Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 148-153).

XXIII

OÙ ALLONS-NOUS ?

Ô femme, comment te comprendre ?
PAN THADEŒUS.

« Enfin ! » s’écria Zésim, en entrant un soir chez Dragomira, qu’il trouva chez elle. Il jeta son bonnet sur un meuble, s’agenouilla devant elle, tel qu’il était, en manteau et l’épée au côté, et couvrit ses froides mains de baisers brûlants. « Ah ! qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue ! Peux-tu bien avoir le courage de me faire tant souffrir ? Où étais-tu ? Quels nouveaux amis as-tu trouvés qui te soient plus chers que moi ? »

Dragomira sourit :

« Je crois qu’il y a bien un jour que nous ne nous sommes vus.

— Trois jours, Dragomira !

— Tu exagères.

— Trois jours, qui m’ont paru trois années, une éternité !

— J’avais une malade à soigner, répondit-elle, et de plus j’avais à rendre la visite que m’avaient faite Mme Oginska et sa fille.

— Tu les connais donc ? Tu vas chez elles ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qu’elles te veulent ?

— Bien, mon ami, et je ne suis pas non plus femme à me prêter à n’importe quoi. Doutes-tu de mon indépendance, de l’énergie de ma volonté ?

— Pas le moins du monde, répondit Zésim, mais je me sens inquiet, je ne sais pas pourquoi. Tu as dû rencontrer Soltyk, là-bas ?

— Sans doute.

— Et quelle impression t’a-t-il produite ?

— À moi ? pas la moindre ; mais relève-toi ; ma tante ou toute autre personne peut venir ; il ne faut pas qu’on te voie ainsi. »

Zésim se releva, ôta son manteau, déboucla son épée et s’assit en face de Dragomira.

« Comme tu es belle ! » murmurait-il.

En effet, un charme indescriptible émanait de toute la personne de Dragomira comme d’un paysage de printemps, tout vit et va fleurir. Et elle avait bien aussi le printemps en elle ; elle aimait pour la première fois, elle éprouvait ce sentiment tout nouveau pour elle, cette angoisse mystérieuse, ce vague désir qui rend si douloureusement heureux et prépare de si chères souffrances.

Le parfum lourd et engourdissant dont la chambre était remplie, la lumière indécise qui l’éclairait doucement contribuaient encore à troubler Zésim. La lueur verte de la lampe posée sur la table se mêlait aux reflets rouges du feu de la cheminée et colorait de nuances magiques et charmantes les riches coussins du divan, les rideaux et les tapis dont les fleurs fantastiques semblaient se dresser. Dragomira avait une longue robe blanche et une ceinture bleue ; un ruban de même couleur retenait sur ses épaules ses cheveux blonds, à moitié dénoués.

À la pointe de ses pantoufles turques de velours bleu brillait un croissant qui avait été brodé par quelque esclave du harem.

« M’aimes-tu encore ? demanda Zésim, après l’avoir longtemps contemplée en silence.

— Oui, répondit-elle d’une voix qui venait du fond de l’âme et qui bannissait tout doute, je t’aime, je n’aime que toi, tu es le premier homme que j’aime, et tu seras le dernier.

— Oh ! merci ! murmura Zésim en lui baisant les mains ; je puis donc espérer qu’un jour tu m’appartiendras, que tu me donneras ta main.

— Oui… un jour… mais pas si tôt, reprit-elle.

— À quoi songes-tu ?

— Nous nous aimons, c’est un bonheur, mais c’est aussi un danger, dit Dragomira ; pour se marier il faut plus que de l’amour, il faut être sûr que l’on sera d’accord, que l’on pourra vivre ensemble.

— Tu as raison.

— Nous ne pouvons pas nous laisser entraîner les yeux fermés par nos sentiments, nos désirs, sans nous demander : où arriverons-nous à la fin ?

— Où ? Oui, cette question, la vie ne cesse de nous la poser sans jamais y répondre, dit Zésim ; l’existence tout entière se résume en dernier lieu à se demander avec anxiété : « Où allons-nous ? » Et la réponse définitive qui nous est faite quand nos yeux se sont fermés et que nous ne pouvons plus entendre la voix qui nous délivrerait de nos incertitudes, c’est… la tombe. Faut-il attendre si longtemps, Dragomira ?

