Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 129-134).

XX

PASTORALE

Le livre le plus merveilleux des livres est le livre de l’amour.
GŒTHE.

Depuis des semaines, le comte Soltyk se trouvait dans un état absolument nouveau pour lui et qui surexcitait au plus haut point tous les instincts de sa nature. Un jour lui paraissait d’ailleurs s’enfuir comme une seconde, et les évènements d’une année se renfermer dans les vingt-quatre heures d’une journée. Il lui semblait faire un de ces rêves où l’on s’égare dans une contrée qu’on n’a jamais vue, dans un édifice inconnu et mystérieux dont on sent la voûte peser sur sa tête ; on cherche avec une indicible angoisse à sortir par des ouvertures qui deviennent de plus en plus étroites ; on monte un escalier dont les marches sont de plus en plus hautes et raides, et une fois parvenu en haut, on se précipite dans les airs pour fendre l’espace sans ailes.

Jamais, jusqu’à ce jour, il ne lui était arrivé de voir une femme le dédaigner ou lui résister : toutes semblaient attendre un signe de lui, avec un doux sourire, comme des odalisques ; et peut-être était-ce pour cela qu’aucune n’avait réussi à le conquérir ou à l’enchaîner. Et, maintenant, il avait rencontré une jeune fille qui ne s’occupait nullement de lui, dont la pensée le tourmentait et le bouleversait. Il allait et venait comme si les Furies l’eussent poursuivi ; tel qu’une bête fauve traquée par les chiens, il sortait précipitamment de son palais pour se rendre au club, du club il allait au café, du café sur la promenade et de la promenade chez quelque brillante dame à la mode ; enfin épuisé et mécontent, il finissait toujours par revenir à l’endroit qu’il ne pouvait fuir malgré tous ses efforts, c’est-à-dire à la porte du petit palais Oginski.

Il était toujours occupé d’Anitta et rien que d’elle, tout en ne la voulant pas, tout en raillant et maudissant sa faiblesse. Plus d’une fois il jeta à terre le bouquet que le jardinier apportait pour elle et le foula aux pieds. Et c’est justement à cause de cela qu’Anitta recevait tous les jours les fleurs les plus magnifiques avec sa carte ; à cause de cela que tous les jours elle le voyait passer en voiture ou à cheval devant ses fenêtres ; à cause de cela qu’elle le rencontrait toujours sur son chemin. Dès qu’elle mettait le pied dans la rue, il était déjà là devant elle, apparaissant à l’improviste et semblant sortir de terre comme un être surnaturel. Faisait-elle une emplette ? Il restait comme un laquais devant la porte du magasin, pour lui porter ses paquets. Allait-elle sur la promenade ? il était à son côté. Montait-elle en traîneau ? Il galopait à côté d’elle. Au théâtre, il l’attendait au bas de l’escalier, la conduisait à sa loge, lui ôtait son manteau, et se contentait ensuite de la contempler de loin, jusqu’à ce que la représentation fût terminée. Alors, il apparaissait de nouveau pour l’aider à s’envelopper et à monter en voiture. Ces hommages se renouvelaient dans les concerts et les soirées. Ce qui n’empêchait pas le comte de faire chaque après-midi sa visite au palais Oginski.

Tout le monde parlait de son choix, de sa passion et, en général, on enviait à Anitta cette brillante conquête. Elle seule ne se montrait nullement ravie ; au contraire, quand elle était dans la compagnie de Soltyk, elle tenait sa tête baissée, et s’il lui arrivait de lever ses beaux yeux si expressifs, ce n’était certainement pas pour répondre aux regards enflammés du comte. Elle restait toujours polie, cérémonieuse, sérieuse et laconique.

Toutes les représentations de ses parents, tous les discours les plus persuasifs de ses amies échouaient contre cette volonté silencieuse et simple, mais inébranlable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, et Soltyk n’avait pas avancé d’un pas.

Le jésuite voyait cela avec inquiétude et déplaisir. Il connaissait Anitta depuis le berceau ; il l’avait toujours traitée avec une sorte d’amour paternel ; il croyait être sûr de ses inclinations, et, grâce à son caractère sacré, il se figurait posséder sur elle une autorité, plus haute et plus efficace que ses parents eux-mêmes. Il résolut de faire valoir cette autorité au bon moment, et l’occasion s’en présenta plus tôt qu’il n’eût osé l’espérer.

Le P. Glinski vint vers midi chez Oginski, et ne trouva à la maison qu’Anitta. Elle accourut à sa rencontre, le salua affectueusement, lui baisa la main ; puis elle se remit à son métier, et reprit sa broderie interrompue. Le jésuite s’était placé derrière elle et regardait par-dessus son épaule la broderie à moitié faite.

