Dragomira ; Anitta suivait avec Sessawine.

L’escalier était décoré de plantes magnifiques. On marchait sur de moelleux tapis de Perse, où des mains de fées semblaient avoir semé des fleurs ; l’air, doucement chauffé, était rempli de lumière et de parfums.

Mme Oginska, en robe de velours noir et chargée de ses précieux bijoux de famille, était enveloppée d’une longue pelisse de zibeline. Anitta avait une splendide toilette parisienne, robe de crêpe bouton d’or, toute papillotante de fils d’or ; queue de velours de la même couleur, doublée de satin jaune paille, relevée derrière par des épingles d’or ; écharpe de moire jaune d’or garnie de franges d’or. Une nuée de petits colibris, au cou étincelant, semblaient voltiger sur la queue de la robe. Dans ses cheveux, Anitta avait de ces mêmes petits oiseaux avec une épingle de diamants. Une sortie de bal en peluche rouge rubis, garnie de renard bleu et de plumes de colibris qui brillaient comme des pierres précieuses, complétait cet ensemble ravissant.

Dragomira avait une robe de crêpe rose garnie de petites touffes de marabout rose. La queue de velours rose, doublée de satin de la même couleur, était toute couverte de bouquets de roses. Elle portait au cou un collier de sept rangs de perles magnifiques. Sa taille de déesse était enveloppée d’un manteau princier de satin rose richement doublé et garni d’hermine.

Quand les dames eurent ôté leurs manteaux, le comte Soltyk les conduisit par un vestibule orné de peintures et de sculptures dans une grande salle qui avait été transformée en un rêve de printemps. Les murs étaient tapissés de fraîche verdure et de fleurs, les colonnes métamorphosées en arbres fleuris. Au milieu de haies artificielles murmuraient de petites fontaines ; des poissons aux écailles d’or et d’argent se jouaient gaiement dans les bassins, et, derrière les murailles de fleurs, le gazouillement d’une armée de petits oiseaux chanteurs se faisait entendre sans interruption. Un orchestre invisible jouait une polonaise de Chopin. À ces doux et mélancoliques accents, les dames et les messieurs, en élégante toilette, et les masques richement costumés, se promenaient, bavardaient et s’intriguaient.

La grande salle de bal était entourée de cinq salons plus petits, qui, par une disposition ingénieuse, figuraient les cinq parties du monde. Ceux qui voulaient fuir la foule et se retirer à l’écart y trouvaient de fort agréables abris. On traversait ensuite la salle à manger, garnie de tableaux de fruits et d’animaux, de bois de cerfs, de têtes de bêtes, d’armes et de tout l’attirail de la chasse. Un buffet gigantesque offrait les rafraîchissements et les friandises de tous les pays de la terre. On arrivait dans l’antichambre, où plusieurs domestiques attendaient avec les manteaux. Soltyk enveloppa soigneusement les dames de leurs molles et chaudes fourrures et les conduisit sur la terrasse. À leurs pieds s’étendait le vaste jardin où, par un contraste ravissant avec la grande salle de danse, se déployait une nouvelle merveille, une féerie d’hiver. Des deux côtés de la terrasse, deux ours blancs, empaillés et debout, étaient en faction et tenaient des torches dans leurs puissantes pattes.

Quand le comte et ses invités eurent descendu les marches recouvertes de fourrures d’ours, ils entrèrent dans une large allée d’arbres verts transformés en autant d’arbres de Noël. Sur chaque branche étaient plantées de petites bougies en porcelaine d’où jaillissaient des flammes de gaz. On s’avançait comme dans un bois féerique, à travers un océan de lumière, sur de molles peaux de rennes qui recouvraient la terre glacée. L’air, embaumé de senteurs résineuses, était rempli de légers nuages roses.

Au bout de l’allée s’étendait un étang considérable, dont les bords étaient également garnis de peaux. Sur sa brillante surface, solidement gelée, s’élevait un petit temple bâti en blocs de glace, comme le célèbre palais construit sur la Néwa du temps de la czarine Anne. Dans ce temple, sur un autel élevé, se dressait une Vénus de glace, couronnée de fleurs. Tout autour du temple allaient et venaient joyeusement les patineurs et deux traîneaux attelés, l’un de rennes, l’autre de grands chiens. Le premier était dirigé par un Esquimau, le second par un Kamtschadale. Un chœur de chanteurs, composé d’ours blancs installés dans une tribune de bois toute revêtue de branches de sapin, accompagnait de ses airs les plus agréables les ébats des masques sur la glace, pendant qu’un cordon de dauphins de glace, qui encadraient l’étang et vomissaient sans relâche du pétrole enflammé, éclairait ce tableau d’une lumière magique et faisait de temps en temps briller le petit temple comme un édifice de diamants aux mille feux.

Pendant que la musique et les voix aux joyeux éclats produisaient un aimable chaos, de petites huttes de Kamtschadales, construites en peaux, disséminées dans les fourrés voisins et agréablement chauffées, invitaient les couples amoureux à de paisibles et charmants rendez-vous.

Entouré, entraîné par les masques folâtres, le comte avait été séparé des Oginski. Il découvrit tout à coup Dragomira qui seule se trouvait aussi sur la rive de l’étang et promenait ses regards au loin sur la foule, comme si elle cherchait quelqu’un.