— Non, non, certes non. »

Elle avait peur. Elle frissonnait encore lorsque Zésim l’entoura de son bras et l’attira à lui.

« Ne me touche pas, murmura-t-elle avec un nouvel effroi, je t’en prie. »

Il la quitta et la considéra avec une surprise presque enfantine ; il cherchait à lire dans ses yeux, mais en vain ; il y avait comme un voile épais devant l’âme de Dragomira ; il ne la comprenait pas ; il se mettait l’esprit à la torture pour la deviner et n’y réussissait pas le moins du monde.

« J’ai un projet pour demain, dit-elle au bout de quelques moments de silence, veux-tu m’accompagner ?

— Oui, certes, et où vas-tu ?

— À Myschkow, à cheval.

— Par ce froid ?

— Pourquoi pas ?

— Comme tu voudras. »

Cirilla entra et prépara le thé. On parla de choses indifférentes, du théâtre, de la politique, de la ménagerie et des étudiants de l’Université. Lorsque Zésim prit congé de Dragomira et qu’elle le reconduisit jusqu’à l’escalier, deux yeux se dirigèrent sur lui à travers l’obscurité, sans qu’il le remarquât, deux yeux qui épiaient et brillaient comme ceux d’un loup. Quand il se fut éloigné, la juive sortit de l’ombre où elle était cachée et suivit Dragomira dans sa chambre.

« Tu l’as vu ? » demanda Dragomira.

Bassi fit signe que oui.

« Le reconnaîtrais-tu ?

— Je le pense ; un homme tel que lui ne s’oublie pas si facilement.

— Écoute donc ce que je vais te dire, continua Dragomira. Je veux être instruite de tous les pas de cet homme, de tous, tu comprends bien ! Tu l’observeras et tu le feras surveiller par tes gens.

— À tes ordres.

— Du reste, rien de nouveau ?

— Si ; dans le cas où vous verriez l’apôtre à Myschkow, dites-lui que le commissaire de police Bedrosseff est venu dans le cabaret et m’a fait subir un interrogatoire.

— À propos de quoi ?

— Pour savoir si Pikturno venait chez moi, et s’il ne s’y était pas rencontré avec une dame étrangère.

— Et qu’as-tu dit ?

— Que j’avais très bien connu Pikturno et qu’il était devenu amoureux de moi à en perdre la tête ; que, quant aux dames, il n’en venait pas généralement chez moi.

— Bien, mais c’est un avis d’être encore plus prudent à l’avenir.

— Je n’y manquerai pas, répondit Bassi, ma tête est en jeu aussi bien que la tienne. Bonne nuit.

— Bonne nuit. »

Le lendemain, dans la matinée, à l’heure convenue, Zésim arrivait à cheval avec son domestique devant la maison de Dragomira. Une fenêtre s’ouvrit, un joli visage de jeune fille se pencha en souriant et disparut aussitôt. Quelques minutes après, Dragomira apparaissait en amazone de drap bleu. Elle avait sur sa robe une jaquette courte de même étoffe, garnie de fourrure noire. Elle était coiffée d’un bonnet rond en fourrure, d’où tombait un voile ; elle avait des gants à revers et tenait une cravache. Elle regarda gaiement Zézim et lui tendit la main.

« Quelle belle journée !

— Oui, mais froide.

— Nous nous échaufferons à cheval. »

Barichar amena le cheval de Dragomira. Zésim descendit pour aider la jeune fille à se mettre en selle. Elle posa légèrement le pied dans sa main, et s’élança avec un mouvement de reine sur le dos du fier et ardent animal. Zésim l’imita et ils se mirent en route par les rues populeuses de la ville. Les deux jeunes gens n’échangeaient que de rares paroles. Dragomira regardait curieusement autour d’elle ; tout semblait lui faire plaisir, les brillants magasins, les gens en toilette, les paysans ivres et les juifs, à qui leurs noirs caftans donnaient l’air de corneilles sautillant dans la neige.

Quand ils furent en pleine campagne, Dragomira leva fièrement la tête et montra à Zésim avec une sorte de joie sauvage la vaste plaine de neige qui s’étendait devant leurs yeux et dont l’éclat éblouissant semblait formé du scintillement de millions de petites étoiles. Ils commencèrent alors à trotter, traversant les villages et les petits bois, longeant les grandes forêts au feuillage sombre, ainsi que le fleuve qui, semblable à un immense serpent aux écailles étincelantes, promenaient ses replis entre les saules rabougris, les tertres disséminés çà et là et les moulins solitaires.