« Un travail symbolique, dit-il avec un fin sourire.

— Comment cela ? demanda Anitta sans changer de position.

— Est-ce que ce ne sera pas une pantoufle ?

— Sans doute.

— Eh bien ! tu te familiarises déjà en imagination avec l’attribut à venir de ta puissance, mon enfant. Que mon cher comte sera heureux sous ce joug charmant !

— Votre cher comte ?… » murmura Anitta.

Et elle se tourna vers le jésuite d’un air résolu :

« … Je ne pense nullement à lui imposer mon joug.

— Ah ! oui, je connais ce jeu mêlé de réserve virginale et de coquetterie féminine ; je le connais mieux que tu ne crois. C’est amusant… pour un temps… puis cela devient ennuyeux et insupportable.

— Si je pouvais arriver à devenir insupportable au comte, répliqua Anitta avec un léger sourire, je me traînerais sur les genoux à Ezenstochau[1].

— Ne plaisante pas.

— C’est très sérieux.

— As-tu toujours ce lieutenant dans la tête ?

— Dans le cœur, Père Glinski, certainement.

— Folie !

— C’est possible ; mais voilà pourquoi je ne serai jamais la comtesse Soltyk. »

Le jésuite se rapprocha encore d’Anitta, lui prit les mains et la regarda affectueusement dans les yeux. Pour lui aussi c’était sérieux. Ce n’était pas un intrigant ; il voulait le bonheur du comte et de la jeune fille ; il les considérait et les aimait tous les deux comme ses enfants.

« Anitta, dit-il, la vie n’est pas un amusement, mais une lutte terrible dans laquelle nous avons des devoirs sacrés à accomplir. Nous ne devons pas obéir à nos goûts et à nos désirs passagers, mais nous devons toujours agir selon notre raison et notre conscience.

— Eh bien ! justement, ma raison et ma conscience m’ordonnent de choisir un mari que j’aime, car ce n’est qu’à ce mari-là que je pourrai faire les sacrifices que le mariage impose à une femme ; ce n’est qu’avec lui que je pourrai remplir les devoirs que j’ai envers Dieu et envers les hommes. »

Le P. Glinski se trouva désarmé pour un instant, mais pour un instant seulement.

« Soit, mon enfant, dit-il, mais est-ce que le comte Soltyk n’est pas digne de ton amour ? Y a-t-il une jeune fille qui le regarde avec des yeux indifférents ? Certes, c’est un conquérant ; tous les cœurs battent plus fort quand il apparaît, et cet homme, que toutes voudraient enchaîner, est à tes pieds, et tu serais la première, la seule qui ne pourrait pas l’aimer ? Non, je ne te crois pas, personne ne te croira. Ce sont là des imaginations d’enfant, c’est un caprice blâmable ; blâmable parce qu’il chagrine tes parents, aussi bien que moi, ton second père, et doublement blâmable parce que tu sacrifies ton propre bonheur à une fantaisie. »

Le jésuite continua à parler sur ce ton. Elle semblait se soumettre sans combat. Penchée sur son métier, elle ne répondait pas une syllabe, ne faisait pas un mouvement ; rien ne protestait ni dans son air, ni dans son regard. Mais lorsqu’à la fin le père lui chuchota à l’oreille : « N’est-ce pas ? tu y vois clair maintenant, et tu ne vas pas résister plus longtemps et refuser de dire oui au comte ? » Anitta lui lança un regard rapide et malicieux et se contenta de secouer la tête.

Le jésuite partit en soupirant, avec moins d’espoir qu’il n’en avait lorsqu’il était venu. Il se garda bien de parler au comte de sa tentative manquée auprès de la petite mutine ; seulement lorsqu’il le vit dans l’après-midi faire soigneusement sa toilette pour sa visite habituelle chez les Oginski, il haussa les épaules avec compassion comme s’il voulait dire : Puisque je n’ai pas réussi, tu ne réussiras pas mieux, malgré ta jolie moustache noire.

Et cependant le hasard sembla favoriser le comte.

Quand il arriva chez Oginski, il trouva Anitta tout en larmes.

« Qu’avez-vous ? demanda-t-il avec un empressement et une émotion dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, au nom du ciel, calmez-vous, mademoiselle !

— Anitta pleure la perte de son favori, monsieur le comte, répondit Mme Oginska, elle a trouvé son serin mort dans la cage, subitement, sans qu’il ait été malade. »

Anitta tenait le petit cadavre allongé dans sa main rose, et elle le montra au comte, sans pouvoir dire un mot, à cause de son chagrin.

« Pauvre petite bête ! dit-il ; mais il n’est pas impossible de le remplacer. »

Anitta secoua la tête.

