Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 122-128).

XIX

DANS LE FILET

Je place maintenant ma destinée entre tes mains.
POUSCHKINE.

Dragomira fut instruite par Sessawine de la catastrophe qui avait anéanti l’amour de Zésim dans son printemps. Il lui raconta l’histoire comme une nouveauté piquante dont parlait toute la ville et ne s’aperçut pas le moins du monde de l’effet que ses paroles produisaient sur la mystérieuse jeune fille.

Cette belle créature, qui paraissait si froide et qui savait si bien se dominer, perdit, pour quelques instants, tout empire sur elle-même. Elle poussa d’abord un léger cri, qu’il prit pour l’expression de son étonnement, tandis que dans ce cri vibraient toute la douleur et toute la révolte désespérée d’une âme à la torture ; puis elle devint toute blanche ; ses lèvres mêmes pâlirent, et la seconde d’après, cette pâleur de mort disparut sous une rougeur enflammée. Elle se leva brusquement et se mit à aller et venir, en proie à une vive émotion.

« Racontez-moi donc, murmura-t-elle, racontez-moi tout ce que vous savez. Les parents l’ont éconduit, et elle… elle aussi ?… et elle se marie avec le comte Soltyk ? Avez-vous bien compris ?

— Oui, certainement, » répondit Sessawine sans s’étonner le moins du monde des façons de Dragomira.

Il y a des hommes qui ont des yeux pour ne point voir.

« Elle a joué et badiné avec lui, voilà tout, et le pauvre lieutenant a cru que c’était sérieux.

— Et elle prend le comte ?

— Pourquoi ne le pendrait-elle pas ? »

Dragomira s’était remise ; elle avait reconquis son visage calme de tous les jours, ses couleurs délicates et son regard froid.

« Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle à elle-même en allant se rasseoir dans le coin du divan, pendant que Sessawine continuait son récit. C’est comme si j’avais la fièvre ; mon cœur se serre convulsivement. Pourquoi tout cela ? Parce que je sais Zésim malheureux ? Non. Parce qu’il a pu se passer si vite de moi, parce qu’il a donné son cœur à une autre ? Serais-je jalouse ? Je l’aime donc ? »

Un frisson lui courut par tout le corps à cette pensée. Cependant, lorsque Sessawine l’eût quittée, elle se mit à son secrétaire, jeta quelques lignes sur le papier et les envoya à Zésim.

Il arriva sur le champ. Chose curieuse, lorsqu’elle entendit le cliquetis de son épée, elle courut à son miroir et arrangea vite ses cheveux.

On frappa ; il entra le cœur serré et l’esprit troublé ; elle vint au devant de lui et lui tendit les deux mains avec une gaieté et une cordialité qu’elle n’avait jamais eues jusqu’à présent.

« Savez-vous qu’il y a bien longtemps que vous n’êtes venu ? dit-elle.

— En effet, je me sens coupable à votre égard.

— Je voulais être fâchée contre vous, mais quand je vous ai vu entrer, tout a été pardonné et oublié.

— Je vous remercie bien. »

Elle s’assit de nouveau sur le divan, et il prit un fauteuil près d’elle. Tous les deux se taisaient. Ils regardaient tristement et fixement dans le vide, et elle étudiait avec un intérêt douloureux son visage pâli et ridé par le chagrin.

« Qu’avez-vous ? dit-elle enfin, en lui posant une main sur l’épaule. Vous n’êtes plus joyeux de vivre comme vous l’étiez. »

Zésim la regarda sérieusement.

« Vous avez raison, répondit-il d’une voix qui tremblait, la vie est vraiment une laide chose, et ce qu’il y a de mieux, c’est de mettre fin aussi vite que possible à cette triste bouffonnerie.

— On vous a affligé ?

— Non, pas du tout.

— On vous a affligé, offensé, trahi ; je sais tout. »

Zésim haussa les épaules en souriant amèrement.

« Aimez-vous réellement cette jeune fille ? continua Dragomira, je ne sais pas, mais elle me semble bornée, enfant et assez peu spirituelle, bref, insignifiante.

— Pardonnez-moi si je ne vous réponds pas là-dessus.

— Vous avez raison, et cela vous fait honneur de ne vouloir rien dire de défavorable au sujet d’une dame pour laquelle vous avez un sentiment ; mais sa conduite à votre égard, sa conduite seule suffit pour me la faire condamner. »

Zésim garda le silence.

Dragomira le regarda et lui tendit la main.

« Je vous comprends, Zésim, et je vous promets de ne plus vous dire un mot de cette affaire ; mais ne vous abandonnez pas ainsi, arrachez courageusement le trait de votre blessure, et elle guérira, elle guérira plus vite que vous ne le pensez et ne l’espérez. Je veux essayer de vous consoler. Il y eut un temps où vous restiez volontiers près de moi.

— Vous me confondez. »

Zésim saisit les mains de Dragomira et les baisa.