« Vous avez perdu votre cavalier, dit Soltyk en s’approchant d’elle, puis-je vous offrir mes services ? »

Dragomira prit sans façon le bras du comte qui lui montra le temple en souriant.

« Votre image, dit-il à voix basse.

— En quoi ?

— Vous aussi, vous êtes une Vénus de glace.

— Ah ! cher comte, ne savez-vous pas combien la glace fond rapidement quand vient le printemps ?

— Oui, certes, répondit Soltyk ; mais ce printemps, dont la chaude haleine doit vous vaincre, où est-il ?

— Je ne le connais que par ouï-dire, ce grand enchanteur auquel tout cœur doit céder, dit Dragomira avec un fin sourire.

— Et cet enchanteur, c’est l’amour ?

— Oui.

— Mais vous n’êtes pas capable d’aimer.

— Je le crois presque moi-même.

— Vous n’avez pas de cœur.

— Si… mais un cœur de glace !

— Oh ! si je pouvais l’échauffer ? murmura Soltyk avec un regard d’où semblaient jaillir des flammes.

— Vous ? »

Dragomira le regarda bien en face.

« Vous ne savez que vous jouer des femmes, et je ne suis pas un jouet. »

Le comte se mordit les lèvres ; au même moment Anitta approchait et la conversation prit fin. Dragomira prit le bras d’Anitta ; puis toutes les deux retournèrent dans l’antichambre pour ôter leurs fourrures et se perdirent ensuite dans le tourbillon des danseurs.

« Il sera à moi, se disait Dragomira, dès que je le voudrai ; il ne me semble pas bien difficile à conquérir ; mais il s’agit ici de quelque chose de plus ; aussi la ruse et la prudence doivent donner la main à la coquetterie. La résistance paraît le séduire et lui troubler la tête plus que tout le reste. Pauvre comte ! J’ai bien facilement l’avantage sur lui, puisque je n’éprouve rien pour lui. »

Au milieu de ses réflexions, elle aperçut Zésim, qui était là, appuyé à une colonne. Il lui vint aussitôt une idée badine, et elle profita du moment où un danseur emmenait Anitta, pour se glisser, comme un serpent, vite et sans faire aucun bruit, hors de la salle.

Dans le corridor, près des vestiaires, se trouvaient aussi quelques petits cabinets, disposés pour ceux qui voudraient se masquer pendant la fête. Dragomira fit signe à Barichar qui était avec les autres domestiques et gardait un grand panier. Mais au moment où elle allait entrer dans un de ces cabinets, deux bras souples l’enlacèrent presque tendrement et les yeux bleus d’Henryka la regardèrent avec un sourire malicieux.

« Enfin ! Je vous tiens, s’écria l’aimable jeune fille, et maintenant vous ne m’échapperez pas.

— Si, répondit Dragomira en souriant, car j’ai une petite intrigue en tête, et vous ne voudriez certainement pas me gâter cet innocent plaisir.

— Vous vous masquez ?

— Oui.

— Oh ! je ne vous trahirai pas, continua Henryka, permettez-moi de vous accompagner et de vous aider. »

Toutes les deux entrèrent dans le cabinet. Quand Barichar fut parti après avoir déposé son panier dans un coin, Henryka ferma la porte. Dragomira s’était assise devant la table de toilette et commença à ôter sa parure pendant qu’Henryka enlevait le contenu du panier avec des cris d’admiration enfantine. Quand ce fut fini, elle s’approcha de Dragomira, et, debout devant elle, se mit à la considérer avec un intérêt extraordinaire.

« Je ne sais pas ce qu’ont les gens, dit-elle, ils vous trouvent tous énigmatique ; et Anitta pense même que vous avez quelque chose d’inquiétant. Moi, au contraire, je me sens une grande sympathie pour vous.

— Prenez garde, répondit Dragomira, vous découvrirez peut-être à la fin sous cette robe un corps de serpent ou une queue de poisson.

— Vous n’êtes pas non plus une créature ordinaire, continua Henryka ; je sens qu’une puissance mystérieuse vous entoure, mais ce sentiment ne fait qu’augmenter encore l’attrait magique qui m’entraîne vers vous. Faites de moi votre alliée ; je vous aimerai comme une sœur et je vous écouterai comme une écolière docile.

— Réellement ? »

Dragomira tourna lentement la tête vers elle et la regarda d’un œil interrogateur.

« Conduisez-moi, je vous suivrai comme une aveugle, sans peur et sans aucune réflexion, répondit Henryka.

— Nous verrons.

— Aujourd’hui, permettez-moi de vous aider.

— Pourquoi non ? répondit tranquillement Dragomira, le premier pas dans la voie de la lumière éternelle que vous voyez devant vous par un pieux pressentiment, c’est l’humilité ; servez-moi donc. »

Henryka s’agenouilla devant Dragomira et lui baisa les mains ; puis elle lui ôta ses chaussures et lui mit les pantoufles turques brodées d’or qu’elle avait tirées du panier. Dragomira se laissa faire avec la majestueuse indifférence d’une souveraine.