« Nous trouverons bien quelque chose qui vous console, continua Soltyk, même quand il faudrait dépouiller tous les pays pour vous arracher un sourire, mademoiselle. Ah ! Je vous en prie, ne pleurez pas. Je mettrais le monde entier ou ma tête à vos pieds, pour vous rendre la gaîté. »

Il prit congé en toute hâte et Anitta resta seule avec son petit favori mort et son chagrin.

Lorsque le comte revint et s’approcha d’Anitta, un sourire heureux, presque enfantin, se jouait sur ses lèvres orgueilleuses, et ses yeux sombres brillaient d’un éclat triomphant. Il présenta le bras à la jeune fille, qui avait encore des larmes à ses longs cils soyeux, et, sans dire un mot, la conduisit dans la serre. Là se trouvaient une demi-douzaine des serviteurs du comte ; chacun d’eux tenait un sac, et, quand le comte, comme un sultan, frappa dans ses mains, tous les sacs furent grands ouverts. De tous côtés, avec des gazouillements sonores, des serins d’un jaune éclatant s’échappèrent, se mirent à voltiger autour des deux jeunes gens, et allèrent se percher sur les feuilles et les branches flexibles des palmiers, des orchidées, des lianes, des orangers et des citronniers, remplissant l’air de leurs sifflements joyeux et de leurs chants.

Anitta resta toute surprise un moment ; puis un doux sourire apparut sur son visage ; elle essuya ses yeux et tendit la main au comte pour le remercier. Les serviteurs, sur un signe du maître, s’étaient promptement éloignés.

« Je vous ai apporté, dit le comte en riant, tous les serins que j’ai pu découvrir dans Kiew. Peut-être, dans la quantité, en trouverez-vous un qui soit digne de devenir votre favori. »

Anitta ouvrit sa bouche vermeille ; elle voulut parler, mais la parole expira sur ses lèvres devant le regard enflammé du comte, et elle se détourna, intimidée et confuse, pour aller sous la voûte verdoyante et sombre des plantes exotiques à travers lesquelles voltigeaient, en folâtrant, les petits oiseaux jaunes comme de l’or. Un d’entre eux, qui avait une huppe noire et les ailes nuancées de noir, voleta autour de la tête d’Anitta et se posa sur son épaule. Elle lui présenta le doigt ; l’oiseau s’y percha avec confiance, et, comme elle l’approchait tendrement de ses lèvres, il se mit à chanter.

« Il est tout triomphant de la faveur qu’il a obtenue, dit Soltyk. Ô combien j’envie à cette petite bête son heureux sort ! »

Anitta n’osait pas regarder le comte. Elle éprouvait une sorte d’anxiété ; elle se sentait déjà à moitié en son pouvoir, et se défendait contre le charme qui s’emparait d’elle.

« Vous êtes bonne, continua le comte en saisissant les mains d’Anitta, vous avez un cœur pour tous, excepté pour moi. Pourquoi faut-il que je reste comme l’ange déchu à la porte du paradis ? Pourquoi n’avez-vous pour moi aucune aimable parole, aucun regard affectueux.

— J’ai de l’affection pour vous, reprit Anitta, en baissant sa jolie tête, mais ne me demandez pas de l’amour, je ne peux pas vous en donner.

— Étrange jeune fille !

— Pourquoi ne voulez-vous pas être mon ami ?

— Je serai tout ce que vous voudrez, chère Anitta, dit Soltyk, il n’est rien en ce monde qui ne puisse s’obtenir par une volonté énergique ; rien qui ne se laisse gagner par un dévouement fidèle ; pourquoi n’en serait-il pas de même de l’amour, de votre amour, Anitta ?

— Je ne sais pas, répondit-elle doucement, quoique avec une grande fermeté, je ne crois pas que l’amour puisse être gagné ni par des qualités supérieures, ni par des actions ou des sacrifices. L’amour nous est donné ou refusé, sans plus de motif dans un cas que dans l’autre. Il y a des puissances supérieures auxquelles nous sommes soumis sans pouvoir les approfondir.

— Alors vous ne me donnez aucune espérance ? »

Anitta resta muette. Le comte lui fit un profond salut et la quitta lentement ; arrivé à la porte, il la regarda encore une fois. Elle lui tournait le dos et baisait son petit favori. Soltyk partit en poussant un soupir. Il s’était enfin déclaré, et elle l’avait repoussé. En pareil cas il eût haï une autre femme ; elle, il l’aimait encore plus ; mais toute sa fierté, tout son orgueil farouche se cabrait à la pensée qu’un autre pourrait la posséder. Il était résolu à tuer quiconque se risquerait à lever le regard sur elle, et il était homme à exécuter cette résolution.


  1. Pèlerinage célèbre en Pologne.