« Nous recommencerons à être bons amis comme autrefois.

— Que vous me rendez heureux, Dragomira ! Vous ne vous doutez pas combien tous ces jours-ci j’ai aspiré après vous !

— En vérité ? »

Elle se pencha vers lui, les joues rougissantes et les yeux brillants.

« Sans cela, serais-je venu si vite ?

— Je vous crois, Zésim ; aussi je veux vous voir maintenant plus souvent chez moi ; je veux vous voir tous les jours, chaque soir. Viendrez-vous ?

— Si je puis, certainement. Vous me faites beaucoup de bien, Dragomira, avec votre regard affectueux, avec vos bonnes paroles. Il me semble que je suis un esclave dont on brise les fers.

— Oui, je veux vous rendre libre, s’écria la belle jeune fille, tout à fait libre. »

Zésim la considéra avec un certain étonnement.

« Si vous le voulez, dit-il au bout d’un instant, vous réussirez ; car je crois que vous pouvez tout ce que vous voulez sérieusement. »

Après le départ de Zésim, Dragomira resta ballottée par une tempête de pensées et de sentiments. Elle était étendue sur son divan, comme une Madeleine repentante, la tête dans ses mains, et elle méditait profondément, Elle était assez courageuse pour ne pas se mentir à elle-même. Ce secret dont elle ne s’était peut-être pas doutée jusqu’à ce jour, se dressait maintenant en pleine lumière devant son âme ; et elle se l’avouait à elle-même tranquillement, et avec une amère et douloureuse abnégation.

Elle aimait Zésim.

Elle ne pouvait plus en douter ; elle l’aimait, et cet amour n’était pas une passion ardente, un jeu riant et radieux, un enthousiasme de l’imagination ; cet amour l’avait envahie silencieusement et irrésistiblement ; il ne faisait plus qu’un avec elle ; il était dans chaque goutte de son sang, dans chaque frémissement de ses nerfs, dans chacun des sombres et mystérieux replis de son âme ; cet amour, dans cette étrange jeune fille, n’était ni une aspiration, ni un désir, mais une fatalité plus forte qu’elle-même, plus forte que sa volonté de fer qui pourtant ne fléchissait devant rien. Elle l’aimait ; pourquoi se défendait-elle contre cet amour ? Pourquoi avait-elle autrefois tenu Zésim loin d’elle, lorsque son propre cœur à elle, débordant de tendresse, palpitait de joie et d’espérance ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant se sentait-elle frissonner à la pensée de l’aimer et d’être aimée de lui ?

Parce que cet amour pouvait être aussi pour lui une fatalité ; parce que, comme ces fiancées mises au tombeau avant le jour du mariage, qui viennent à minuit danser des rondes fantastiques, elle devait donner la mort dans un baiser.

Elle se sentait de la pitié pour lui. En avait-elle le droit ? Non, certes non. Ou elle croyait à l’enseignement de ses prêtres, ou elle n’y croyait pas. Si elle y croyait, c’était son devoir de sauver l’âme de Zésim, même quand il lui eût été indifférent, à plus forte raison, puisqu’elle l’aimait. Était-ce de l’amour que de laisser son âme se perdre, que de mettre en danger son bonheur éternel pour quelques vaines et folles joies terrestres ? Mais pouvait-elle l’aimer ?

Oui, elle le pouvait. Il ne lui était pas défendu de donner à un homme son cœur et sa main. La vie en elle-même est un péché qui ne peut s’expier que dans les tourments. Que cette vie s’écoule dans un désert ou dans un harem, elle n’en est pas moins un malheur et l’expiation reste la même. Elle l’aimerait et se réjouirait d’être aimée ; elle irait avec lui devant l’autel ; elle deviendrait sa femme et puis… elle apaiserait Dieu avec lui par un sacrifice aussi sanglant et aussi saint que ceux d’Abraham et de Jephté.

Le lendemain matin, Zésim envoya à Dragomira un bouquet de camélias blanc et de violettes. Elle fut heureuse de ce présent, comme un enfant, porta le bouquet à ses lèvres à plusieurs reprises et le plaça elle-même dans un vase.

Zésim était dans un état d’esprit qui le surprenait lui-même et l’effrayait. Il aimait Anitta, il était désolé de la perdre, et en même temps il sentait que Dragomira l’enveloppait d’un filet magique et l’attirait à elle avec une force irrésistible.

Nous ne sommes jamais plus disposés à tomber dans un piège enchanté que quand nous aimons, et que nous sommes séparés de l’objet de notre amour. Tel se trouvait Zésim au milieu du vertige du monde, seul avec ses sentiments, ses rêves, ses ardents désirs, ses brûlantes aspirations. L’être charmant à qui il aurait voulu confier les plus secrètes et les meilleures émotions de son âme lui semblait disparu pour toujours ; personne n’était là pour entendre ses serments, ses paroles passionnées ; personne, pour partager sa douleur ; personne, pour dissiper ses doutes.