Au loin, une brume grise se massait, et l’on voyait flotter des nuages blancs frangés par le soleil d’un or éblouissant.

Des corneilles fendaient les airs en bandes silencieuses ou se perchaient sur les arbres dépouillés de la route, guettant quelque proie.

Derrière les nuages brillait un disque rouge comme celui de la pleine lune, quand elle commence à apparaître au bord de l’horizon.

Dragomira et Zésim rencontrèrent un traîneau où se trouvait une paysanne. C’était un pauvre équipage, avec ses trois chevaux maigres et le jeune garçon qui les conduisait ; mais la paysanne étendue sur la paille, avec sa tête brune de Romaine et sa peau de mouton aux broderies de couleurs variées, avait quelque chose d’une souveraine.

« C’est remarquable combien les femmes russes ont grand air, dit Zésim.

— Je dirais plutôt qu’elles ont une grande énergie, répondit Dragomira ; la femme russe, au premier coup d’œil, fait l’effet d’une odalisque ; dans le fond, c’est toujours l’amazone scythe, qui ne connaît ni la crainte, ni la fatigue, non plus que la pitié, s’il le faut. »

Quand ils arrivèrent à Myschkow ils remirent leurs chevaux au pas.

« Je reste ici jusqu’à ce soir, dit Dragomira ; veux-tu m’attendre à l’auberge, jusqu’à ce que j’aie besoin de toi ?

— À tes ordres. »

Ils approchaient de l’ancien manoir. Dragomira arrêta tout à coup son cheval.

« Retourne maintenant sur tes pas, murmura-t-elle, laisse-moi seule. »

Zésim aperçut dans la cour un homme vêtu d’une longue pelisse sombre, qui ressemblait à un rabbin. Il connaissait cet homme, c’était le même qui, une fois déjà, dans le jardin de Dragomira, lui avait produit une impression étrange, presque sinistre.

« Quel est cet homme qui t’attend ? demanda-t-il.

— C’est un prêtre, répondit Dragomira, ne m’en demande pas plus ; attends-moi à l’auberge. Adieu. »

Pendant que Zésim se rendait à l’auberge, Dragomira descendait de cheval devant la porte de l’ancien manoir. Un vieillard vêtu comme un paysan l’attendait et prit son cheval. Elle entra dans la cour et s’approcha de l’apôtre.

« Tu as commandé, dit-elle, me voici.

— Je t’ai appelée pour que tu me fasses ton rapport, répondit le prêtre, entrons dans la maison, viens. »

Il passa le premier, et elle le suivit avec une soumission silencieuse.

La chambre où ils se trouvaient maintenant était vaste et confortable. Les meubles étaient restés à la place qu’ils avaient du temps de l’ancien propriétaire. Une lampe avec un abat-jour rouge, posée sur une table entre les deux fenêtres, n’éclairait que les objets les plus rapprochés, mais d’une lumière vive et nette. Dans le reste de la salle régnait une demi-obscurité mystérieuse.

L’apôtre s’était assis dans un fauteuil placé près d’une grande cheminée hollandaise. Son beau visage, légèrement coloré, se détachait avec une sorte de clarté sur le fond sombre des tentures ; la pelisse noire qui dessinait mollement sa taille majestueuse ajoutait encore à cet effet. Ses pieds reposaient sur une peau d’ours. À sa main brillait un anneau où était enchâssée une pierre rouge comme une goutte de sang.

Dragomira se tint debout devant lui et fit son rapport. Il écoutait avec calme et attention, et quand elle eut fini, il témoigna sa satisfaction par un signe de tête.

« Je ne comptais pas sur un si prompt résultat, dit-il ; aussi devons-nous prendre les plus grandes précautions. N’as-tu pas encore une demande à me faire ?

— Tu le devines, répondit Dragomira. Qu’est-ce qui pourrait échapper à ton regard ? Tu vois jusqu’au fond de toute âme humaine.

— Tu veux te confesser à moi ? »

Dragomira ne répondit rien, mais elle tomba à genoux et se mit à pleurer silencieusement.