C’est en ce moment que du nuage qui l’enveloppait il voyait sortir de nouveau la belle et sévère figure de sa compagne d’adolescence, et il se laissait aller, presque sans en avoir conscience, avec une nouvelle ardeur, un nouvel enthousiasme, à cette séduisante et trompeuse impression.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner s’il vint le soir beaucoup plus tôt qu’on ne l’attendait, ce qui l’obligea de se contenter pendant quelques moments de la société de Cirilla, qui jouait avec beaucoup d’habileté son rôle de bonne et brave tante. Dragomira était encore à sa toilette, elle qui d’habitude dédaignait toute espèce de parure et affectait une mise d’une simplicité et d’une humilité monastiques. Lorsqu’enfin elle entra un froid et fier sourire sur les lèvres, Zésim se demanda ce qui était arrivé. Il lui semblait qu’il n’avait jamais encore vu Dragomira et qu’il l’apercevait pour la première fois, tellement elle lui apparaissait changée. La religieuse, la pénitente était devenue une dame du monde, richement et coquettement habillée comme si elle partait pour faire des conquêtes. D’un seul coup d’œil il lui découvrit cent nouveaux attraits. Elle lui paraissait plus grande, d’une taille plus pleine et plus majestueuse avec la longue robe de soie traînante et la kazabaïka de velours rouge garnie de zibeline, qui, pour la première fois, faisait ressortir aux yeux émerveillés du jeune homme ce beau cou et ces épaules de marbre. Combien était joli ce petit pied chaussé de pantoufles turques brodées d’or ! Combien était splendide dans son abondance superbe cette chevelure blonde, retenue et non serrée par un ruban rouge, et portant un camélia blanc au milieu de ses flots d’or.

Elle tendit la main à Zésim et le fit asseoir près de la cheminée. Cirilla allait et venait pour préparer le thé et laissait continuellement les deux jeunes gens seuls ensemble, sans avoir l’air d’y mettre aucune intention. Dragomira employait chacun de ces moments-là à envelopper Zésim de nouveaux lacs enchantés. Elle voyait l’effet qu’elle produisait sur lui et elle l’augmentait encore par ses paroles et ses regards. Elle voulait plaire, ravir, conquérir, et elle y réussissait complètement. C’était comme si elle avait été emportée avec Zésim vers l’Océan, sur une petite barque sans voile ni rame ; mais aucun des deux ne demandait où ils étaient entraînés.

On prit le thé ; on se raconta gaiement et sans y attacher, du reste, aucune importance, les nouvelles de la ville ; puis Cirilla sortit de la chambre.

La tête de Zésim était remplie des idées les plus contradictoires et son cœur était agité par les sentiments les plus étranges. Il se mit à marcher à grands pas dans la chambre. La pâleur et la rougeur se succédaient sur ses joues, que les émotions et les chagrins des dernières semaines avaient profondément creusées.

Enfin Dragomira se leva lentement. Elle vint se mettre devant lui, et, le regardant fixement de ses yeux bleus, lui posa ses mains sur les épaules.

« Pauvre ami ! » dit-elle doucement.

Il baissa la tête et garda le silence.

« Vous êtes malheureux, continua Dragomira, vous vous consumez dans le chagrin. Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour adoucir votre peine !

— Vous pouvez tout faire, reprit-il les yeux toujours baissés, tout.

— Faut-il parler à Anitta ?

— Non, pour l’amour de Dieu ! non ! »

Il leva vers le froid et beau visage de la jeune fille ses yeux désespérés et humides de larmes.

« Que puis-je donc faire, alors ? »

Il baissa de nouveau la tête ; alors, Dragomira posa sa petite main sur son épaule et lui effleura le front de ses lèvres. Ce ne fut qu’un léger souffle qui alla d’elle à lui, mais il suffit pour déchaîner toute la passion que son cœur ne pouvait plus maîtriser.

« Dragomira ! » murmura-t-il. Et il l’attira à lui. Mais elle se dégagea rapidement de ses bras et recula d’un pas.

— Non ! s’écria-t-elle ; non ! non ! »

Mais bientôt, avec une décision soudaine, infernale, elle l’entoura elle-même de ses bras et lui donna un baiser.

« Maintenant, partez ! ordonna-t-elle en s’écartant de lui avec un mouvement de pudeur et de confusion virginales ; partez ! n’entendez-vous pas ? Je le veux. »

Zésim demeura un moment immobile et étonné ; puis il obéit, sortit rapidement de la chambre et descendit l’escalier. Quand il fut dans la rue, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait se fit entendre, et Dragomira apparut, se penchant vers lui.

« Bonne nuit ! lui cria-t-il.

— Au revoir ! » répondit-elle, en lui jetant le camélia blanc qu’elle avait rapidement enlevé de ses cheveux.